Politique
La laïcité à l’épreuve
12.06.2006
Si Ratzinger est un grand conservateur, il a au moins le mérite d’être clair et honnête sur la nature de ses idées et sur la nécessité de les diffuser et de les appliquer dans le champ politique. Et à ce titre, un texte récemment publié par le Vatican représente un cadeau unique, une opportunité rare pour démontrer le danger des religions lorsqu’elles cherchent à se mêler du politique. Le danger des dogmes indiscutables lorsqu’ils cherchent à orienter la vie de la cité. Le document publié par le service presse du Vatican le jeudi 30 mars s’intitule «Discours du pape Benoît XVI aux participants au Congrès promu par le parti populaire européen».Le texte intégral est .disponible sur le site Internet du Vatican (17/05/06). Devant les élus du plus grand parti au Parlement européen, le pape a commencé à expliquer à qui voulait bien l’entendre, qu’en Europe, sur le plan strictement religieux, il n’y a pas de place pour les musulmans, les juifs, les laïques, les athées et les agnostiques. En effet, a-t-il précisé, l’Europe doit faire face à «des questions complexes de grande importance», et pour atteindre ces objectifs, «il sera important de s’inspirer, avec une fidélité créative, de l’héritage chrétien qui a apporté une contribution tout à fait particulière à la formation de l’unité de ce continent. En tenant compte de ses racines chrétiennes, l’Europe sera capable de donner une orientation sûre au choix de ses citoyens et de ses peuples, elle renforcera sa conscience d’appartenir à une civilisation commune et elle consolidera l’engagement de tous dans le but de faire face aux défis du présent en vue d’un avenir meilleur» Tous les extraits cités proviennent de la même source. On l’aura compris, il ne s’agit bien entendu pas d’interdire certaines croyances ou certaines convictions laïques vis-à-vis de la vie, de la mort, de la société et du monde. Non ! L’objectif est de cadenasser l’idée que si le religieux doit apparaître dans le politique et dans l’organisation de la cité, il sera chrétien ou ne sera pas ! Et à ce titre, les dizaines de millions de personnes qui ne l’entendent pas de cette manière ne méritent aucune attention. Le Parti populaire européen est un parti chrétien-démocrate et conservateur qui réunit plus ou moins ces tendances politiques parmi les différents pays de l’Union européenne. On y trouve notamment le CDH et le CD&V pour la Belgique, la CDU d’Angela Merkel pour l’Allemagne ou encore Forza Italia pour l’Italie. Le pape apprécie le Parti populaire européen, il a d’ailleurs salué la «reconnaissance accordée .par le PPE. à l’héritage chrétien de l’Europe, qui offre de précieuses orientations éthiques dans la recherche d’un modèle social qui réponde de manière adéquate aux questions posées par une économie déjà mondialisée et par les mutations démographiques, en assurant la croissance et l’emploi, la protection de la famille, l’égalité des chances pour l’éducation des jeunes et la sollicitude pour les plus pauvres». Éradiquer la laïcité Si ces propos peuvent sembler anodins, ils sont en réalité fondamentaux pour l’avenir de l’Union européenne et les valeurs laïques qui animent sa construction et son intégration depuis le début : «le soutien que vous apportez à l’héritage chrétien, explique le pape aux élus de la formation politique la plus puissante du Parlement européen, peut contribuer de manière significative à tenir en échec une culture aujourd’hui très amplement diffusée en Europe qui relègue dans la sphère privée et subjective la manifestation des convictions religieuses de chacun». En clair, le pape considère que la reconnaissance de l’héritage chrétien par l’Europe peut contribuer à affaiblir et à démanteler le principe élémentaire de la séparation de l’Église et de l’État. Un principe selon lequel le religieux ne se mêle pas du politique et ne cherche pas à imposer son agenda, et de la même manière le politique ne s’occupe pas du religieux et ne cherche pas à intervenir sur sa doctrine et son organisation. Un principe qui, en effet, et heureusement, «relègue dans la sphère privée et subjective la manifestation des convictions religieuses de chacun». Il est difficile de reprocher à Benoît XVI de dissimuler la place qu’il envisage pour le Vatican au sein de l’Union européenne. Le christianisme doit s’imposer sur le marché des biens de croyances et de certitudes et contribuer au passage au déclin de la culture laïque qui mine l’Europe et qui minimise «le rôle public .du. christianisme». Pour le successeur de Jean-Paul II qui était aussi son idéologue, le gardien du dogme, la démocratie ne repose par prioritairement sur les hommes, les citoyens, les élections, les institutions et l’alternance du pouvoir, c’est-à-dire sur «l’indétermination radicale» telle que décrite par un Claude Lefort dans L’invention démocratique C.Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981. Sur Lefort et l’aventure démocratique, lire également notre chronique «L’Illusion démocratique» de juin 2005 (POLITIQUE, n°40). Non ! La démocratie repose sur les valeurs chrétiennes, des valeurs «fondamentales pour le bien de la société, et ce faisant l’Union européenne ne peut trouver qu’un enrichissement à la reconnaître». Ce serait d’ailleurs, ajoute-t-il, «un signe d’immaturité, voire de faiblesse, de choisir de s’y opposer ou de l’ignorer, plutôt que de dialoguer avec elle». Et il faut reconnaître, conclut-il dans un propos au mieux incompréhensible, au pire totalement antinomique, «qu’une certaine intransigeance séculière se révèle ennemie de la tolérance et d’une saine vision séculière de l’État et de la société». Le mépris pour les millions de personnes qui ne se retrouvent pas dans l’héritage chrétien ou qui admettent son existence sans vouloir en faire une religion d’État caractérise le discours d’un individu et d’une institution qui placent la loi de Dieu avant la loi de l’homme. Un pape et une cité où la parole de Dieu est indiscutable, et partant, en totale contradiction avec la vie «bassement» réelle et très concrète de plus de six milliards d’âmes qui peuplent notre planète. Ce postulat théocratique pourrait être risible s’il ne concernait qu’une poignée d’illuminés au Mandarom ou chez Raël sans influence sur nos idées et nos principes démocratiques. Mais ce discours est la parole officielle de l’Église catholique et à ce titre, la suite du discours de Benoît XVI devant les parlementaires offre une idée très concrète de l’Europe de demain lorsque «le rôle public .du. christianisme» sera officiellement et institutionnellement reconnu. Une Europe ou la culture «qui relègue dans la sphère privée et subjective la manifestation des convictions religieuses de chacun» sera définitivement balayée. La chasse aux comportements déviants Le pape tient d’abord à rappeler que «l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et .qu’il. accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables». On y trouve notamment «la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle», c’est-à-dire en substance l’interdiction de l’avortement, de la contraception, du préservatif et de l’euthanasie. Une interdiction stricte et indépendante des réalités de terrain qu’il soit question d’adolescentes ou de femmes violées et enceintes souhaitant se faire avorter, de couples dont un membre est atteint du sida et qui souhaite utiliser une capote, de jeunes paralysés aveugles, sourds et muets souhaitant mourir ou de vieilles personnes plombées par des cancers incurables et douloureux demandant qu’on abrège leur souffrance. Le dogme a ceci de particulier qu’il est indifférent aux réalités de terrain. L’Europe du Vatican, c’est aussi «la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille – comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage – et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes». Les homosexuels qui souhaitent sceller leur amour dans un contrat fort et reconnu par les pouvoirs publics apprécieront le mépris dans lequel Benoît XVI les tient. Un mépris qui concerne également les hommes et les femmes qui cultivent le bonheur sans souhaiter ce même contrat et qui aux yeux du Vatican ne méritent pas plus de respect. Un dédain qui ne va pas contrarier la Ligue des familles polonaises (LPR), une formation homophobe d’extrême droite récemment entrée dans le gouvernement conservateur de Marcinkiewicz Lire entre autres articles, «Danger en Pologne» dans Le Monde du 6 mai 2006 et disponible à l’adresse http://www.lemonde.fr (../web/article/0,1-0@2-3214,36-768895,0.html)… Pour appuyer sa vision du monde, le pape affirme que ces principes «sont inscrits dans la nature humaine elle-même et .qu’. ils sont donc communs à toute l’humanité. L’action de l’Église en vue de leur promotion n’est donc pas à caractère confessionnel, mais elle vise toutes les personnes, sans distinction religieuse». La stratégie ici est très simple : ne croyez pas que quelqu’un cherche à vous imposer ses idées, celles-ci sont simplement dans la nature et partant, elles sont indiscutables et universelles. Tout est donc dit, tout est donc vain, il ne sert à rien d’interroger le discours du pape, il ne fait que «lire» dans les arbres, dans le ciel et dans nos corps ! Mais en définitive, c’est la fin du discours de Ratzinger aux parlementaires du Parti populaire européen qui mérite le plus notre attention. Quelques lignes qui montrent comment la politique ne doit pas être séparée du religieux mais au contraire inspirée par celui-ci et même d’une certaine manière guidée et orientée par sa doctrine : «Chers amis, conclut le pape devant les parlementaires démocrates-chrétiens et conservateurs, en vous exhortant à un témoignage crédible et cohérent de ces vérités fondamentales à travers votre action politique, et plus fondamentalement à travers votre engagement à vivre de manière authentique et cohérente votre vie, j’invoque sur vous et sur votre activité l’assistance continue de Dieu et en gage de celle-ci, je vous donne de tout coeur ma Bénédiction, ainsi qu’à tous ceux qui vous accompagnent». Alléluia !