Politique
La mythologie n’est plus ce qu’elle était
16.12.2008
En 1964, quand Gaston Roelants a gagné la finale du 3 000 steeple au Jeux olympiques de Tokyo, Luc Varenne a pleuré toutes les larmes de son corps, sans savoir qu’il pleurait avant terme (et bien avant Leterme) la fin de la Belgique. C’était une habitude chez Varenne, de sangloter, de rire aux éclats, de murmurer des mots doux à ses «petits» et de souhaiter bruyamment la perte de leurs ennemis. Les «petits» de Luc étaient les sportifs belges bien entendu, toujours vaillants, toujours prêts à mourir pour le Roi et cette Belgique imaginaire dont Varenne fut, après Pirenne, un des plus sûrs inventeurs. Gaston Roelants, médaillé d’or en 64, était flamand. Gaston Reiff, médaillé d’or en 48, était wallon. Mais personne à l’époque ne les qualifiait ainsi. Les deux Gaston étaient belges, indifféremment, indistinctement belges. Leur prénom identique était la meilleure preuve de cette évidence. Entretemps, il y avait bien eu la question royale, les marches flamandes sur Bruxelles et la frontière linguistique, mais Varenne avait des œillères, il tissait le mythe national, il était le meilleur fournisseur de la cour où il avait ses entrées avec tous les champions belges. Ceux-ci étaient chargés, avec les anciens combattants, du devoir suprême : faire exister la nation belge et retentir la Brabançonne. La Belgique existait par la grâce d’Ockers et Van Looy, Delannoit et Cossemijns, Washer et Brichant, Moens et Roelants… Le roi et l’archevêque de Malines-Bruxelles faisaient le reste. Pourtant, à l’époque déjà, cette Belgique d’apparat et d’apparence était surtout celle des francophones. Le culte sportif, en Flandre, était d’abord celui des héros du terroir, surgis de la glaise et des pavés. Mais quel francophone le savait et s’en souciait vraiment ? De ce côté de la frontière linguistique, on ne prêtait qu’une attention distraite à la volonté d’émancipation flamande. En Flandre, le sport était un combat. En Wallonie il ne l’était que pour les prolétaires et les immigrés. Pour les autres, pour la majorité des francophones, le sport se partageait entre deux fonctions : le divertissement et la représentation. Les récits de la presse sportive s’inscrivaient dans une continuité imaginaire. Ils se lisaient comme les manuels scolaires des années cinquante qui remplissaient les vides de l’Histoire de Belgique par des histoires de martyrs, Gabrielle Petit, le caporal Trésignies, Lippens et De Bruyne, tous morts pour la patrie. Il en allait de même des champions : peu importait leur langue ou leur lieu de naissance, ils étaient, ils faisaient, ils justifiaient la Belgique. Ces manuels n’existent plus, depuis longtemps. Le sport, lui, a poursuivi son travail mythologique, vaille que vaille, dans une irréalité toujours plus troublante. Pendant les Jeux de Pékin, ce sont bien des médailles «belges» que la presse francophone a implorées, comme si la vie du royaume en dépendait. Et le plus extraordinaire est qu’elle fut exaucée, au-delà de ses espoirs les plus fous : médaille d’or tombée du ciel, le dernier jour, à la dernière heure, comme un signe de l’au-delà ; médailles d’argent pour les relayeuses du 4×100, cinquième place exceptionnelle pour le relais masculin 4×400. Des relais associant athlètes francophones et flamands, portant miraculeusement le témoin d’une Belgique disparue, ingouvernée depuis plus d’un an. Ces exploits sont d’abord individuels, ils ont été préparés dans des cercles très étroits, pour ne pas dire dans des couples (Hellebaut-Vandeven) ou des familles (Borlée). Mais des journalistes et surtout des milliers d’internautes s’en sont aussitôt emparés pour en tirer des leçons générales, bien qu’assorties de morales contradictoires : pour les uns ces exploits sont la preuve que l’union fait décidément la force, pour les autres ils sont la preuve que la Flandre, quand elle volera de ses propres ailes telle Gevaert et Hellebaut, multipliera les succès sportifs qu’elle n’aura enfin à partager avec personne. Les prochains épisodes seront intéressants. La fonction «belgienne» du sport, malgré les efforts du roi et de la presse francophone, n’est plus aussi dominante, même si elle a la vie dure. Tout s’est compliqué, la mythologie n’est plus ce qu’elle était. La cérémonie des adieux de Kim Gevaert au Heysel en a fait une dernière démonstration : un stade largement rempli de francophones, de nombreuses banderoles flamandes, les remerciements bilingues de la championne, on aurait pu n’y voir qu’une manifestation de cette Belgique profonde et éternelle que le sport a tant incarnée. Sauf que les drapeaux belges y étaient rarissimes, les drapeaux flamands inexistants (saisis à l’entrée ?) et que la foule y agitait des milliers d’emblèmes de la Région bruxelloise… L’iris plutôt que le drapeau tricolore ! Même à Bruxelles désormais, le confédéralisme est en marche.