Politique
« La radicalité de protestation s’est diffusée au sein de la jeunesse »
03.03.2022
Que pensez-vous du cliché selon lequel les jeunes ne s’intéresseraient pas à la politique, contrairement aux autres générations ?
ANNE MUXEL : Vous avez raison d’utiliser le mot « cliché » parce que cela ne correspond pas à la réalité. Ce cliché a été véhiculé depuis longtemps dans le débat public, dans les médias, et par les générations plus âgées qui ne se retrouvent pas dans les attitudes, les comportements, les modes d’expression des jeunes d’aujourd’hui et qui jugent ce rapport à la politique des jeunes générations à l’aune de leur propre rapport à la politique. Les choses ont changé. Les jeunes d’aujourd’hui sont politisés mais se sont éloignés de la politique institutionnelle, c’est-à-dire de la politique politicienne, électorale, partisane, ou encore de l’activité syndicale. Toutes les formes d’organisations traditionnelles de la politique suscitent aujourd’hui de la méfiance. Les jeunes générations particulièrement cherchent d’autres chemins de politisation et ne sont en rien éloignés des préoccupations concernant la vie collective et l’intérêt général. Ils font preuve d’engagements bénévoles ou associatifs, participent à des mobilisations spontanées pour des causes qu’ils veulent défendre.
L’image d’une jeunesse déconnectée des préoccupations sociales et collectives, enfermée sur les réseaux sociaux et consumériste est réductrice, sinon fausse. S’ils se montrent distants de la démocratie représentative, s’ils sont méfiants à l’égard des rouages de la représentation politique, ils sont aussi plus prompts à s’exprimer et à intervenir directement dans l’arène politique et donc à défendre la démocratie par des voies plus directes et plus expressives que les canaux conventionnels, sans les instances de médiation de la politique institutionnelle.
Est-ce vraiment spécifique aux jeunes ?
ANNE MUXEL : Il est vrai qu’on observe cette méfiance à l’égard des institutions dans l’ensemble de la population. Les baromètres de confiance politique que nous réalisons chaque année au Cevipof[1.Le Cevipof est le Centre de recherches politiques de Sciences Po, il s’agit d’une unité mixte de recherche sous la tutelle de l’Institut d’études politiques de Paris et du CNRS.] sont plutôt des baromètres de défiance, tant la défiance des citoyens envers les institutions politiques est généralisée. Elle s’inscrit dans un contexte multicrises qui ne favorise pas la confiance des citoyens : crise sociale, crise économique, crise sanitaire, crise climatique. Nous sommes dans une époque de transition où les incertitudes dominent. Les responsables politiques ne donnent que peu de clés permettant aux citoyens de se projeter dans un futur envisageable. On entend surtout de l’inquiétude, des prévisions de catastrophe, voire des menaces d’apocalypse…
Ce sentiment d’insécurité concerne tout le monde mais de façon encore plus problématique les jeunes qui s’engagent dans leur vie et qui doivent se projeter dans le futur tant au plan individuel que collectif. Ils ne reçoivent pour ce faire que peu de réponses, notamment sur les questions sociale et professionnelle, essentielles à la mise en forme de leur avenir : l’insertion économique et professionnelle des jeunes est plutôt mauvaise en Europe. Le chômage est devenu dans certains pays quasi endémique, affectant rudement certains segments de la jeunesse. La précarité face à l’emploi augmente et touche les moins diplômés, mais aussi les jeunes ayant acquis formation et diplômes. Face à un sentiment de vulnérabilité qui s’est assez largement diffusé, l’attractivité des voix plus radicales, qu’elles soient à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, est réelle. Les leaderships faisant entendre haut et fort des valeurs affirmées et des repères, et entretenant une rhétorique de dénonciation peuvent séduire les jeunes. Le contexte de la crise sanitaire a encore renforcé les inégalités sociales et culturelles, les effets des fractures territoriales, notamment au sein de la jeunesse. Les menaces écologiques touchent à des enjeux vitaux pour les humains comme pour la flore et la faune.
L’enjeu écologique est une préoccupation première dans les jeunes générations et un vecteur de politisation qui se développe en dehors des partis traditionnels, y compris en dehors d’un ralliement aux partis écologistes. Leurs engagements dans ce domaine lorsqu’ils existent recherchent une visibilité des actions menées pour assurer leur portée et leur efficacité. Derrière Greta Thunberg, les marches et les grèves ont réuni plusieurs millions de jeunes sur l’ensemble de la planète. Et puis, certains jeunes ont choisi des voies plus radicales au travers d’expressions de protestation, de happening. Je pense notamment à Extinction Rebellion[2.Extinction Rebellion, souvent abrégé en XR, est un mouvement social-écologiste international qui revendique l’usage de la désobéissance civile non violente afin d’inciter les gouvernements à agir dans le but d’éviter les points de basculement dans le système climatique. ], dont les actions ont pour objectif d’interpeler les responsables politiques mais aussi les citoyens. La radicalité, dans certains cas, n’est pas exclue de ces mouvements et fait débat. Pour certains, le recours à la violence peut être justifié par la nécessité de se faire entendre.
Est-ce que les manifestations jouent un rôle important dans l’éveil à la politique ? On a vu qu’il s’agissait d’une ligne de fracture entre les jeunes, notamment lors des manifestations climatiques ?
ANNE MUXEL : La manifestation a gagné en légitimité dans nos démocraties présentes. Dans les générations précédentes, c’était considéré comme une action subversive, voire transgressive. C’était aussi l’apanage d’une culture politique de gauche. Désormais, l’usage de la manifestation déborde très largement le seul spectre politique et idéologique de la gauche. Les manifestations sont le plus souvent autorisées par les autorités, les parcours sont planifiés. La question de la légitimité de la violence pour se faire entendre fait débat au sein d’une culture protestataire qui s’est assez largement diffusée parmi les citoyens, et pas seulement parmi les jeunes.
Elle a pu diviser par exemple le mouvement des Gilets jaunes : certains ont voulu s’en tenir à une action manifestante cadrée dans un périmètre légal tandis que d’autres sont passés à des actes plus radicaux, provoquant des dégâts matériels dans la rue et affrontant les forces de l’ordre. Ce débat traverse l’idée de démocratie dans sa composante directe : jusqu’où une démocratie peut-elle tolérer l’expression des citoyens, notamment lorsqu’elle légitime le recours à la violence ? Que devient la démocratie dès lors que la représentation politique et les processus de désignation de celle-ci sont contestés ? Le recours à la démocratie directe, sans médiation et sans représentation, n’est pas sans risque. Il peut aussi ouvrir la voie à des leadership autoritaires, à des régimes populistes, voire à des dictatures[3.Une tentation qui a également été actée en Belgique par la campagne « Bye Bye Démocratie » de la RTBF.].
À vous entendre, il y a une plus grande « radicalité » dans les formes de politisation des jeunes ? Ils et elles vont jusqu’au bout de l’action politique, à la racine, mais penchent aussi parfois vers la violence, ce que vous qualifiez de radicalité de rupture. En 2018, vous avez publié en codirection avec le sociologue Olivier Galland, un ouvrage intitulé La tentation radicale[4.O. Galland et A. Muxel (dir.), La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018, 460 p.] : les résultats d’une enquête réalisée auprès de sept mille lycéen·nes et cherchant à mesurer le degré de pénétration de la radicalité tant au plan politique que religieux en France.
ANNE MUXEL : Ce que j’ai appelé la radicalité de protestation s’est assez largement diffusée au sein de la jeunesse, notamment au travers d’une intériorisation précoce des dispositions manifestantes ou des usages de formes de participation politique non conventionnelles, comme la signature de pétitions, des mobilisations en ligne ou encore le fait de boycotter certains produits ou certaines marques. Cette radicalité de protestation est répandue, notamment dans la jeunesse scolarisée et étudiante. Un jeune français sur deux considère légitime le fait de bloquer un lycée pour combattre une mesure ou une directive du gouvernement. La radicalité de rupture est nettement moins présente mais elle concerne néanmoins une proportion significative de jeunes.
Dans notre enquête, nous constatons qu’un quart des jeunes de 15 ans y souscrit en acceptant, voire en revendiquant le passage à l’acte violent. La violence est la ligne de démarcation entre la radicalité de protestation et celle de rupture. L’espace des radicalités est très large et diversifié. Un mouvement comme les Femen[5.Les Femen sont un mouvement féministe créé en 2008 en Ukraine. Les militantes de cette organisation défendent les droits des femmes et sont connues pour la provocation de leurs actions, souvent seins nus.] qui engagent leurs corps dans l’espace public, c’est radical, mais ce n’est pas une radicalité de rupture, il n’y a rien de violent dans cela.
Quel est le rôle des réseaux sociaux dans cette politisation ?
ANNE MUXEL : Le mouvement #14septembre[6.Ce hashtag est utilisé sur les réseaux sociaux pour dénoncer le sexisme dans les établissements scolaires, jugés plus regardants sur les tenues des filles que celles des garçons.], centré sur la façon dont les filles et les femmes peuvent revendiquer le droit de s’habiller comme elles le veulent, est par exemple un mouvement qui a été largement suivi, franchissant les frontières, aussi bien en Belgique qu’en France, au travers de sa diffusion sur les réseaux sociaux. Ces derniers permettent une démultiplication des actions politiques. Ce sont des formes d’actions qui sont emblématiques de la façon dont les jeunes se politisent aujourd’hui : c’est-à-dire sur des enjeux ciblés qui les interpellent intimement mais qui vont pouvoir s’articuler à un ensemble d’enjeux collectifs et de faits politiques. Ce nouveau maillage entre les deux est important. Souvent la politisation se fait au travers d’affects, d’émotions. Il faut ce ressort émotionnel et une implication personnelle pour participer à une action pouvant avoir potentiellement un retentissement au niveau de l’ensemble de la société.
Ce lien à l’affect a toujours existé en politique. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les jeunes – et souvent très jeunes – résistants étaient personnellement interpellés par la situation à laquelle ils étaient confrontés. Leur engagement s’arrimait à des affects souvent en lien avec leur histoire familiale ou leurs appartenances territoriales. L’engagement politique est intimement connecté aux convictions qui constituent l’individu ! Mais aujourd’hui ce lien entre l’émotion, l’intime et la participation politique est encore renforcé par le monde numérique dans lequel les jeunes évoluent. Ils y trouvent des outils nouveaux, non seulement pour s’exprimer individuellement mais aussi pour s’engager collectivement.
Cela fait d’ailleurs des années que vous travaillez sur cette question, vous avez publié plusieurs livres sur le sujet, est-ce que vous avez constaté d’autres évolutions ?
ANNE MUXEL : Oui ! Il y a une chose que j’ai pu observer dans mes travaux, c’est la persistance de l’influence familiale sur la socialisation politique des jeunes générations. Alors que beaucoup de choses ont changé dans la société, que nombre d’attitudes et de comportements politiques se sont individualisés, que l’on observe une désinstitutionnalisation du rapport des citoyens à la politique, la famille reste toujours un creuset des identités politiques et garante d’une certaine continuité idéologique. Les situations de ruptures en matière d’héritage politique et aussi religieux sont cantonnées à la marge. La filiation est un opérateur important dans la fabrique des choix comme des comportements politiques.
Pourquoi ? Parce que la famille reste une matrice affective très importante dans la vie des individus. Elle est surinvestie en ces temps où les menaces de tous ordres pèsent sur chacun, jeune et moins jeune. C’est une entité à laquelle beaucoup se raccrochent. Il s’agit aussi d’un espace de solidarité et d’entraide. C’est dans cette matrice affective que les valeurs et les principes, la façon de décoder le monde, se constituent.
En Belgique, la population est plutôt âgée[7.La rédaction, « Une Belgique plus peuplée et vieillissante », Le Soir, 26/04/2018.], les jeunes sont minoritaires. Et un grand nombre de jeunes ne peuvent pas voter, puisqu’en Belgique le vote pour l’instant n’est possible qu’à partir de 18 ans. Est-ce que les responsables politiques s’adressent à eux dans ces conditions ?
ANNE MUXEL : Dans nos démocraties occidentales, il y a un vieillissement de la population, qui se reporte sur la composition du corps électoral. Les groupes sociaux plus âgés pèsent indéniablement davantage que les plus jeunes dans le processus de la décision électorale. Et ce d’autant plus que les jeunes votent moins. En Belgique, le vote est obligatoire, mais la possibilité du vote blanc peut remplir le même rôle que l’abstention dans sa composante protestataire et politique. Les responsables politiques ne s’adressent pas spontanément aux jeunes mais ils n’oublient pas que ces personnes vieillissantes qui composent la majorité du corps électoral ont des enfants et des petits-enfants et donc sont sensibles aux problématiques rencontrées par la jeunesse. Ils ne peuvent pas exclure les questions la concernant de leurs programmes et de leurs discours. Les jeunes, c’est la société de demain, et il est difficile de ne pas les inclure dans leur projet. Par ailleurs, même s’ils pèsent moins, les jeunes ne pèsent pas pour rien dans la décision électorale. Leur vote peut faire basculer les résultats d’une élection dans un sens ou dans un autre. Mais il reste difficile pour les responsables politiques de s’adresser à la jeunesse, de la rencontrer, de dialoguer avec elle. À chaque fois qu’ils essaient de le faire, c’est un pari risqué.
Quand Emmanuel Macron va sur TikTok ou lorsqu’il tourne une vidéo avec les youtubeurs Mcfly et Carlito, il fait des millions de vues. Il n’est pas anormal que le Président de la République cherche à toucher les jeunes là où ils sont. Mais des questions méritent d’être posées : quel message politique passe, quel message reste ? Qu’est-ce qu’en font les jeunes ? Ils se diront peut-être qu’il est sympathique ou que son t-shirt est joli ! Est-ce de la politique ? Parler à la jeunesse suppose pour les responsables politiques, qu’ils soient de droite, de gauche ou d’ailleurs, de trouver des solutions à des problèmes pour lesquels ils n’ont pas ou peu de réponses : la question du chômage des jeunes, du pouvoir d’achat, de l’accès à un logement autonome, autant de conditions concrètes pouvant assurer l’accès à l’autonomie si décisive dans ce temps de la vie. Les jeunes anticipent le fait que ce qui est proposé dans les discours de campagne des politiques n’auront que peu d’effet sur leur vie quotidienne. Ils sont défiants, et d’entrée de jeu assez critiques, voire cyniques. Comment s’adresser à eux dans ces conditions ? Par ailleurs, ils attendent qu’on leur parle du monde de demain. L’inertie des prises de position, au niveau des États, tant au niveau européen que mondial face à cette urgence climatique, est considérée par les jeunes comme une limite flagrante des capacités des politiques à changer les choses.
Je pense aussi que les responsables politiques ont peur des jeunes. Ils savent que les jeunes, parce qu’ils ont intégré cette culture de la protestation, se mobilisent, manifestent, peuvent même aller jusqu’à s’engager dans des actions violentes qu’ils ne peuvent que difficilement contrôler. Le pouvoir politique quel qu’il soit n’aime pas le désordre. Les jeunes peuvent entraîner avec eux d’autres classes d’âge ou d’autres groupes sociaux. On a souvent vu ça, des événements déclenchés par les jeunes qui ont agrégé d’autres mécontentements. La jeunesse a cet élan vital, elle a cette disposition à s’engager et on ne sait pas jusqu’où elle peut aller.
Ce constat a été dressé pendant la pandémie en Belgique : les responsables politiques avaient du mal à s’adresser aux jeunes, on les a aussi présenté·es comme des sources de contaminations parce qu’ils et elles continuaient à faire la fête, etc. La colère a monté face à ces discours. Votre tout dernier livre, L’Autre à distance[8.A. Muxel, L’autre à distance. Quand une pandémie touche à l’intime, Odile Jacob, 2021, 304 p.], en parle ; il est basé sur des entretiens et une enquête. Que pensez-vous de ce constat ?
ANNE MUXEL : Dans mon livre, je me suis justement démarquée de cette orientation prise par le débat public mettant en avant un clivage générationnel occasionné par la pandémie : d’un côté, il y aurait les jeunes irresponsables, ne pensant qu’à eux, et se présentant comme une génération sacrifiée, interrompue dans son parcours, de l’autre des vieux égoïstes que l’on protège à tout prix, sans penser aux conséquences que cela peut avoir sur la destinée des jeunes générations. Je crois que c’était un faux débat. Tout au contraire, d’après mes observations, la pandémie a permis des prises de conscience et des solidarités s’exprimant de part et d’autre. Les plus âgés ont vu leurs petits-enfants vivre cette situation et ont bien compris ce qu’elle impliquait pour les jeunes, non seulement dans leur vie présente, mais aussi par rapport à la construction de leur avenir personnel et professionnel.
Les conséquences des confinements et des restrictions imposées sur leur santé mentale sont désormais reconnues et mesurées. Les années de jeunesse sont un temps d’ouverture et d’expérimentation, un moment de la vie où l’on est porté vers l’autre et la possibilité des rencontres, où l’on aspire à l’aventure. Autant de dispositions qui ont été compliquées à vivre et à réaliser durant la pandémie qui n’est, du reste, pas encore terminée. Malgré cet inconfort, et pour certains les souffrances éprouvées, les jeunes n’étaient pas indifférents envers le sort des plus vieux. Une large majorité d’entre eux a respecté les gestes barrières. Ils avaient très peur pour leurs aînés, pour leurs parents. Ils étaient conscients des risques de la contagiosité et qu’ils pouvaient être vecteur d’un virus mortel, pouvant faire mourir les personnes qu’ils aimaient le plus.
On l’a dit au tout début de cet entretien : les jeunes sont politisé·es. Mais est-ce que certain·es ne sont pas complètement en retrait de la politique ?
ANNE MUXEL : Bien sûr. On a beaucoup parlé de la jeunesse qui s’engage, qui participe. Mais une partie de la jeunesse s’est mise en retrait de toute forme d’expression et de participation, et se tient à distance du système politique. Indifférente ou hors du jeu politique, il ne faut pas la négliger parce qu’elle existe. Ce n’est pas nouveau. Ces jeunes peuvent aussi être vecteur de comportements anomiques[9.Caractérisé par l’anomie, c’est-à-dire par l’absence d’organisation ou de loi, entraînant une forme de déliquescence de la société et de ses institutions.], par exemple faire usage de violence gratuitement, exprimer une colère déconnectée de la sphère politique. Par là, ils interviennent tout de même dans la sphère publique.
Vous l’avez abordé plus haut en parlant d’« élan vital », mais est-ce que la mise en action politique, ce n’est pas le propre de la jeunesse ? Plus tard dans la vie, en caricaturant, les personnes travaillent, prennent un crédit, etc.
ANNE MUXEL : Pour retrouver un élan d’engagement et une disponibilité, il faut attendre le temps de la retraite, quand les enfants sont partis et qu’on ne travaille plus. Beaucoup d’engagement associatif se forme à ce moment-là de la vie. Il ne faut pas l’oublier. Mais il y a une vitalité propre au temps de la jeunesse, une disponibilité et un élan physique qui favorisent la participation et le passage à l’acte que suppose une mobilisation collective.
La jeunesse est le temps de l’audace, de la prise de risque, y compris politique. Ce sont des caractéristiques psychologiques propres à ce temps de la vie. On s’évalue. On cherche ses limites et son identité. Ces conditions structurelles peuvent être des vecteurs de politisation, et peuvent même expliquer des formes de radicalité ou d’extrémisme répondant à une quête d’identité. Certains, et je pense aux engagements révolutionnaires ou encore aux jeunes djihadistes, sont prêts à dépasser leurs limites, à aller jusqu’au bout de leurs convictions, en allant même jusqu’à accepter de perdre la vie pour défendre celles-ci.
On observe aussi le regain de certaines formes de patriotisme. Face aux attentats terroristes ou à la survenue d’événements pouvant ébranler la nation et sa cohésion, certains jeunes qui s’engagent dans l’armée sont aussi prêts à perdre leur vie pour leur pays. C’est une période où l’on peut mettre, plus facilement qu’à d’autres moments, sa vie en jeu. Au fur et à mesure du vieillissement, les engagements sont moins entiers. Mais les études montrent que les traces des engagements juvéniles persistent tout au long de la vie adulte. Quand on a été activiste dans sa jeunesse, certains choix ont pu se cristalliser, certaines valeurs ont pu se fixer et se transmettre aux enfants. C’est toute une manière de décrypter le monde environnant et de s’y positionner socialement, culturellement, mais aussi politiquement qui perdure ainsi. Les engagements initiaux ne sont pas sans fabriquer ce que j’ai appelé dans le sillon de Jean-Paul Sartre, des « obstinations durables[10.Cette expression est utilisée dans l’œuvre autobiographique de Jean-Paul Sartre, Les mots, paru en 1961.] » dans la chaîne intergénérationnelle de transmission des identités politiques.
Entretien réalisé par Camille Wernaers le 12 octobre 2021.
(Image dans la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC-ND 2.0 ; photographie d’Anne Muxel, prise par Mathieu Delmestre pour le Parti Socialiste (français) ; la couverture de L’Autre à distance demeure sous copyright des éditions Odile Jacob et est utilisée à titre illustratif.)