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La Palestine fait-elle perdre les progressistes ?

La victoire de Donald Trump est-elle liée, d’une façon ou d’une autre, à la complicité de Joe Biden dans l’écrasement des Palestiniens de Gaza? L’interrogation résonne chez nous où, dans une configuration certes très différente, la droite a également remporté un scrutin majeur, dans un climat tout aussi polarisé sur l’actualité proche-orientale.

 « Vous savez quoi : si vous voulez que Donald Trump gagne, dites-le. Sinon, c’est moi qui parle.»

 Kamala Harris en réponse aux militants propalestiniens venus l’interpeller lors d’un meeting à Détroit, le 7 août 2024

D’emblée, coupons court à tout suspense : la Palestine et Israël n’ont probablement fait ni la présidentielle étatsunienne du 5 novembre 2024, ni les fédérales, régionales et européennes belges du 9 juin de la même année, toutes deux dominées par des questions domestiques. Néanmoins, il serait tout aussi hasardeux d’affirmer que la guerre à Gaza et l’onde de choc qu’elle a provoqué à travers le monde n’ont pas pesé sur ces deux scrutins, quoique très différemment. Alors que la gauche belge a embrassé avec ferveur une cause palestinienne devenue un symbole fort de la lutte contre les injustices, le sujet a fracturé le camp démocrate en cristallisant les antagonismes entre son leadership et sa base. Quant aux droites des deux côtés de l’Atlantique, elles se sont résolument positionnées du côté d’Israël.  

Même si une corrélation n’est pas une causalité, ces dernières l’ont emporté dans un contexte où le conflit israélo-palestinien occupait donc une place certes secondaire, mais néanmoins inédite pour un enjeu international. Ce constat interroge sur les stratégies en la matière des états-majors du PS, d’Ecolo et du PTB d’une part, des démocrates d’autre part, et sur leur influence, même marginale, sur le résultat du scrutin. Cette dernière question se pose à plus forte raison pour une élection présidentielle aux États-Unis qui, précisément, s’est jouée « à la marge », dans une course particulièrement serrée1.

 L’ombre de « Genocide Joe »

 Voilà de nombreuses années que les militants et militantes pour la justice sociale se sont pleinement emparés de la défense des droits des Palestiniens aux États-Unis, avec d’importantes conséquences dans l’opinion. Entre 2013 et 2023, la sympathie pour ceux-ci passait de 19 à 49 % auprès des électeurs et électrices démocrates, quand celle envers Israël chutait de 55 à 38 %2. Malgré ces évolutions d’ampleur, le parti de l’âne, à l’exception de son aile gauche3, y restera hermétique et continuera à soutenir le consensus bipartisan autour de l’alliance indéfectible avec Tel-Aviv. Le 18 mai 2020, le futur secrétaire d’État de Joe Biden, Anthony Blinken, assura ainsi que son administration « ne liera l’assistance militaire à Israël à aucune décision politique », en ce compris le fait qu’il ne se conforme pas à ses obligations internationales. Les cruelles implications de cet engagement apparaîtront au grand jour lors de la réplique à l’assaut du Hamas à partir du 8 octobre 2023. Par son inconditionnalité même, ce soutien rendra en effet le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou seul maître de la conduite d’une opération désormais largement reconnue comme génocidaire, menée pour l’essentiel avec des armes et munitions made in USA.

Pour des secteurs clés de la coalition électorale qui avait porté Biden au pouvoir, son inflexibilité devint un motif de crispation grandissant à mesure que progressait la dévastation de Gaza. Deux dynamiques citoyennes seront symptomatiques de ce divorce avec des segments en principe fidèles aux démocrates : d’une part, les occupations des campus universitaires pour un cessezle-feu, qui représente le plus important mouvement antiguerre depuis le Vietnam ; d’autre part, celui des électeurs dits « non engagés », appelant à s’abstenir lors de la primaire démocrate au Michigan faute d’une évolution de Biden sur ce dossier. Rien ne fit toutefois dévier le locataire de la Maison-Blanche de son cap, au-delà de tardives exhortations stériles au respect du droit international humanitaire et de mesures anecdotiques4.

Même si une majorité absolue des démocrates s’oppose au soutien étatsunien à l’offensive contre Gaza sous sa forme actuelle, ce n’est pas forcément le cas de l’ensemble de la population

Lorsqu’elle le remplace au pied levé après son retrait le 19 juillet 2024, Kamala Harris ne saisit réellement aucune occasion de se dissocier de l’héritage de « Genocide Joe ». Celui-ci la poursuivra dès lors, tel un boulet durant sa courte campagne, malgré de timides ouvertures symboliques comme son absence, avec des dizaines d’élus démocrates, lors du discours de Benyamin Netanyahou devant le Congrès américain le 24 juillet.

Un symbole de l’échec de la course au centre

Il serait tentant de résumer l’obstination de la direction démocrate aux réflexes d’une gérontocratie que les attentes de ses électeurs n’ont pas suffi à faire dévier d’une ligne relevant à ses yeux de la « raison d’État ». Pour autant, elle répondait également à des calculs stratégiques. Sans même évoquer le poids non négligeable du lobbying pro-israélien à Washington, éviter d’apparaître inféodé aux militants propalestiniens présentait en effet une certaine rationalité au regard de l’opinion. Même si une majorité absolue des démocrates s’oppose au soutien étatsunien à l’offensive contre Gaza sous sa forme actuelle, ce n’est pas forcément le cas de l’ensemble de la population5. « Biden perd-il des voix à cause de sa position sur Gaza ? Oui, probablement. Toutefois, il perdrait probablement plus de voix s’il adoptait une autre position sur Gaza », estimait le 23 novembre 2023 sur X l’influent statisticien Nate Silver. Au surplus, les enquêtes d’opinion indiquaient que le risque d’hémorragie électorale de la part des démocrates les plus hostiles à la politique de Biden au Proche-Orient était limité, notamment en raison de l’alignement encore plus appuyé de Trump sur l’agenda de la droite israélienne6.

La certitude de Harris de tenir le vote propalestinien pour acquis lui aura été particulièrement dommageable dans le Michigan.

La stratégie centriste dans laquelle s’inscrit ce positionnement, alors même que le républicain menait une campagne en direction de sa base, l’a toutefois conduit à négliger sa gauche et à la démobiliser7, sans engranger de bénéfices chez les « never trumpists ». De fait, Harris régresse dans les comtés conservateurs. Il est raisonnable de penser qu’à l’inverse, des signaux vers les franges progressistes de l’électorat, notamment en faveur des soutiens à la cause palestinienne, auraient pu contribuer à séduire celles et ceux qui y étaient les plus favorables, à commencer par la jeunesse. Alors qu’aucun candidat démocrate n’a fait moins de 60 % parmi les 18-29 ans depuis 2008, ces derniers, dont la participation est passée en quatre ans de 52 à 42 %, n’auraient plus été que 54 % à opter pour Harris en 2024.

Cette certitude de tenir le vote propalestinien pour acquis lui aura été particulièrement dommageable dans le Michigan, État pivot remporté par Trump, où l’abstention régresse de manière absolue, mais progresse au contraire dans 8 des 9 comtés acquis aux démocrates. Harris a en effet multiplié les vexations envers sa forte minorité musulmane (4 %), communauté pour laquelle la fin des guerres à Gaza et au Liban figurait parmi les priorités. En août, elle avait refusé qu’une voix palestinienne puisse s’exprimer lors de la convention nationale démocrate. S’en était suivie, à un mois du scrutin, une tournée médiatisée avec la républicaine Liz Cheney, rappelant les heures sombres de la « guerre contre le terrorisme » conduite par son père, le vice-président Dick Cheney, autre soutien de Harris, comme la plupart des néoconservateurs. L’ultime but contre son camp sera marqué par l’ancien président Bill Clinton, qui justifiera, le 31 octobre lors d’un meeting à Muskegon Heights, la mort de civils à Gaza, en adoptant pleinement le récit des autorités israéliennes.

En nourrissant pareil ressentiment à son propre égard, le camp démocrate contribuera à dédiaboliser Trump. L’auteur du « muslim ban »8 s’est ainsi permis le luxe de se rendre le 1er novembre à Dearborn, la plus grande ville à majorité arabe du pays, incarnant face à des représentants communautaires l’image du « président de la paix ». Il réussit l’exploit de l’emporter par 42 % dans cette localité qui avait choisi à 74 % Joe Biden en 2020, devant Harris (36 %) et la candidate écologiste qui plaçait la question palestinienne au coeur de sa campagne, Jill Stein (18 %)9.

Sur Gaza, plus que d’autres sujets, chercher à faire de Trump un épouvantail semblait voué à l’échec pour l’administration sortante. Le 9 novembre 2024, l’ancien codirecteur de Jewish Voice for Peace, Mitchell Plitnick, résumait le point de vue de beaucoup de militants pour les droits des Palestiniens : « Le principal argument de campagne de Mme Harris était de dire à quel point Do nald Trump allait être affreux. Elle n’a pas tort, même en ce qui concerne la politique au Moyen-Orient. Mais c’est un argument vide de sens lorsque le soi-disant “moindre mal” est un partenaire à part entière du génocide le plus brutal, sadique et massif du XXIe siècle. C’est un moindre mal qui est trop horrible pour être soutenu. »

En Belgique, une arme à double tranchant

Chez nous, la question palestinienne, qui occupait déjà une certaine place avant le 7 octobre 202310, s’est en quelque sorte imposée par défaut. Dans une campagne longue et pauvre en enjeux saillants, elle est apparue comme l’un des grands thèmes d’actualité mis en avant à la fois par les méEn Belgique, une arme à double tranchant Chez nous, la question palestinienne, qui occupait déjà une certaine place avant le 7 octobre 2023, s’est en quelque sorte imposée par défaut. Dans une campagne longue et pauvre en enjeux saillants, elle est apparue comme l’un des grands thèmes d’actualité mis en avant à la fois par les médias et les mobilisations citoyennes, et dont le monde politique s’est emparé. À la différence de la situation en Flandre 16, le débat en Belgique francophone a épousé les termes du clivage gauche-droite. PS et Ecolo au sein des majorités, et PTB depuis l’opposition ont ainsi abondamment communiqué sur la solidarité qu’ils expriment de longue date avec la cause palestinienne. À l’inverse, le MR a oscillé entre un positionnement mesuré, incarné par sa ministre des Affaires étrangères Hadja Lahbib, et les œillades franches au camp pro-israélien de son président Georges-Louis Bouchez, encore plus appuyées depuis l’assaut du Hamas11.

Les partis belges francophones qui se sont moins profilées sur ce dossier ont pu bénéficier d’une « prime à la modération »

Les résultats contrastés réalisés le 9 juin par la gauche francophone, qui, dans son ensemble, se maintient à Bruxelles, mais s’effondre de façon inédite en Wallonie, peuvent-ils être lus à la lumière de leurs positions sur la question israélo-palestinienne ? Dans la capitale, celles-ci peuvent avoir contribué à la bonne tenue du PS et au score historique du PTB. Elle a pu également jouer un rôle dans la performance plus limitée qu’attendu du MR, qui fut soumis au feu nourri des militants propalestiniens pour avoir bridé l’action du gouvernement De Croo en soutien à la Palestine. Le Grand Baromètre Le Soir / RTL de décembre 2023, période d’extrême polarisation suivant le 7 octobre, apporte à cet égard de précieuses indications. Ainsi, 23 % des Bruxellois estiment que la diplomatie belge doit prendre parti pour les Palestiniens contre 12 % pour Israël, la moyenne nationale s’établissant respectivement à 12 % et 8 %. L’explication réside sans doute partiellement dans la forte représentation dans la capitale de deux groupes qui, comme aux États-Unis, sont particulièrement sensibles à la cause palestinienne : les populations d’ascendance musulmane et les jeunes.

À l’inverse, la sympathie propalestinienne baisse à 9 % dans le sud du pays, moins de 2 points que celles et ceux qui pensent qu’il faudrait soutenir Israël. Les Wallons et les Wallonnes auraient-ils été rebutés par la place prise par la thématique dans la communication de la gauche ? Un autre élément vient appuyer cette hypothèse : la brusque chute (-5,2 %), constatée dans le même sondage, du PTB, qui est le parti le plus ostensiblement propalestinien, et atteignait parallèlement des intentions de vote record à Bruxelles. Cette projection sera confirmée dans les urnes, où les marxistes régressèrent de façon imprévue. Ainsi, les postures démonstratives sur ce thème de ces partis ont pu être perçues au mieux avec indifférence, au pire avec suspicion par une frange de l’électorat qui attendait ceux-ci sur des sujets plus proches de leurs préoccupations. En ce sens, ce mouvement d’opinion serait révélateur du désamour plus général envers une gauche « qui n’a pas fait rêver », pour citer le directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), Jean Faniel.

Les accusations de « communautarisme » proférées par la droite masquent son propre électoralisme consistant à réactiver l’idée d’un « choc des civilisations » à travers son soutien à Israël.

Dans ce contexte, les formations qui se sont moins profilées sur ce dossier ont pu bénéficier d’une « prime à la modération », comme Les Engagés et, surtout, le MR. Georges-Louis Bouchez a explicitement pointé un surinvestissement supposé par la gauche d’une thématique qui ne parlerait pas aux « vraies gens », stratégie qui relèverait selon lui du « communautarisme ». Un récit qui masque opportunément l’électoralisme de la droite consistant à réactiver l’idée d’un « choc des civilisations » à travers son soutien à Israël, lequel serait le phare avancé contre ce que Bart De Wever qualifiait le 10 octobre 2023 de « forces de la tyrannie et des ténèbres ».

Un même manque de vision

Au plat pays comme chez l’Oncle Sam, il est impossible de garantir qu’un autre positionnement aurait permis aux partis progressistes d’obtenir de meilleurs résultats. Reste que leur façon de gérer l’irruption de la cause palestinienne dans leurs campagnes respectives aura été symptomatique de leurs limites : pour Harris, son manque de capacité d’adaptation de sa ligne politique aux attentes de sa base ; pour la gauche belge, son échec à rendre attrayant pour une majorité de citoyens un projet solidaire, égalitariste et universel – dans lequel la défense des droits du peuple palestinien a toute sa place – face à celui exaltant le repli sur soi et l’individualisme. Plutôt qu’un facteur de défaite, la question palestinienne aura donc été la révélatrice de leurs insuffisances.

Tout ceci illustre la complexité de la mécanique, en constante évolution, que constitue la composition d’une machine électorale gagnante, où chaque rouage, neuf ou ancien, peut en influencer un autre. En la matière, force est de constater que Trump et Bouchez auront été les plus habiles ingénieurs.