Politique
La laïcité à l’épreuve du voile
16.12.2008
Pour la laïcité, tout allait bien. Voilà ce qu’en disait il y a peu Jean Vogel (Voir « Bruxelles laïque échos », 2e trimestre 2008. Jean Vogel est le coordonnateur de l’Institut Marcel Liebman, à l’Université libre de Bruxelles.) : «Après la réalisation (pour l’essentiel) de la séparation de l’Église et de l’État, ce dernier avait vécu quelques décennies de digestion paisible dans le contexte de la déchristianisation continue et comme automatique des sociétés d’Europe occidentale. Et puis un beau jour, le voilà confronté à l’implantation en terre d’Europe de l’islam. Une religion en expansion numérique et géographique et non en déclin. Une religion majoritairement coupée des réalisations culturelles de la modernité, fermée au doute et à l’esprit de recherche, réfractaire à la séparation du politique et du religieux.» La laïcité devait réagir. Mais comment ? C’est ici que les débats commencent. Pour certains, sans doute majoritaires dans les institutions et associations laïques, il fallait reprendre le combat contre un nouvel obscurantisme virulent, au nom du triptyque «laïcitéégalité-mixité». Pour d’autres, toute tentative d’imposer ce genre de valeurs par la voie de l’injonction ne pouvait déboucher que sur un résultat inverse. C’est du «vivre ensemble» en société qu’il s’agit ici. Mais il s’agit aussi de la crise la plus violente que connaît le courant de la laïcité philosophique depuis son apparition. Cette fois-ci, pour la première fois de son existence, elle n’est plus en position conquérante. Les protagonistes de ce «courriel», Guy Haarscher et Marc Jacquemain, se réclament tous deux de la laïcité philosophique. Elle les inspire. Mais ils n’en tirent pas les mêmes conclusions. Le principe d’un débat par «courriel» est le suivant. Deux protogonistes s’opposent sur une thématique choisie en commun. Ils disposent chacun de 15 000 signes à répartir en trois «salves». Chaque salve est tirée 10 jours après réception du dernier «coup» adverse. Celui qui commence a l’avantage de choisir le terrain du débat, celui qui conclut a l’opportunité de ne plus être contredit. Le titre de ce courriel fait écho à celui du livre de Nadia Geerts, « L’école à l’épreuve du voile » (Labor, 2006).
Salve 1 – Le discours laïciste sur l’Islam… – Marc Jacquemain Pour clarifier la discussion, commençons par un mot sur «Du bon usage…», qui fait beaucoup de vagues mais dont il semble que beaucoup parlent sans l’avoir lu. Rappelons d’abord que ce livre est fondamentalement pluriel. Si tous les co-auteurs se revendiquent de la laïcité politique, entre les athées militants (Jean Bricmont) et les croyants assumés (Radouane Bouhlal ou Paul Löwenthal), presque toutes les positions philosophico-religieuses sont représentées. Il s’agissait donc moins de proposer une vision «structurée» de la laïcité que d’exprimer une inquiétude commune face à certaines formes du discours laïque aujourd’hui. Il nous semblait indispensable qu’un autre point de vue laïque soit disponible dans l’espace public et vienne au minimum «semer le doute». Je ne peux donc que me réjouir de l’occasion qui m’est donnée ici d’entamer le débat. Ce cadre étant posé, je parlerai en «je» pour la suite, ne pouvant pas garantir que tout ce que j’ecrirai serait partagé par tous les auteurs. En quoi peut-on trouver inquiétant un certains discours laïque (probablement dominant) face à l’islam ? (1) D’abord, la facilité avec laquelle ce discours réclame des interdits. Dans une société autrefois dominée par une Église catholique toute-puissante, le mouvement de la laïcité était fondamentalement émancipateur : il élargissait le champ des modes de vie admissibles, il ouvrait la société tout entière au doute et au débat, il favorisait la pluralité des conceptions contre une conception totalisante de l’ordre moral. Face à l’islam et dans une société largement sécularisée (y compris chez les musulmans eux-mêmes), où les croyants réclament seulement une place et non plus toute la place, le discours laïque majoritaire semble avoir du mal à trouver un «second souffle». Inversant les rôles, il se déploie de plus en plus souvent sur le registre du «rappel à l’ordre» (sans jeu de mot). C’est pour répondre à cette normativité omniprésente que nous avons choisi le titre en clin d’oeil de notre livre («Du bon usage…»).
(2) Ensuite la cécité à l’égard du contexte mondial : au moment où l’on scrute les musulmans de Belgique (et d’Europe) sous toutes les coutures, leur demandant à toute occasion des garanties de tolérance, de modération, de laïcité, de démocratie, dans le même temps, les armées «démocratiques» d’une quinzaine de pays occidentaux (aidées d’un nombre considérable de mercenaires supplétifs), depuis cinq ans, portent le fer et le feu au coeur du monde musulman, bombardant, détruisant, massacrant, et même violant et pillant (à une échelle qui n’a rien à voir avec les attentats du 11 septembre). Comment ne pas comprendre que les musulmans d’ici puissent se sentir profondément choqués de ce qui se passe au Moyen-Orient ? Comment ne pas comprendre que nos leçons de démocratie leur apparaissent comme une immense imposture ? N’est-il pas temps de prendre conscience de l’ampleur de la violence subie par les musulmans dans le monde sous le couvert de nos valeurs ? Et d’intégrer davantage cette réalité dans nos jugements ? (3) En troisième lieu, la cécité à l’égard du contexte social. Toutes les enquêtes le montrent, les musulmans de Belgique (et de France) ne sont pas fondamentalement différents du reste des citoyens. Un peu plus souvent croyants et pratiquants, mais partageant largement les mêmes aspirations concrètes et visant sans pouvoir y accéder, le mode de vie de la classe moyenne. Les musulmans de Belgique, appartenant le plus souvent aux classes populaires, partagent leurs difficultés : sous-emploi, crise de la transmission familiale, crise de l’école et de la mobilité sociale. Dans ce contexte, certains signes d’affirmation identitaire forte sont éminemment et banalement modernes : ils répondent à la fragilisation de l’identité individuelle dans une société où celle-ci est de plus en plus construite et de moins en moins assignée. Les enquêtes montrent que parmi les jeunes filles voilées, il y en a plus qu’on ne croit qui le font dans un souci d’affirmation de soi et non de conformité. Pour elles, le voile est, dans le cadre d’un code spécifique, un signe de modernité et non de tradition, le signe d’une dignité revendiquée et non d’une dignité bafouée. N’est-il pas fondamental pour les laïques de tenir compte aussi de ces réalités ? (4) Enfin, la cécité à l’égard des conséquences. Le discours laïciste sur l’islam, indépendamment même de l’appréciation de son contenu, est-il bien aujourd’hui la stratégie opportune pour éviter une crispation interculturelle? La laïcité «de combat» croit se battre, souvent de bonne foi, sans doute, pour la raison contre l’obscurantisme. Mais elle joue dans une pièce qui, sur le théâtre de l’opinion publique, est bien davantage celle de «l’Occident» contre «l’islam». De sorte que le discours laïque est aujourd’hui instrumentalisé par beaucoup pour rendre l’islamophobie respectable. On me répondra que chacun est responsable de ce qu’il dit et non de l’usage qu’on en fait. C’est vrai, mais c’est trop court : un discours porté dans l’espace public est un acte performatif. Il ne peut donc se dédouaner aussi facilement des conséquences effectives qu’il produit. Je plaide donc avant tout pour une laïcité davantage critique, plus attentive aux réalités du monde dans lequel elle déploie son discours et aux effets qu’il y produit. Le discours de la laïcité «de combat» est peut être le plus souvent bien intentionné. Mais les bonnes intentions, comme chacun sait, l’enfer en est pavé.
Salve 2 – L’école publique est une conquête – Guy Haarscher
Je suis d’accord avec le constat de Jean Vogel qui est placé en ouverture du débat. Marc Jacquemain trouve «inquiétant un certain discours laïque», d’autant plus que, dit-il, il est «probablement dominant» (ce qui n’arrange rien). Je reprends rapidement ci-dessous les points essentiels de son argumentaire et tente de déconstruire la caricature qu’il donne de la laïcité telle que je la défends. Je n’ai pas de problèmes avec certains interdits, surtout à l’école. Ils peuvent être structurants. J’ai fait mes études primaires et secondaires à l’Athénée Léon Lepage, in tempore non suspecto. Les signes politiques et religieux étaient interdits, ce qui ne nous empêchait pas de débattre et de militer, par exemple contre l’Algérie française et l’OAS. Je ne pense pas que les croyants doivent réclamer «une place » à l’école. Leur croyance a toute sa place dans les lieux de culte, dans la société civile s’ils décident de s’y exprimer ou de s’y associer, et bien sûr dans l’inviolabilité de leur conscience.
Je pense qu’à l’école, l’autorité du professeur, si elle n’est bien sûr pas absolue – les élèves ont aujourd’hui des droits –, doit être respectée : on n’entre pas en classe avec un signe quelconque indiquant une appartenance religieuse. Il est bien sûr souhaitable que, dans certaines circonstances, l’enseignant puisse organiser des discussions et qu’il essaie de ne pas choquer inutilement les élèves. Mais il est inévitable que, dans une société pluraliste, ce qui se dit et s’apprend à l’école contredise des convictions ancrées dans les communautés d’origine. C’est là le prix et la grandeur de l’éducation à la raison critique. À mon sens, ni l’instruction religieuse ni le prosélytisme ni le port de signes d’appartenance n’ont leur place à l’école publique. C’est valable pour tout le monde. Si je vivais en Israël, je dénoncerais le dogmatisme des religieux ultra-orthodoxes et leur «grignotage» de la laïcité. L’école publique constitue dans notre pays une conquête par rapport à l’emprise de l’Eglise catholique. Je raisonne de même pour l’islam, ni plus ni moins. Je rappelle quand même qu’il a fallu en France les lois Ferry des années 1880 pour «expulser» l’instruction religieuse des écoles publiques. Je ne voudrais pas que la religion – que je respecte profondément quand elle apparaît ouverte et tolérante – recolonise l’école. Question de principe : c’était comme cela avant la présence de l’islam dans nos sociétés, et je ne vois aucune raison d’y changer quelque chose, d’abord et avant tout parce que je voudrais que tous ceux qui continuent malheureusement à se sentir étrangers, même quand ils sont belges, puissent bénéficier entièrement de l’acquisition de la raison critique. Je pense que les références au contexte mondial sont hasardeuses et peuvent facilement se retourner contre ceux qui les utilisent. Les uns parleront de la violence subie par certains musulmans, les autres de la violence exercée par certains d’entre eux. Les premiers se focaliseront sur la guerre d’Irak ou sur les critiques parfois légitimes de l’action des gouvernements israéliens ; les seconds mettront l’accent sur le terrorisme djihadiste, sur le statut des femmes ou des homosexuels en terre d’islam, etc. On n’en sortira pas, et d’abord parce qu’aucun élève n’est responsable de ce qui se passe dans le monde, surtout quand il n’a pas les moyens de voyager. Tous les élèves ont droit à une éducation ouverte – non «en tant que» chrétien, juif ou musulman, etc. : leurs communautés d’origine ne sont nullement «propriétaires» de leur esprit et de leur destinée. Et puis, il y a l’argument de la pauvreté, de la vulnérabilité, qui peut lui aussi se renverser et créer une situation d’arroseur arrosé. Oui, les «immigrés» sont souvent méprisés et exploités. Oui, ils peuvent devenir des proies faciles pour les sectes et les intégrismes. C’est justement pour cela qu’il faut leur permettre d’accéder totalement à tout ce que la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité, la douceur de vivre, la tolérance peuvent leur apporter. De ce point de vue, je serais très critique vis-à-vis de la manière dont la société traite l’école, et particulièrement les établissements «ghettos». Je déteste le racisme, et je pense que la pire manière de lutter contre cette honte de l’humanité consiste à manifester quelque complaisance que ce soit à l’égard de l’intégrisme religieux. Je pense aux plus vulnérables parmi les vulnérables, à ces femmes qui portent le foulard par crainte, par conformisme, pour qu’on leur fiche enfin la paix. Certaines portent le foulard comme «un signe de modernité» ? Je ne l’exclus pas, mais tout ce que j’ai lu et observé me laisse entendre qu’elles sont minoritaires. Il y a aussi des juifs qui portent la kippa de façon «moderne», et je leur demanderais également, si j’étais directeur d’école ou législateur, de laisser leur marqueur identitaire au vestiaire. Ils le retrouveront, s’ils le veulent, à l’extérieur, et à l’université, où je m’opposerais personnellement à une interdiction concernant des adultes. Je ne défends pas une laïcité «de combat», et j’ai souvent manifesté publiquement une ouverture de principe aux croyants. Je plaide pour une laïcité cohérente et pour les droits de la raison critique. Et je défends modestement, hors de l’école, la liberté religieuse et de culte de millions de gens paisibles qui, effectivement, sont trop souvent victimes du racisme ordinaire de la majorité et de sa sœur jumelle, la propagande intégriste. En Europe, en Afrique, en Asie. Partout. Si ces positions sont «inquiétantes», que notre ami Marc Jacquemain le démontre.
Salve 3 – A propos du Vif L’Express – Marc Jacquemain (1)
Sur la place de la religion dans l’espace public et à l’école, on peut engranger des points d’accord. Guy Haarscher admet que le voile peut être aussi un signe de modernité. J’acte et j’en suis heureux. Savoir si les élèves et les jeunes femmes qui le portent pour cette raison sont minoritaires ou non revient au travail d’enquête empirique sur le terrain. Mais même si elles étaient minoritaires (ce qui est loin d’être prouvé), quel droit cela nous donnerait-il de sacrifier leur liberté au bénéfice (plus qu’incertain) des autres ? Elles ont droit, elles aussi, à ce «qu’on leur fiche enfin la paix» et c’est d’ailleurs très exactement en ces termes que certaines le revendiquent. Le moindre respect qu’on leur doit est de prendre cette demande au sérieux et de ne pas prétendre décider à leur place de ce qu’elles veulent vraiment. J’engrange aussi un autre point important : «l’interdit» dont parle Guy Haarscher ne s’adresse qu’à l’école et il n’est pas question de l’étendre ni aux citoyens majeurs, ni à à d’autres domaines de l’espace public. Cela non plus, n’est pas acquis dans tous les milieux laïques et je citerai volontiers mon interlocuteur dans les débats futurs. De mon côté, j’admets sans réserve qu’il doit y avoir des interdits à l’école et que les interdits peuvent être structurants. Toute la question est précisément de savoir ce qui doit être interdit, pourquoi, à qui et dans quel contexte. Et c’est là, bien sûr, que les difficultés apparaissent. Guy Haarscher nous dit de ces interdits que «c’est valable pour tout le monde». Sûrement le pense-t-il. Mais dans les faits, qu’en est-il ? (2) Le Rappel a eu de belles occasions de prouver dans les faits que «c’est valable pour tout le monde» et donc que l’islam n’est pas spécifiquement visé : encore tout récemment, il aurait pu, par exemple, dénoncer vigoureusement la scandaleuse couverture du Vif titrant «Comment l’Islam menace l’école». Cela ne demandait pas une imagination ou un courage exceptionnels : on a là un exemple presque «idéal-typique» de la dérive démagogique et poujadiste qui menace constamment même la presse de qualité Je partage l’avis de Guy Haarscher sur un point au moins : même contestable, l’article en lui-même ne méritait pas d’être ainsi «trahi» par le titrage. Et cela aurait certainement donné du crédit à l’idée qu’il n’y a dans certains «rappels à l’ordre» laïques aucune partialité à l’encontre de l’islam. Précisément, le Rappel a publié un communiqué de presse. Or à qui s’en prend ce communiqué ? Non pas au Vif, dont la couverture est jugée simplement «manquer de nuances» (merveilleuse litote) mais au Mrax, qui a déposé plainte (c’est sa mission) et dont on dénonce la «virulence des attaques». Beau renversement de valeurs ! Que n’aurait-on pas entendu si un journal s’était permis de titrer «Comment le judaïsme menace l’école» ? Qu’aurait dit Guy Haarscher ? Et qu’aurait dit Dorothée Klein, la rédactrice en chef du Vif ? Comment pouvoir après cela encore affirmer que «c’est valable pour tout le monde» ? Et tout le problème est bien là.
(3) Venons-en en effet au contexte mondial. Guy Haarscher argumente que la référence à ce contexte vaut dans les deux sens. Il clarifierait alors le débat en affirmant plus explicitement ce qu’il veut (ou ne veut pas) défendre. Il doit alors nous dire si la mise à sac d’un pays peut faire avancer la cause de «la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité, la douceur de vivre, la tolérance…», toutes valeurs que je partage avec lui. Il doit également préciser si les quatre cents mille morts (probables) de la guerre en Irak «équilibrent» les quatre mille morts du 11 septembre 2001. Il lui faut aussi préciser la logique sémantique en vertu de laquelle les assassinats de civils par les djihadistes sont du «terrorisme» alors que les assassinats de civils par les soldats (ou les mercenaires) américains, anglais, polonais ou israéliens (entre autres) portent le nom qu’on veut sauf celui de «terrorisme». Il devra aussi s’interroger sur l’impact du soutien massif des gouvernements américain et européens au fondamentalisme afghan au moment de l’invasion soviétique. Et il devra se demander pourquoi les alliés des «défenseurs des droits de l’Homme» dans la région sont systématiquement les régimes les plus rétrogrades, qu’il s’agisse des Wahabites saoudiens (dictature théocratique) ou de la main de fer (laïque) de Ben Ali en Tunisie. S’il veut montrer que tout cela «s’équilibre», il lui faudra être convaincant. Guy Haarscher termine en disant qu’il défend la liberté religieuse partout : «En Europe, en Afrique, en Asie. Partout». Et l’Amérique ? Lapsus ? Ces questions ne nous éloignent en rien de la laïcité : nous sommes dans un monde globalisé, au moins au plan médiatique, et aucun discours laïque ne peut être crédible s’il n’en tient pas compte. Or, à ce sujet, une partie au moins du monde laïque est doublement aveugle. D’une part, elle semble incapable de prendre la mesure du discrédit moral que la politique de la majorité des États occidentaux fait peser sur les valeurs dont ils se réclament (et notamment la laïcité). Ce discrédit est dévastateur. Hors même la question de l’islam, songeons à quel point le brusque accès d’indignation occidental à l’égard du Tibet au moment des jeux olympiques a pu sembler «gonflé» à une opinion publique chinoise parfaitement informée de l’horreur des guerres du Moyen-Orient. Mais dans le même temps, cette partie du discours laïque «aplatit» complètement la dimension territoriale des problèmes en raisonnant comme si la question de l’islam, ou la question du voile se posait de manière identique dans nos démocraties et dans les dictatures théocratiques, comme si nos sociétés civiles étaient inexistantes et nos Etats désarmés, et comme si les musulmans d’ici n’étaient pas d’abord des citoyens d’Europe fondamentalement attachés à la liberté personnelle et à l’accès à la consommation qui sont (pour le meilleur et pour le pire) au coeur des valeurs occidentales. La laïcité crédible, pour moi, est celle qui intègre ces réalités et prend position. Parce que sont ses valeurs, nos valeurs qu’on instrumentalise pour les causes les plus indéfendables. Le dire plus clairement ne réglerait pas la question du rapport aux religions dans nos sociétés mais aiderait certainement à lever certaines équivoques, notamment à l’égard de ceux qui pourraient être tentés de rejeter la laïcité en raison de cette instrumentalisation même.
Salve 4 – Gare au manichéisme – Guy Haarscher
Il me semblait avoir répondu à la première «salve» de Marc Jacquemain en insistant sur le fait que le contexte mondial ne devait pas, à mon avis, influencer la manière dont nous appliquons les principes de la démocratie et de la pensée critique. Il y revient pourtant assez longuement dans sa deuxième «salve». Je pense que, quand on invoque ce contexte, il faut (ce qui est, je le reconnais, difficile), le faire de façon sinon objective (qui peut y prétendre ?), du moins honnête et autant que faire se peut impartiale. Mon interlocuteur montre beaucoup de passion quand il parle des guerres d’Irak et d’Afghanistan («bombardant, détruisant, massacrant, et même violant et pillant…»). C’est son droit, et ce qu’il dit correspond au moins à une partie de la réalité, cependant bien plus complexe et moins «manichéenne». Si je voulais aborder la question du voile à partir de la réalité internationale – ce que je n’ai délibérément pas fait –, je mentionnerais des faits tout aussi insoutenables, et notamment les violences exercées par les Gardiens de la Révolution iraniens contre les femmes qui refusaient de le porter. Personne ne peut nier que, pour de nombreuses femmes, le port du voile soit apparu comme imposé de l’extérieur avec une grande violence et est associé dans leur esprit à une régression de leurs droits. La signification d’oppression et d’intimidation de ce signe est massive, même si j’ai reconnu qu’elle n’explique pas la totalité du phénomène.
Un tel élément, que l’on ne doit ni surestimer ni sous-estimer, suffit selon moi à justifier la sage politique d’interdiction des signes religieux et politiques à l’école publique, laquelle – je le rappelle – existait, notamment dans les écoles de la Ville de Bruxelles, bien avant 1989, année où l’affaire à commencé à Creil, près de Paris. Marc Jacquemain fait beaucoup de cas de la couverture du Vif-L’Express «Comment l’islam menace l’école». L’ accroche est sans doute encore plus inacceptable à l’intérieur, où l’islam est censé gangrener l’école. Le titre est sûrement maladroit (parler de l’islam en général plutôt que de courants radicaux spécifiques ne fait qu’entretenir la confusion), et l’usage du mot «gangrène» m’a personnellement choqué. Mais il est dommage que l’arbre ait caché la forêt, dans la mesure où l’article lui-même apparaît beaucoup plus nuancé, pointant des questions que seule l’hypocrisie ou l’autocensure pourraient nous obliger à ne pas poser. Et puisqu’il faut y revenir (Jacquemain, pour une raison que j’ignore, fait souvent cette comparaison), je répète que si les Juifs ultra-orthodoxes grignotaient progressivement en Belgique les acquis de la laïcité, comme ils le font en Israël au grand dam des esprits rationalistes et critiques, il faudrait les dénoncer (avec, bien sûr, un titre nuancé…). Ce que je ne comprends pas, c’est le raisonnement de Marc Jacquemain par lequel il refuse – tout à fait légitimement – d’amalgamer l’islam avec les dérives islamistes, alors qu’il n’hésite pas à parler du «discrédit moral que la politique de la majorité des États occidentaux fait peser sur les valeurs dont ils se réclament». C’est d’abord – même si l’on adopte une approche moins simpliste, émotionnelle et manichéenne que celle de mon interlocuteur – le discrédit de l’administration Bush qui est en question. Mais cela n’ôte rien à la validité de valeurs de laïcité qui ne sont d’ailleurs sûrement pas celles du président américain, prompt à défendre l’Intelligent Design et autres formes politiquement correctes du vieux créationnisme. En bref, cela n’a rien à voir, et d’ailleurs la question du foulard est bien antérieure à la politique menée par l’administration Bush en réaction aux attentats du 11 septembre. J’aimerais que l’école soit un lieu de formation à la pensée critique et à la tolérance, et que – pour un moment seulement – les élèves mettent sous «voile d’ignorance» (John Rawls) la passion identitaire politico-religieuse. Cela suppose du doigté et du talent. Pour nous atteler à cette tâche, nous n’avons pas besoin de fausses polémiques, de «nouvelle laïcité», de «laïcité positive» (Sarkozy) ou d’un manuel de «bon usage» de la laïcité.
Salve 5 – «Symétriser le regard» – Marc Jacquemain
La réponse de Guy Haarscher est symptomatique de la différence d’approche : si je crois, comme lui, que les principes de la démocratie et de la pensée critique sont universalisables en droit, c’est en contexte qu’on leur donne une portée et un contenu concrets. Saddam Hussein était un dictateur sanglant (quoique laïque, lui) et les femmes voilées sont odieusement opprimées en Afghanistan, c’est indiscutable. Mais ce n’est assurément pas pour elles qu’on y fait la guerre. En revanche, le contexte de ces guerres, tout comme le contexte de la discrimination dont sont victimes chez nous les musulmans (et bien d’autres) contribue très lourdement à façonner les représentations réciproques : «l’islam» et «l’Occident» ne constituent pas des réalités homogènes du point de vue du philosophe comme du sociologue, mais elles ont pris une pesanteur considérable dans l’imaginaire tant des laïques que des musulmans d’ici. Et dans ce contexte, pour arracher nos valeurs fondamentales (démocratie, pensée critique, droits de l’homme) au discrédit qui les menace en raison de leur dévoiement guerrier et colonialiste, il y a un préalable obligé : tenter le décentrement – essentiel pour moi à la démarche laïque – qui consiste à se demander ce que l’autre voit et ce qu’il ressent À cet égard, je me reconnais entièrement dans la position d’Edouard Delruelle défendue dans Espace de Libertés (septembre) : «L’interculturel est-il soluble dans la démocratie ?». Comment dégager dans nos représentations (nos obsessions, parfois), ce qui est authentiquement universel et ce qui est largement contingent ? Comment notre «universel» résiste-t-il à la critique de l’autre ? On voit bien à travers le débat mené dans ces colonnes que, même au sein du monde laïque, cette «symétrisation du regard» est difficile. Or, pourtant, symétriser le regard, c’est précisément l’exact contraire du «manichéisme» que m’impute Guy Haarscher. C’est même, pour ma part, la signification concrète fondamentale du «voile d’ignorance» rawlsien.
Les témoignages recueillis par Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tévanian dans leur tout récent livre I. Chouder, M. Latrèche, P. Tévanian, Les Femmes voilées parlent, Paris, La Fabrique, 2008 montrent bien comment, dans ce contexte aussi bien mondial que social, «l’injonction à l’intériorisation» s’est traduite pour de nombreuses jeunes femmes musulmanes par une forme – souvent odieuse – de stigmatisation. Il montre aussi comment une loi se revendiquant de la laïcité a été souvent instrumentalisée au profit d’une «chasse aux sorcières» d’une mesquinerie écoeurante (le foulard, non, mais le bandana, oui, à condition que les cheveux dépassent et seulement dans les couloirs, mais pas en classe…) qui finit par dénaturer le métier d’enseignant. Il montre enfin que ces femmes qui choisissent le voile en Europe, sont à la fois solidaires du combat des femmes opprimées à qui on impose le voile (ici, comme dans les théocraties musulmanes), et, dans le même mouvement, refusent énergiquement d’être les victimes «collatérales » de ce combat en abdiquant leurs propres droits. Elles dénoncent la loi française sur le voile (et je partage leur conviction) comme l’expression d’une conception partiale et non universalisable de ce qui peut légitimement s’exprimer ou non Elles relèvent, selon la belle formule de Michael Walzer, d’un universel «surplombant», c’est-à-dire posé a priori et non d’un universel «réitératif», produit par la convergence des expériences d’émancipation. Mais on pourrait aussi retourner l’argument rawlsien proposé par Guy Haarscher : cette loi ne passerait pas le test du «voile d’ignorance». Le «doigté» et le «talent» qu’évoque Guy Haarscher impliquent précisément qu’on évite, y compris à l’école, de faire prévaloir de force une conception extrêmement spécifique de ce qu’est une façon «acceptable» de se vêtir, surtout au prix de la stigmatisation, voire de l’exclusion des jeunes femmes «rebelles». Pour le dire dans les mots d’Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tévanian : «Lutter contre le voile obligatoire et contre le dévoilement obligatoire, pour le droit d’aller tête nue et pour le droit de se couvrir, c’est un seul et même combat : le combat pour la liberté de choix et plus précisément pour le droit de chaque femme à disposer de son corps». On ne pourrait pas mieux le dire et cela vaut même pour l’école. Le vrai débat entre les différentes conceptions de la laïcité ici exprimée me paraît bien celui-là : comment arriver à symétriser notre regard, c’est-à-dire, au fond tout simplement, à mettre nos prétentions à la démocratie et à la pensée critique à l’épreuve de la pratique ? Ce débat-là me paraît tout sauf inutile.
Salve 6 – Pas de géométrie variable – Guy Haarscher
Je voudrais répéter que l’école doit rester un espace protégé des passions politico-identitaires, et en particulier du contexte international, toujours susceptible de présentations simplificatrices, et souvent manipulatrices. L’éducation à la pensée critique et à la tolérance passe par un tel choix. Les élèves n’ont pas à venir à l’école en affichant des «convictions» et des «identités». Ils ont le droit d’être traités en personnes responsables, mais il dépend de l’autorité des professeurs que les questions difficiles soient abordées dans un calme propice à l’exercice de la pensée libre. D’accord pour déconstruire, comme le souhaite Marc Jacquemain, les représentations et les clichés relatifs à l’Occident, à l’islam, aux Juifs, aux Chinois, etc. Cessons de croire que le monde entier est suspendu aux relations entre Occident séculier et islamisme politique : notre avenir concerne la défense de valeurs démocratiques et humanistes qui divisent toutes les traditions. La laïcité n’est pas antireligieuse : elle permet que le vivre-ensemble démocratique ne soit pas – comme c’est si souvent le cas dans l’histoire – affecté par la prétention des religions à la Vérité absolue, et donc par l’intolérance potentielle qu’elles recèlent. Si les «Églises» (au sens large du terme) acceptent de se retirer de l’école et de l’État, ce que les traditions religieuses ont apporté de précieux se laissera mieux percevoir. «Symétriser notre regard», demande Marc Jacquemain. Oui, mais tout dépend de quelle symétrie. Je connais beaucoup de gens qui, du sein même de la tradition dans laquelle ils ont été éduqués, adhèrent pleinement aux idéaux démocratiques. J’en connais qui ont – c’est leur droit le plus strict – décidé de quitter ces traditions pour vivre une vie différente. Mais j’en connais aussi qui voudraient que tout soit relatif, et qu’on accepte comme légitime le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, y compris quand ce dernier se réduit au droit des dictateurs et des hérauts de l’orthodoxie la plus obscurantiste à disposer de leurs propres populations. Les droits de l’homme n’appartiennent pas à l’Occident, qui les a suffisamment souvent violés – sur ce point je suis d’accord avec mon interlocuteur. Ils appartiennent à tout le monde, et leur défense ne doit pas être à géométrie variable en fonction de la qualité de leurs adversaires.
Souvent, la stratégie d’opposition frontale aux valeurs démocratiques est abandonnée au profit d’une stratégie d’«entrisme» consistant à prétendre y adhérer tout en les minant de l’intérieur. Dans ce cas, le négationniste devient un scientifique «critique», le censeur un défenseur des sensibilités religieuses blessées, le port du foulard islamique, imposé à tant de femmes, un exercice du droit à la liberté de conscience, et la critique de la religion politique – si vitale pour nos démocraties – … un symptôme de racisme. De ce dernier point de vue, on ne dénoncera jamais assez l’entreprise d’intimidation visant à traiter de racistes ceux qui critiquent vivement la religion dans ses aspects les plus antidémocratiques. L’ouvrage collectif Du bon usage de la laïcité n’échappe malheureusement pas à un tel travers : Marc Jacquemain reconnaît certes que «la demande d’interdiction du voile ne constitue pas en soi une position raciste». Mais c’est pour ajouter quelques lignes plus loin que «le fait du racisme(…) constitue le contexte immédiat du débat sur le voile dans des pays comme la France et la Belgique» (p. 93). Or le reste du livre laisse entendre que, dans l’affaire du «foulard», la dimension raciste est dominante (ce que j’ai contesté tout au long de la présente discussion). Qui plus est, certains articles abandonnent la position relativement nuancée de Jacquemain pour établir une équation stricte entre l’interdiction du foulard à l’école et le racisme : voir l’article de Radouane Bouhlal, «La laïcité peut-elle engendrer le racisme ?» (pp. 75-100). L’article de Jean Bricmont (pp. 35-48) va également dans ce sens, mais son caractère hâtivement polémique et son anti-américanisme primaire affaiblissent décisivement le caractère scientifique de l’ouvrage. On ne luttera pas efficacement contre le racisme en manifestant quelque complaisance que ce soit vis-à-vis de l’intégrisme, même dans ses versions apparemment soft. Je suis, on l’aura compris, profondément en désaccord avec Marc Jacquemain, mais il ne me viendrait jamais à l’idée de le qualifier de raciste – une opinion, rappelons-le, dont l’expression est non seulement immorale, mais aujourd’hui illégale dans de nombreux pays européens. Je voudrais que ceux qui, comme moi, se trouvent en désaccord radical avec le projet du Bon usage de la laïcité soient traités en évitant de tels excès polémiques, qui ne font qu’affaiblir le combat contre le racisme réel en entretenant la confusion. Ces dérapages sont extrêmement périlleux pour la liberté d’expression, qui est si fondamentale pour notre système démocratique, et implique la libre critique des religions, même, pour citer la Cour européenne des droits de l’homme, sous la forme de propos qui «heurtent, choquent ou inquiètent» Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Handyside c/Royaume-Uni (1976).