Genre • Politique
« La question du genre est constitutive de la pensée architecturale », Stéphanie Dadour, historienne de l’architecture
24.10.2024
Depuis plusieurs années, l’espace public occupe une place centrale dans les analyses et discours féministes, indiquant la voie vers des espaces qui demeurent à conquérir ou retransformer. Aurait-on un peu vite oublié le logement individuel ? Entretien avec Stéphanie Dadour, historienne de l’architecture.
Quels sont les principaux enseignements de votre thèse, soutenue en 2013, Des pensées du décentrage au pragmatisme : La question de l’identité dans l’espace domestique (Amérique du Nord, 1988-2008) ?
Stéphanie Dadour : C’est en écrivant ma thèse que j’ai réalisé que la question du genre se posait en architecture. Je n’étais pas particulièrement alerte sur les retombées des théories féministes et de l’impact du genre sur l’architecture. J’ai compris que bien sûr, nous pouvons parler de sociologie pour parler d’architecture, et donc des problèmes de société et des inégalités sociales, mais qu’il s’agit aussi réellement d’une question architecturale. Cette question du genre n’est pas indépendante ou périphérique par rapport à l’architecture, elle est constitutive de la pensée architecturale, c’est-à-dire de la manière dont on conçoit, dont on programme les bâtiments, dont on les construit. Elle peut également influencer l’historiographie, la manière dont on écrit, dont on théorise l’architecture, mais aussi au niveau des inégalités dans la profession même, dans le métier au quotidien.
En plus de dix ans de travaux et recherches sur l’architecture et le genre, voyez-vous une évolution dans la profession concernant l’intérêt de porter un regard féministe ?
Oui, bien sûr. Les années 2010 ont été un moment de prise de conscience généralisé, pas uniquement en architecture, mais au cinéma, dans la restauration, partout. Ces sujets imbibent de plus en plus la société et les jeunes générations, même s’il y a aussi le côté radicalement opposé avec un regain de la pensée anti féministe.
Chez les architectes, qui ont tendance à croire qu’ils ne sont pas conservateurs, même si je crois fermement que beaucoup le sont, il y a aussi cette prise de conscience et la constitution de réseaux au sein de l’ordre des architectes, notamment entre femmes. Il y a d’ailleurs eu, en France, la constitution en 2022 de MéMO (association de lutte contre les inégalités professionnelles dans l’architecture, ndlr), mais aussi la mise en place de réseaux de bâtisseuses en milieu urbain et rural.
J’ai aussi remarqué, à titre personnel, un intérêt d’agences d’architecture me contactant pour être sensibilisées par rapport à ces sujets ; je leur proposais une présentation autour des inégalités, notamment salariales ainsi qu’un temps d’échange pour faire évoluer leurs pratiques. Il faut quand même noter que de grandes réticences persistent : beaucoup attendent que le temps améliore les choses, un peu comme par magie, alors qu’on sait que rien ne change si on n’y met pas d’énergie.
La cuisine semble être le haut-lieu des inégalités au sein de l’espace domestique ; ainsi, des féministes ont proposé le concept de « kitchenless housing » ou maison sans cuisine, pour réduire les inégalités. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que la cuisine a en effet été le haut lieu des inégalités, mais que ce n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui. C’est en tout cas moins catégorique, notamment avec l’augmentation du temps de travail salarié des femmes, mais aussi l’ouverture des cuisines sur les autres pièces de la maison, qui a permis de décloisonner les rôles.
Je sais que d’autres chercheuses, comme Catherine Clarisse (architecte et autrice de l’ouvrage Cuisine, recettes d’architecture) ne seraient pas d’accord avec moi, mais je suis convaincue que la cuisine actuelle, plus souvent ouverte, permet des relations plus fluides.
Il y a d’autres lieux qui méritent d’être mis en avant, concernant les inégalités, notamment en lien avec les mobilités, qui me semblent aujourd’hui centrales. Bien sûr, il faut continuer à travailler sur le sujet. L’idée d’une maison sans cuisine est intéressante, même si la supprimer peut paraître dommage, puisqu’elle est aussi un lieu de sociabilité et de convivialité important.
L’architecture appartient aux gens, ils en font donc ce qu’ils souhaitent pour leur intérieur privé. La maison sans cuisine est une solution radicale dont je ne fais personnellement pas la promotion.
De manière générale, c’est la collectivisation qui semble revenir dans les solutions évoquées par les collectifs et associations pour un logement qui soit moins vecteur d’inégalités de genre : pourquoi l’habitat collectif n’est-il pas plus populaire, même dans les milieux progressistes ?
La collectivisation est en effet la solution la plus prisée par les associations féministes, mais là encore, elle ne convient pas à tout le monde. Nous sommes dans une société qui prône encore l’individualisme et il y a des personnes qui se retrouvent dans cette pensée et qui n’ont pas envie de changer. Il est important d’accepter l’idée que ce sont aussi des dispositifs qui ont des limites et les laisser en questionnement perpétuel.
C’est d’ailleurs ça, l’architecture féministe : c’est une architecture qui sans cesse réinterroge, requestionne, remet au goût du jour, au gré des évolutions de la société.
Il faut à mon avis explorer des solutions à différentes échelles, à différents niveaux, pour que cela convienne à la diversité des modes de vie et des envies.
Vous avez écrit la préface de l’ouvrage de Dolores Hayden, The Grand Domestic Revolution : A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhoods, and Cities. Cette professeure émérite d’architecture suggère depuis longtemps des logements plus polyvalents, pouvant servir à la fois de lieux de travail et de vie familiale. Or, on l’a vu avec la pandémie et les confinements, cette période de télétravail n’a pas atténué les inégalités, bien au contraire. Est-ce suffisant si les rôles genrés persistent ?
Tout à fait, la pandémie a été révélatrice de nombreux enjeux, mais dès que nous en sommes sortis, cette période a été mise de côté. Les crises font toujours ressortir les malaises et la covid n’a fait que souligner le fait que les rôles genrés persistent dans l’organisation quotidienne. D’ailleurs, on a noté une augmentation des séparations au sortir de la pandémie ! C’est donc maintenant à nous, de donner sens à ces faits, à travers des recherches, pour mettre en lumière ce que la pandémie a montré, et ce qu’elle doit permettre de réfléchir en termes d’organisation sociale.
Propos recueillis par Bettina Zourli.