Politique
La langue des Cobourg
04.07.2013
Le roi est-il flamand ou francophone ? En 1950, lors de la question royale, il était sûrement flamand puisque la Flandre plébiscita alors la monarchie. Depuis, les choses ont manifestement changé.
Quelle langue parle-t-on à la Cour ? Dans un système politique où le souverain est loin de son peuple, la question n’a pas beaucoup d’importance. Les héritiers de Guillaume le Conquérant ont longtemps parlé français – si bien que les animaux qu’élevaient leurs sujets saxons changeaient de nom en passant dans leurs assiettes royales, et qu’aujourd’hui encore on distingue en anglais les bêtes qui paissent (sheep, swine, ox) de celles qu’on mange (mutton, pork, beef).
Il n’en va plus de même aujourd’hui, médiatisation oblige. Dans notre beau pays, le roi doit être au moins bilingue (parfait) et sans doute aimerait-on parfois savoir dans laquelle de nos langues nationales Curieusement, l’allemand ne semble pas concerné Albert II s’adresse à sa femme et à ses enfants. Mais on l’ignore, et c’est sans doute mieux ainsi. Il y a une vingtaine d’années, un universitaire flamand s’était appliqué à démontrer que les discours de feu Baudouin étaient à tous les coups écrits en français d’abord, traduits ensuite en néerlandais. Quelle utilité pouvait bien avoir ce genre d’analyse ? Pardi, de montrer que le monarque n’était pas roi de tous les Belges, mais seulement d’une moitié d’entre eux.
LÉOPOLD, ROI DES FLAMANDS
Rien de nouveau sous le soleil. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anti-léopoldistes s’en prenaient violemment au souverain régnant, accusé d’avoir patronné une politique « flamande » avant et pendant les hostilités : n’avait-il pas cautionné une « politique de neutralité » qui n’avait finalement servi que les nazis ? Épousé, alors que son peuple gémissait sous l’occupation, la fille d’un flamingant modéré, mais notoire ? Certes, il y avait des résistants parmi les partisans de Léopold III ; mais ses adversaires ne manquaient pas d’affirmer qu’il était, lui, le «premier des inciviques». Le résultat de la consultation populaire de 1950 conforta cette impression d’un roi «flamand» : 72% de votes flamands favorables au retour sur le trône de Léopold III, 58% de votes wallons contre. Les «oui» étaient majoritaires dans toutes les provinces de Flandre ; les «non» l’étaient dans toutes les provinces wallonnes, sauf Namur et le Luxembourg. À Bruxelles, le vote était partagé. Mais voilà : Léopold III dut renoncer au trône et abdiquer au profit de son fils aîné. La consultation populaire de 1950 n’a pas seulement été le premier signe indiscutable d’une fracture entre les deux communautés linguistiques. Elle se révéla aussi être la première grosse frustration catholique et flamande. Même majoritaires, les partisans de Léopold furent, en définitive, vaincus. En d’autres termes, rien ne sert d’avoir une majorité si on ne peut la traduire politiquement.
UNE MINORITÉ DE RÉPUBLICAINS
Combien de Flamands, combien de francophones dans les milliers de personnes venues rendre un dernier hommage à Baudouin en août 1993 ? Nous n’en saurons rien, pas plus que du nombre de francophones en Flandre ou de Flamands à Bruxelles, si ce n’est par approximations. Mais est-ce important ? Ce qui est sûr, c’est que Baudouin n’a pas vraiment été porté dans leur cœur par les nationalistes flamands. Non seulement ses discours étaient traduits du français (c’est du moins ce qu’ils prétendaient), mais il avait eu l’audace, dans les années quatre-vingt et au plus fort d’une énième crise fouronnaise, de rencontrer José Happart sur le bord d’une autoroute. Ne serait-ce pas aussi, et bien qu’il fût des plus catholiques, parce qu’il incarnait la défaite de 1950 ? Albert II, dans l’ensemble, aura d’ailleurs plus souvent heurté l’opinion publique francophone que les Flamands : en fredonnant le Vlaamse Leeuw lors d’une célébration du 11 juillet, en prononçant un discours sur la «réconciliation nationale» en 1994, interprété par la gauche francophone comme un appel à l’amnistie. Les sondages d’opinion sont parlants. Seule une minorité de Belges, semble-t-il, seraient favorables à l’instauration de la république. Cette minorité se partagerait assez également entre les trois Régions du pays : 15% en Flandre, 12% en Wallonie et 20% à Bruxelles. Mais les raisons pour lesquelles les majoritaires demeurent monarchistes sont révélatrices d’un fossé qui s’est creusé depuis les années cinquante : pour 69% des francophones interrogés, la royauté est un des éléments qui maintiennent l’unité nationale. Les Flamands ne sont que 51% à avancer cet argument De Standaard, 9 avril 2002. On retiendra de ce sondage que les Bruxellois sont les plus hostiles à la royauté, et que dans l’opinion flamande, les républicains restent largement minoritaires. Néanmoins, il faut bien constater qu’à l’inverse de la consultation de 1950, l’idée républicaine semble plus répandue en Flandre qu’en Wallonie.
DE LA DISCORDE À L’UNITÉ
Revenons en arrière. En novembre 1949, le Bureau politique du Parti Communiste de Belgique adoptait une résolution mettant en cause la monarchie. Elle disait textuellement : « Les agissements de Léopold III, le caractère et la signification que ses défenseurs s’efforcent de donner à son retour, ont contribué à faire de la personne du roi, non plus un élément d’entente et d’unité, mais un brandon de discorde entre Flamands et Wallons. La monarchie n’apparaît plus que comme un instrument au service d’une classe et d’une politique et, loin de consolider l’unité du pays, elle constitue au contraire une source nouvelle de division. » Cité dans Claude Renard, Le PCB et la république dans les années 50, Cahiers marxistes n°192 (nov.-déc. 1993), p. 120 Les communistes reprochaient moins au roi d’être « le roi des Flamands » que de ne plus être le roi de tous les Belges.
Où sont aujourd’hui, en Flandre, les républicains ? D’abord au Vlaams Blok. Le Vlaams Blok peut parfaitement s’accommoder de la monarchie, mais pas des Saxe-Cobourg qui incarnent, à ses yeux, un État qu’il veut faire imploser. Il entend d’ailleurs faire abroger le décret du 24 novembre 1830 «portant exclusion perpétuelle de la famille d’Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique» et a déposé une proposition de loi à cet effet. Un roi, soit ; mais un roi issu de l’eigen volk. On trouve encore quelques républicains de principe à gauche (parmi les signataires du Manifeste républicain figurent Ludo Abicht ou l’ancien sénateur Agalev Eric Gryp) Le Manifeste républicain : voir page 19.., ainsi que dans les héritiers de la défunte Volksunie. La Nieuw-Vlaamse Alliantie est indépendantiste et républicaine, Spirit est confédéraliste et républicain. Les députés flamands de ces deux partis ont refusé d’assister à la séance du parlement flamand au cours de laquelle est intervenu le prince Laurent en sa qualité de président de l’Association belge du contrat mondial de l’eau – en précisant que selon eux, «la monarchie n’a pas sa place dans une démocratie moderne». Les Flamands gagnés à la république seraient donc en premier lieu des adversaires de l’État belge, ce qui expliquerait du même coup pourquoi tant de francophones sont des monarchistes de raison : plutôt favorables à la préservation de la Belgique, la royauté leur apparaît comme un ciment et, aux plus à gauche d’entre eux, comme un mal nécessaire. N’a-t-on pas entendu au décès de Baudouin un des plus radicaux et des plus fédéralistes de ses ministres dire qu’un monarque valait mieux, à tout prendre, qu’un président flamand ? Le roi serait donc voué une nouvelle fois à consolider l’unité du pays, à cette différence près (par rapport à 1950) que le souverain, cette fois, incarne cette unité alors qu’à l’époque, il était perçu par les francophones comme un «brandon de discorde».
UN AUTRE CLIVAGE
Les choses sont-elles aussi simples ? Il est vrai qu’au Sénat, où l’on débat actuellement de l’épineuse question des dotations aux membres de la famille royale, les meneurs de la fronde antimonarchiste sont les sénateurs Van Quickenborne (Spirit, en partance pour le VLD) et Jean-Marie Dedecker (VLD), dépassés sur leur gauche (si j’ose dire) par leur collègue Guy Moens (SP.A). Dedecker, en particulier, s’est illustré par ses charges hautes en couleur contre la dynastie. Il n’a pas été suivi par tous les représentants de son parti, et a notamment ferraillé dans des débats télévisés avec le président de la Chambre Herman De Croo. Cela dit, le CD&V est, dans ce dossier, sur la même longueur d’onde que les libéraux et les sociaux-chrétiens francophones La proposition de loi «accordant des dotations aux membres de la famille royale» est contresignée par les sénateurs René Thissen (PSC) et Jacques D’Hooghe (CD&V). Et il n’est pas sûr que sur les bancs des socialistes et des verts francophones, certains ne se retiennent pas d’applaudir lorsque Spirit ou le SP.A lancent des professions de foi républicaines. En 1950 comme aujourd’hui, le clivage communautaire n’est pas seul en cause. Léopold III n’était pas seulement, aux yeux de la gauche francophone, le «roi des Flamands» ; il était aussi le roi des catholiques. Au lendemain de son abdication, des personnalités social-chrétiennes ont dû subir les foudres de leur parti qui les accusait, en somme, d’avoir trop vite abandonné la partie – et il n’y avait pas, parmi elles, que des francophones. La Flandre d’aujourd’hui n’est plus celle de 1950. À l’époque, le CVP était largement majoritaire dans les cantons flamands, à chaque élection. Il dépassait même les 50% dans toutes les provinces. Il a fallu attendre 1971 pour qu’il descende sous cette barre dans la province du Limbourg et 1999 pour que, dans deux provinces sur quatre, il soit dépassé par le VLD aux élections législatives (Chambre). Toutes les enquêtes sociologiques montrent en outre une décléricalisation grandissante de la société flamande : de moins en moins de pratiquants, de moins en moins de baptisés, une crise des vocations, la remise en cause de valeurs chrétiennes jusque là intangibles. Peut-être l’essor du Vlaams Blok n’est-il pas sans rapport avec cet effritement des valeurs religieuses : on sait qu’en France, notamment, les régions qui résistent le mieux à la poussée lepéniste sont celles où la pratique catholique est encore relativement ancrée dans les mœurs Henri Tincq, Néo-paganisme et idées d’extrême-droite, Le Monde, 4 mai 2002. En 1950, les partisans du retour de Léopold étaient certes majoritairement flamands… mais surtout, ils étaient majoritairement catholiques. Pour preuve, le résultat du «oui» dans les provinces du Luxembourg et de Namur. Faut-il s’étonner que le relâchement de la pratique religieuse et l’influence déclinante du CVP (aujourd’hui CD&V) s’accompagnent d’une indifférence croissante envers l’institution monarchique ? On peut penser que non. Le respect pour la personne et la fonction du roi est vraisemblablement un de ces tabous qui n’ont pas résisté aux changements des mœurs.
LA RÉGION DE L’INDIVIDUALISME ROI
La région des Bekende Vlamingen, où les partis se pressent au portillon de la médiatisation, où les télévisions ont diffusé Big Brother bien avant que RTL ne se risque à céder à la vague du Loft, est aussi celle où l’antimonarchisme gagne du terrain. Pour faire court, les Flamands n’éprouvent plus de honte à être individualistes. N’est-on pas là sur le terrain glissant du séparatisme économique, à la Bossi ? Je me risque à une conclusion en forme d’hypothèse : si la majorité des Flamands sont (encore) favorables à la monarchie, c’est par confort intellectuel. L’unité du pays n’est pas (plus) le premier de leur souci. S’ils sont de plus en plus nombreux à être républicains, ce n’est pas seulement par principe : c’est aussi que les vieux corsets idéologiques se sont desserrés. Toutes ces évolutions sont parallèles. Contrairement à ce qui s’est passé en 1950, Flamands et francophones ne s’opposent pas vraiment sur le sujet, tout simplement parce qu’ils ne parlent pas de la même chose. Mais quelle langue parlent donc les Cobourg ?