Politique
La prophétie des grenouilles
30.10.2008
La diversité touche à la notion de «vivre ensemble», à la cohabitation harmonieuse de personnes différentes dans un même espace (D’où le titre de cet article, en référence à la fable sociale et écologique de Jacques-Remy Girerd qui revisite celle de l’Arche de Noé. Les grenouilles face à la débâcle décident de rompre leur vœu séculaire de mutisme à l’égard des hommes. Une cohabitation incertaine se prépare.). Mais encore? Face au flot de significations… diverses et imprécises que recouvrent ce terme, le mieux est peut-être de se pencher sur ses transpositions concrètes, au niveau législatif et puis dans le monde du travail.
Business and Society, la plateforme des entreprises socialement responsables parle de la diversité en ces termes: «Toutes les différences pouvant exister entre les êtres humains vivant en société, et ce quelle que soit la nature de ces différences: couleur de peau, origine sociale, préférence sexuelle, capacités physiques et mentales, religion, philosophie, sexe, âge, ethnie… La diversité est donc une réalité sociale et la mettre à profit demande donc un certain niveau d’engagement. Aborder les différences présentes sous un angle positif, c’est montrer que la diversité représente une plus-value pour notre société» www.businessandsociety.be… Ce nouveau mot du pouvoir a quelque chose d’élastique, du cheming gum qui par son fort goût sucré, acidulé, masque un relent désagréable mais qui très vite perd de sa saveur, pour terminé collé aux dents. À l’évidence, cette diversité que Nicolas Sarkozy veut voir figurer dans le préambule de la Constitution française comme nouvelle valeur du vivre ensemble, est un mot de consensus facile, qui est si commun qu’il n’en nécessite aucune définition, et qui peut se comprendre aisément dans toutes les langues, ce qui n’est pas pour déplaire dans un pays comme le nôtre. De prime abord, lorsqu’on l’évoque dans le domaine social, la diversité nous renvoie confusément aux notions positives de pluralité, de mixité, de différence, voire d’égalité,… mais aussi son revers de la discrimination, des ghettos, du communautarisme et de l’exclusion. À l’évidence, ce type d’euphémisme acquiert force et splendeur pour conjurer le sentiment diffus du corps social de l’échec des politiques d’inclusion et d’égalité. Certains y projettent des velléités de quotas (ces places à réserver au soleil pour exclus et discriminés en tout genre : jeunes d’origine étrangère, vieux, femmes, handicapés) pour éluder l’égalité des droits. D’autres en ont vu au contraire une valorisation des richesses et des différences, pour traduire plus simplement un constat de l’évolution bigarrée de la société, avec laquelle il nous faut désormais composer.
Par un cheminent propre à notre beau pays aux frontières internes, remontant le cours de la décennie 2000, du nord vers le sud, ce concept a trouvé aujourd’hui une certaine forme de matérialité dans le monde du travail et de l’entreprise, au travers des plans de diversité. Chronologiquement, tout démarre en Flandre avec l’adoption de deux décrets successifs Le décret du 28 avril 1998 relatif à la politique flamande à l’encontre des minorités ethno-culturelles et le ddécret du 8 mai 2002 relatif à la participation proportionnelle sur le marché de l’emploi , en 1998 et en 2002 et la promotion d’actions positives en faveur de la participation proportionnelle sur le marché du travail. En 2003, interpellé par le rapport du Conseil supérieur de l’emploi attestant de l’importance des discriminations à l’embauche, la Conférence nationale pour l’emploi invitait les interlocuteurs sociaux et les entités fédérées à promouvoir, sous l’intitulé «diversité et lutte contre la discrimination au travail», «l’attaque de la discrimination et l’augmentation de la participation de ces groupes qui sont actuellement sous-représentés sur le marché du travail». En 2005, le gouvernement fédéral ouvrait les négociations du Pacte des générations. Il a alors proposé au monde du travail de recourir aux plans de diversité pour adoucir la rudesse des restrictions du droit à la pré-pension et soutenir l’emploi des travailleurs en fin de carrière. Comme on sait, le gouvernement échoua dans cette tentative de pactiser avec les patrons et syndicats sur l’allongement des carrières et adopta son Pacte, en désaccord avec les syndicats. Un an plus tard, l’accord interprofessionnel 2007-2008, renouant avec la paix sociale, reprend à son compte les objectifs de diversité et de non-discrimination. Il en fait un de ses points d’ancrage, un peu comme si la diversité pouvait, vaille que vaille, contribuer à stabiliser un modèle social à la dérive : «Les partenaires sociaux appellent ainsi tous les secteurs et toutes les entreprises, en concertation entre travailleurs et employeurs, à conclure des accords et d’entreprendre des actions en faveur d’une plus grande diversité – sous toute ses facettes – sur les lieux de travail». Les employeurs, à tout le moins ceux qui se disent socialement responsables, ont revendiqué très vite cette nouvelle ambition, écartant virulemment toute forme de coercition et brandissant chartes et codes de bonnes conduites. Pour ceux-ci, la diversité est avant tout un enjeu posé en termes de gestion efficace des ressources humaines, d’innovation et de positionnement commercial. Les patrons invoquent également l’internationalisation des marchés et la plus value économique et sociale que représente pour les entreprises une pluralité de langues et de cultures. Mais sur le plan conventionnel et réglementaire, les engagements fédéraux restent essentiellement déclaratifs. Mis à part la délivrance d’un label fédéral de la diversité aux entreprises méritantes, l’encadrement et le soutien publics des plans de diversité sont renvoyés aux initiatives des Régions et des Communautés. Ainsi, en 2006, la Région bruxelloise emboîte le pas à la Communauté flamande, en adoptant avec patrons et syndicats, son propre cadre opérationnel www.diversité.irisnet.be.., renforcé, cet été par l’adoption au Parlement bruxellois d’un bouquet fleuri de quatre ordonnances à la gloire de la diversité dans les entreprises et les services publics bruxellois Toutes les quatre adoptées le 18 juillet 2008 : l’ordonnance relative à la lutte contre la discrimination et à l’égalité de traitement en matière d’emploi (sur projet du ministre de l’Emploi le CDH Benoît Cerexhe), l’ordonnance visant à promouvoir la diversité et à lutter contre la discrimination dans la fonction publique régionale bruxelloise (sur projet de la secrétaire d’État à la Fonction publique, la CD&V Brigitte Grouwels), l’ordonnance visant à assurer une politique de diversité au sein de la fonction publique régionale bruxelloise (sur proposition du député PS Rachid Madrane) et l’ordonnance créant un label bruxellois de responsabilité sociétale des entreprises, «Bruxelles Label» (sur proposition de la député PS Olivia P’tito). Originalité du cru, la Région ouvre la voie aux quotas territoriaux. Le but invoqué est la lutte contre les discriminations socio-territoriales, qui frappent essentiellement les jeunes issus de l’immigration. Des subsides seront ainsi octroyés aux services publics et aux entreprises qui engagent plus de 10% des demandeurs d’emploi issus des quartiers connaissant un taux de chômage supérieur à la moyenne régionale. La Région wallonne est en passe d’adopter son propre arsenal de chartes, de labels et de plans de diversité.
Une nouvelle arche de Noé
Pratiquement, ces fameux plans de diversité, qui sont l’élément le plus tangible de cette politique, ont donc communément pour objectifs la lutte contre les discriminations et la participation au marché de l’emploi de toutes les catégories de travailleurs, et ce dans une mesure proportionnelle à la composition de la population. Les travailleurs discriminés sur base de leur origine étrangère, de l’âge, de l’handicap ou du genre sont explicitement visés. C’est ainsi que les femmes se retrouvent embarquées dans cette nouvelle arche de Noë, au côté des enfants et petits enfants d’immigrés, des jeunes, des travailleurs âgés et des handicapés. A renfort de subsides, entreprises et administrations sont invitées, au regard de ces objectifs de non-discrimination et de diversité, à faire l’analyse de leur situation en interne et à mettre en oeuvre un plan d’action ad hoc. Les actions doivent porter sur le rapport au public (clients, usagers, partenaires…), les procédures de recrutement et de sélection des travailleurs, la gestion du personnel et l’image du service ou de l’entreprise. Les travailleurs en place sont associés à toutes les étapes du processus, via, dans le meilleur des cas, leurs représentants syndicaux.
Pénurie de main-d’oeuvre?
Le monde du travail se trouve interpellé par ce nouvel angle d’approche de la question sociale du travail et par ces incises éthiques et culturelles. Il est important de relever que cette politique intervient en ce moment précis où, sous prétexte de relance économique et d’un état supposé de pénurie de main-d’œuvre, d’aucuns au gouvernement fédéral en appellent à une intensification de la chasse aux chômeurs et à un nouveau recours «choisi» à l’immigration économique.
C’est à Bruxelles que les discriminations et les ségrégations ethniques en œuvre sur le marché du travail sont les plus flagrantes et que le chômage des jeunes est le plus massif touchant plus d’un jeune sur trois. L’offre de travail y est croissante, mais au prix d’une ethno-stratification très visible de l’économie de service, qui est utilisatrice intensive de main-d’œuvre ouvrière notamment dans le nettoyage, le gardiennage, les maisons de repos. Dés sa création, en 1989, la Région s’est pourtant saisie activement du problème du chômage des jeunes issus de l’immigration, notamment par la création dans les quartiers populaires des missions locales pour l’emploi. Sa politique de formation et d’insertion socioprofessionnelle était motivée par un constat de sous-qualification et de désoeuvrement des jeunes mais aussi par l’ostracisme des employeurs à leur égard, sachant qu’à cette époque, bon nombre d’entre eux ne disposaient pas encore de la nationalité belge. Au début des années nonante, cette politique a été accueillie poliment par les secteurs économiques bruxellois, qui n’y ont pas prêtés, il est vrai, beaucoup d’attention. L’étude menée en 1997 pour le compte du Bureau international du travail allait attester crûment, par le recours aux tests de situation, de l’importance des discriminations à l’embauche à l’encontre des jeunes d’origine turque et marocaine, et, ce à qualification égale. Confondus par les données de l’étude, les organisations patronales se sont attelées à proscrire publiquement tout acte discriminatoire et se sont engagées à sensibiliser les employeurs bruxellois. La Région a ouvert, avec le Centre pour l’égalité des chances, un guichet de plainte dans la salle des pas perdus du service public de l’emploi. Moult et moult séminaires et campagnes d’information ont œuvré à conscientiser les acteurs économiques et sociaux. Début de cette décennie, après dix années de politiques d’insertion socioprofessionnelle, la situation du chômage s’est aggravée. Les jeunes des seconde et troisième générations des familles immigrées, qui ont réussi leur scolarité, vivent de plus en plus difficilement leur exclusion du marché du travail. Leur adoption de la nationalité belge est restée, à leurs yeux, sans effet. A cela est venu s’ajouter les protestations de travailleurs sans emploi subsahariens, d’immigration plus récente, confortant de la sorte le malaise grandissant chez les gestionnaires des politiques de l’emploi. Les lois antiracistes n’ont jamais conduit un employeur à la case prison. Les revendications des quotas et de discriminations positives se font de plus en plus pressantes.
Discriminations persistances
Avec une flambée du chômage qui, à la veille des élections régionales de 2004, frise les 23%, trois nouvelles données importantes vont rudement interpeller politiques et interlocuteurs sociaux : l’étude commanditée à Albert Martens (KUL) et Nouria Ouali (ULB) qui dénonce le blocage social et politique de la question des discriminations à l’emploi à Bruxelles L’étude conclut à la persistance des discriminations dans le temps, à l’impact dérisoire de l’acquisition de la nationalité belge pour les travailleurs d’origine non européenne alors que les travailleurs d’origine européenne gardent une position plus avantageuse sans acquérir la nationalité, et à l’enfermement dans les secteurs à bas salaire : bâtiment, Horeca, intérim, nettoyage, soins de santé… («Discriminations des personnes d’origine étrangère sur le marché du travail de la Région de Bruxelles-Capitale», Rapport de synthèse, Orbem, janvier 2005) , les premières évaluations du plan Rosetta Plan adopté par le gouvernement fédéral en 1999-2000 obligeant les entreprises d’embaucher des jeunes pour un premier emploi à concurrence de 3% de leur effectif , qui s’avèrent désastreuses pour les jeunes bruxellois et, enfin, la sous-représentation des Bruxellois dans les administrations et les sièges bruxellois des entreprises publiques (SNCB, Belgacom, La Poste…), constatée par le député Écolo Christos Doulkeridis.
Au lendemain des élections, l’emploi des jeunes et la lutte contre les discriminations à l’embauche sont inévitablement remises sur la table de la concertation sociale, réunissant gouvernement, patrons et syndicats bruxellois autour du Contrat pour l’économie et l’emploi, le plan Marshall des Bruxellois. Les syndicats réclament alors, sans succès, la mise en oeuvre, au niveau régional, de tests de situation dans le double but d’établir un état des lieux permanent des discriminations à l’embauche et de dénoncer les cas flagrants. FGTB, CSC et CGSLB ont proposé également, avec plus de succès comme on a vu, la piste flamande des plans de diversité, comme alternative aux quotas qu’elle juge impraticables. L’intention syndicale est clairement de dépasser par des actions positives la dénonciation des faits et de prendre prise collectivement, dans les entreprises, sur les procédures de recrutement et de gestion du personnel. Le but est de s’assurer, autant ce peut, de l’égalité de traitement et de négocier des changements des procédures d’embauche et de gestion des carrières. En cela, l’approche syndicale de la diversité se distingue du point de vue patronal du «management de la diversité». Les entreprises tendent plutôt à rechercher les avantages que peut tirer une entreprise en développant une «politique de diversité», en reflétant au maximum la diversité qui existe dans la population globale. Le but est ainsi d’organiser la gestion du personnel de manière telle que les qualités et les compétences de chacun soient utilisées le mieux possible pour l’entreprise en se basant, justement, sur les différences existantes. Il s’agit donc ici de recourir à la diversité dans le but d’accroître la compétitivité de l’entreprise. Cette approche fait généralement appel à des arguments de type économique pour convaincre de la nécessité de promouvoir une politique de diversité. L’approche syndicale se veut autre. Elle se joue en termes de droits individuels : le droit d’avoir les mêmes chances sur le marché de l’emploi, le droit d’être reconnu dans ses compétences et expériences… mais elle se joue également en termes de droits collectifs. Car maintenir certaines catégories de travailleurs dans des sous-statuts, dans des secteurs dévalorisés, sous conditions salariales basses ou encore hors du marché de l’emploi, parce qu’il n’y a pas ou peu d’autres opportunités, concerne tous les travailleurs : tous risquent de voir leurs conditions se dégrader Lire à ce propos: «Engagements des syndicats bruxellois pour la lutte contre les discriminations et la promotion de la diversité», FGTB, CSC, CGSLB, Bruxelles, mars 2008.
Les plans: un levier ?
Dans le dossier connexe de l’activation des jeunes chômeurs, dont l’intensification est voulue par le gouvernement régional et le banc patronal, les syndicats ont obtenu de la part des employeurs l’engagement de tout mettre en œuvre pour accroître les possibilités de leur offrir une première expérience professionnelle en entreprise. Non sans un certain embarras, les employeurs ont consenti de recourir pour ce faire au levier des plans de diversité, assurant par là même un suivi et un encadrement syndical en entreprise. Néanmoins, comme les chemin gum, cette notion de diversité est sans doute vouée à perdre rapidement de son appétence, d’autant plus que tout prête à croire que les évaluations à venir de ces fameux plans, pour autant qu’elles aient lieu, révèleront peu de résultats probants. En attendant, quelles sont les opportunités de ce champ d’action peut offrir au changement, sachant que contrairement aux politiques d’égalité et aux politiques d’insertion, les employeurs semblent cette fois s’en saisir. Les opportunités peuvent être triples pour le monde du travail. Il y a tout d’abord cette ouverture du champ des relations collectives de travail, sous l’angle de l’égalité, aux procédures de recrutement à l’embauche, à la gestion des carrières, au droit à la formation, qui peut également permettre de (ré-)aborder sous un angle collectif les problèmes de harcèlement. L’approche syndicale de la diversité peut aussi permettre d’encadrer syndicalement les diverses tensions culturelles qui viennent s’immiscer dans les relations entre travailleurs et militants, au bénéfice d’un renforcement des solidarités. Et, enfin, aborder de manière plus ouverte et solidaire la mondialisation de l’économie et les nouveaux flux migratoires qui ne manqueront pas de s’intensifier. Maintenant, il est évident que les plans de diversité ne permettront pas de résoudre, ni d’approcher, les phénomènes de stratification ethnique, qui relèguent anciens et nouveaux migrants dans les secteurs reclus de l’économie de service, en les soumettant à une très rude exploitation. Ils en ont certainement cure de la diversité. La conquête de leurs droits sociaux constitue l’un défi majeur du syndicalisme dans une grande métropole comme Bruxelles.