Politique
La gauche à l’épreuve du revenu de base
05.03.2018
Dans les autres pays, on parle plutôt de basic income, soit, en français, de « revenu de base ». Le concept est plus large, et l’allocation universelle
« chimiquement pure » n’en est qu’une forme particulièrement radicale. Mais le « revenu de base » peut également désigner d’autres dispositifs, qui auraient pour ambition non pas de remplacer la sécurité sociale, mais de la compléter.
Il s’agit là d’un débat capital pour l’avenir d’un modèle social que d’autres pays nous envient. En Belgique, la sécurité sociale a institué des mécanismes de solidarité – entre riches et pauvres, entre malades et bien portant·e·s, entre générations – qui empêchent les familles de sombrer dans la précarité malgré les aléas de l’existence qui pourraient les toucher. Il serait irresponsable d’en faire table rase pour mettre un autre système à la place. Les rapports de forces politiques et sociaux étant aujourd’hui ce qu’ils sont, tout nouveau système se traduirait obligatoirement par un recul social.Ce texte de François Perl qui suit constitue une première introduction à ce débat. Politique le poursuivra dans ses prochaines livraisons, qui illustreront des points de vue divers, afin que chacun·e puisse se faire sa propre opinion.
Le débat sur le revenu de base s’impose depuis quelque temps comme une des principales grilles d’analyse de l’avenir de l’État social. Difficile, en effet, de se projeter dans ce que serait l’évolution de nos mécanismes de solidarité dans les prochaines années ou décennies sans qu’il soit évoqué. Pourtant, le revenu de base n’est pas une proposition neuve. Elle revient de manière cyclique à des moments de crise, singulièrement lorsque le financement de la protection sociale est en débat[1.D. Zamora, J.-M. Harribey., M. Alaluf, S. Ackerman, Contre l’allocation universelle, Lux, 2016.]. Il apparaît, désormais, comme un deus ex machina capable de résoudre les insécurités à la fois liées à la consolidation de plus en plus aléatoire des prestations sociales et à la perspective de la fin programmée du travail[2.Pronostiquée par plusieurs auteur·es (J. Rifkin, La fin du travail, 1997, La Découverte ; D. Méda, Le travail : une valeur en voie de disparition ?, 2010, Champs) qui sont généralement acquis au revenu de base.].
Une série d’éléments ont remis récemment la question au-devant de la scène :
— La proposition de revenu universel d’existence développée en France par Benoît Hamon dans son programme présidentiel.
— L’expérimentation lancée par l’institution de sécurité sociale finlandaise, la Kela, visant à tester sur 2000 chômeurs le remplacement des allocations de chômage classiques par une allocation universelle de 560 euros par mois totalement inconditionnelle et maintenue en cas de reprise d’emploi[4.« Objectives and implementation of the Basic Income Experiment », sur le site de la Kela.].
— La « votation citoyenne » organisée en Suisse le 5 juin 2016 et visant à l’instauration d’un revenu de base inconditionnel[5.Le Monde, 5 juin 2016. Notons qu’en Suisse, l’opposition au revenu de base était principalement le fait de la droite locale et des organisations patronales. La gauche s’était divisée.].
— La très large audience internationale du livre Utopies réalistes du journaliste néerlandais Rutger Bregman[6.R. Bregman, Utopies réalistes, Le Seuil, 2017.] qui a remis au goût du jour les thèmes gorziens[7.Référence à André Gorz (1923-2007). Marxiste hétérodoxe, il évolue à partir des années 1980 vers une critique radicale de la société industrielle et du productivisme qui le fera considérer comme un des précurseurs de l’écologie politique.] d’émancipation du travail et de revenu inconditionnel.
Dans une certaine mesure, la Belgique pourrait revendiquer la paternité de l’idée, du moins dans sa forme moderne, puisqu’elle a refait surface dans les années 1980 au sein de cercles intellectuels issus de l’Université catholique de Louvain et notamment sous l’impulsion de Philippe Van Parijs, un des membres fondateurs du BIEN (Basic Income Earth Network), le principal mouvement international de promotion du revenu de base, et de Philippe Defeyt, ancien président du CPAS de Namur et figure historique d’Écolo.
Depuis lors, la proposition gagne du terrain dans la plupart des partis, et des deux côtés de la frontière linguistique. Même au sein de la mouvance socialiste, traditionnellement réticente à cette idée jugée antinomique avec la vision social-démocrate traditionnelle de l’État-providence, les lignes semblent bouger.
En effet, au moment de la votation suisse, Paul Magnette lançait un ballon d’essai. Il estimait que l’allocation universelle, « c’est le sens de l’histoire » en précisant : « Je suis convaincu que l’on va passer, un jour, du régime de la sécurité sociale au régime de l’allocation universelle[8.La Libre Belgique, 7 juin 2016.]. » Immédiatement, il fut gentiment tancé par la plupart des autres ténors du Parti socialiste, mais l’idée a manifestement fait un bout de chemin puisque le Chantier des idées a accouché d’une proposition de création d’un « bonus social généralisé » qui se situe à mi-chemin entre un revenu de base inconditionnel et des prestations traditionnelles de sécurité sociale.
Profitant de cette séquence politico-médiatique, Écolo a lancé un débat public à partir d’une proposition rédigée par Philippe Defeyt, déjà cité. Cette proposition vise à créer une nouvelle branche de la sécurité sociale qui instaurerait un revenu de base d’un montant de 600 euros alloué à tous les ayants droit majeurs de la sécurité sociale et d’un montant de 300 euros aux mineurs. Ces montants sont complétés par tous les dispositifs existants de sécurité sociale et d’aide sociale, que la proposition Defeyt ne modifie pas. Pour les salariés, le revenu de base viendrait se substituer à une série d’exemptions fiscales (comme la quotité exemptée et le quotient conjugal) qui seraient abrogées et converties en prestation financière, rendant l’octroi du revenu de base neutre financièrement (du moins pour les bénéficiaires, puisque l’estimation du coût budgétaire de la proposition se chiffre à environ 12 milliards d’euros). Selon l’auteur de la proposition, ce basculement de la fiscalité vers un transfert financier forfaitaire se justifie par une meilleure adaptation aux nouvelles structures sociales, qu’elles soient familiales ou professionnelles, que la sécurité sociale et le système fiscal actuels n’encadrent que de manière imparfaite.
Outre une finalité « émancipatrice » au sens où, notamment, André Gorz l’entendait – c’est-à-dire la création de conditions permettant d’entrevoir la fin de la dépendance à l’égard du travail salarié –, la création d’un revenu de base répond, selon ses partisans, à deux questions majeures qui traversent notre système de sécurité sociale depuis quelques décennies : l’universalisation et l’individualisation des droits sociaux. Même si ce système, qui est issu du Pacte social de décembre 1944[9.Signé le 28 décembre 1944 par les dirigeants patronaux et syndicaux, ce Pacte social est l’acte de naissance de la sécurité sociale des salarié·es.], a considérablement évolué depuis sa « souche » bismarckienne[10.Du nom du chancelier prussien Otto von Bismarck qui a initié à la fin du XIXe siècle une sécurité sociale financée par des prélèvements sur les salaires « bruts ». Dans l’autre modèle dit « béveridgien », elle l’est par la fiscalité générale.
La plupart des systèmes actuels sont des hybrides de ces deux modèles, avec prédominance de l’un ou de l’autre.], il n’en reste pas moins fort lié aux carrières professionnelles et au statut familial dès qu’on sort du périmètre des soins de santé et des allocations familiales.
Quatre objections
Bref, l’idée est à la mode et il ne se passe presque plus une semaine sans que l’espace médiatique francophone – ou flamand, mais dans une moindre mesure – ne se saisisse de la question. Sans compter la multitude de débats organisés au sein du monde associatif et – fait intéressant – des syndicats qui débattent de plus en plus souvent du revenu de base.
Mais, malgré l’activisme de ses défenseurs et la vivacité du débat qu’ils ont initié, force est de constater que le revenu de base – dans sa version la plus étendue, c’est-à-dire sans restriction à son inconditionnalité – reste minoritaire à gauche. Même au sein d’Écolo, des voix discordantes se font entendre sur le sujet tandis que le PS, le PTB et la gauche syndicale restent, dans leur ensemble, assez rétifs à l’idée de se lancer dans l’aventure d’un revenu de base totalement inconditionnel.
D’une manière générale, la gauche opposée au revenu de base avance quatre objections.
— La mise en œuvre d’un transfert financier qui soit à la fois forfaitaire et inconditionnel, c’est-à-dire versé à chaque individu, entraînerait l’institutionnalisation d’une brèche dans les principes de solidarité, de sélectivité et de mutualisation qui fondent la sécurité sociale dans sa forme actuelle. Cette création conduirait immanquablement à la transformation de la sécurité sociale en un système d’assistance sociale forcément plus réduit et moins redistributif.
— La fin de la gestion paritaire, qui serait difficilement évitable en cas de basculement complet du régime de sécurité sociale vers un revenu de base, saperait un des principaux piliers du modèle belge de concertation sociale et aurait pour conséquence d’affaiblir considérablement les syndicats et les mutuelles.
— Le découplage partiel ou total des salaires et des prestations de sécurité sociale rendrait très précaires les positions des représentants des travailleurs dans la négociation salariale et aurait des conséquences potentiellement dévastatrices sur le droit du travail. Cet argument prend une acuité particulière dans le contexte de l’émergence de l’économie de plateforme.
— Le contexte budgétaire actuel et le renoncement, explicite ou non, des partisans du revenu de base à dégager des nouvelles pistes pour renforcer la base de financement de l’État social, entraîneraient une tension très difficile à réduire entre l’élargissement de la base des bénéficiaires de la sécurité sociale et le maintien du niveau existant des prestations sociales.
Ces quatre « péchés capitaux » du revenu de base rendent improbable l’émergence, à court terme, d’un consensus à gauche autour de cette proposition.
À cela s’ajoute la crainte affichée du coût politique excessif du système. En effet, au sein d’un gouvernement fédéral qui serait, dans la meilleure hypothèse, une coalition de forces politiques aux intérêts divergents, des concessions devraient être acceptées en échange d’avancées, même partielles, vers un revenu de base.
Pourtant, la proposition de Philippe Defeyt, qui apparaît désormais comme un point de référence dans le débat politique en Belgique francophone, ne comporte pas les germes d’un tel détricotage de la sécurité sociale. Loin de rejeter l’acquis de 70 ans de sécurité sociale, elle conserve la gestion paritaire dans son dispositif et respecte le principe de standstill (c’est-à-dire du non-recul) en maintenant, a minima, les droits actuels pour une partie des allocataires sociaux et en les étendant pour les autres.
Bon pour les femmes
Certain·es opposant·e·s au revenu de base insistent sur la faiblesse de la dimension genrée de la proposition de l’ancien président du CPAS de Namur.
Celle-ci ne répondrait pas aux principales objections féministes face au revenu de base, à savoir le risque de le voir se transformer en salaire domestique. La remarque est sans doute fondée, mais elle peut s’appliquer à l’ensemble des propositions qui impliquent une individualisation des droits sociaux. Il serait paradoxal de voir un des principaux combats féministes buter justement sur un tel argument.
D’autres enfin estiment que l’individualisation des droits sociaux peut être obtenue sans recourir à cette transformation majeure de la structure de l’État social.
Une proposition de loi déposée en 2012 par Zoé Genot, alors députée fédérale, allait d’ailleurs dans ce sens et avait permis de baliser budgétairement cette opération : la Cour des comptes l’évaluait à un coût annuel d’environ 12 milliards d’euros[11.Avis publié en ligne, document parlementaire, 2 octobre 2012.].
Enfin, le revenu de base – et ceci vaut pour la proposition Defeyt comme pour toutes celles qui circulent dans le débat public – est critiqué, de manière indistincte à gauche comme à droite, pour son coût budgétaire.
L’hypothèse retenue pour établir la « facture » du revenu de base, selon ses détracteurs, entraînerait soit une augmentation de la pression fiscale[12.Itinera Institute, Le revenu universel : déconstruction d’une fausse bonne idée, 17 juin 2017, en ligne.] soit une diminution de l’efficacité sociale de l’État-providence,
soit les deux[13.Le Monde, 24 mai 2017.].
Vers un revenu de base de gauche ?
Une des caractéristiques du revenu de base, qui est d’ailleurs un des principaux angles d’attaque de ses détracteurs, est sa capacité à transcender les clivages politiques. Bien entendu, la nature des propositions est intimement liée à l’ADN du camp politique qui les défend. Les propositions libérales insisteront, entre autres, sur la capacité du revenu de base à simplifier la structure de l’État social et à remplacer les systèmes traditionnels de sécurité sociale par un modèle plus proche de l’impôt négatif. Elles s’accompagnent souvent de propositions radicales en matière de fiscalité comme, par exemple, le remplacement de l’impôt progressif par un taux unique. À gauche, le revenu
de base est associé généralement, d’une part, à la résolution d’une série de problèmes du marché de l’emploi – comme la réduction du temps de travail ou la raréfaction des emplois – et, d’autre part, comme il a déjà été souligné, à l’individualisation des droits sociaux. D’où que vienne la proposition, le revenu de base sera toujours perçu comme une alternative « moderne » au vieux monde de la sécurité sociale bismarckienne, une alternative fondée sur la confiance dans la capacité d’autonomie des individus.
Les propositions convergent également vers un abandon des dogmes du workfare[14.Principe selon lequel les bénéficiaires de l’allocation de chômage doivent fournir un travail en échange.] et de l’activation puisque, dans son acception commune, le revenu de base n’est assorti d’aucune condition de recherche ou d’exercice d’une activité professionnelle.
Cette proximité idéologique, souvent associée à une forme d’estompement du clivage gauche/droite, s’explique en réalité par les fondements historiques et idéologiques du revenu de base, qu’on peut situer à l’intersection de la philosophie libérale utilitariste et du socialisme utopique. Absent des génomes dominants de la gauche (qu’elle soit strictement marxiste ou sociale-démocrate), le revenu de base a toujours été cantonné dans des champs idéologiques traditionnellement minoritaires, mais aussi plus ouverts à certains fondamentaux du libéralisme comme la responsabilité individuelle.
La crise actuelle de la social-démocratie a ouvert un espace politique pour les idées venues de ces champs. Ainsi, le revenu de base gagne du terrain partout où la social-démocratie ne parvient pas à dégager des solutions à la fois viables et désirables pour sortir des impasses de l’État social bismarckien.
On serait même tenté de parler d’un inclination culturelle pour le revenu de base : celle-ci est en train de conquérir progressivement une certaine forme d’hégémonie de pensée, ce qui oblige tous les courants de la gauche politique à prendre cette proposition en considération sans pour autant, évidemment, y
adhérer forcément.
L’instauration d’un revenu de base serait, à n’en pas douter, une transformation majeure de la nature assurantielle de la protection sociale, principal cadre de référence de la gauche en Belgique.
Divergences et rapprochements
Une analyse plus approfondie de la question permet de constater que, dans sa version actuelle, le système belge de sécurité sociale est l’objet de critiques semblables à celles qui sont adressées au revenu de base. Ainsi, par exemple, en instaurant des plafonds de rémunération pour le calcul des indemnités, le système actuel de sécurité sociale comporte déjà, de facto, une forfaitarisation (au moins partielle) des allocations.
Il ne faut pas sous-estimer non plus la conditionnalité qui régit, de plus en plus, le système : généralisation et allongement des stages préalables à l’ouverture des droits, contractualisation et « activation » des prestations, dégressivité des allocations.
Le lien entre un revenu de base et la responsabilité individuelle est une autre ligne de fracture importante au sein de la gauche. Une part importante de celle-ci considère que la promotion de la responsabilité individuelle, sous-jacente à toutes les propositions de revenu de base, est difficilement compatible avec le principe de responsabilité collective et « aveugle » qui constitue une des colonnes vertébrales de l’État social. Pourtant, ce lien entre revenu de base et responsabilité individuelle n’est pas exclusivement propre à une approche libérale de la solidarité.
En effet, une part non négligeable de la gauche reste, par exemple, acquise au lien entre les allocations de chômage et la disponibilité sur le marché de l’emploi. Ceci montre que les frontières ne sont pas si évidentes entre droits sociaux, responsabilisation et conditionnalité, dans la mesure où on peut légitimement penser que l’inconditionnalité du revenu de base est nettement moins contraignante sur le plan individuel que les différentes conditions posées par le système actuel, et notamment celle de disponibilité sur le marché de l’emploi.
Ces ambiguïtés de la gauche face à l’inconditionnalité et à l’individualisation des prestations se retrouvent également dans la question des « pièges à l’emploi » qui revient régulièrement dans le débat sur le revenu de base. Celui-ci est souvent présenté comme une prime à l’oisiveté et, dès lors, comme frein à l’entrée ou au maintien dans le marché du travail, quand il n’est pas tout simplement assimilé au rétablissement d’un « salaire familial » pour les femmes. Cette question mérite pourtant une approche plus nuancée dans le contexte sociétal actuel : le modèle patriarcal qui sous-tend la notion de « chef de famille » est nettement moins dominant aujourd’hui qu’à la naissance de la sécurité sociale et l’accès de plus en plus difficile au marché de l’emploi rend assez secondaire le problème des pièges à l’emploi.
Ces divergences cèdent cependant le pas à des rapprochements.
Ainsi, détracteurs et partisans du revenu de base peuvent se retrouver sur la nécessité de repenser les limites d’une protection sociale confrontée au développement des carrières atypiques, lesquelles rendent de plus en plus difficile la définition du périmètre assurantiel de la protection sociale.
L’estompement des frontières autrefois très rigides entre les trois statuts traditionnels de l’emploi en Belgique – fonctionnaire, salarié et indépendant – et l’extension du statut d’indépendant, notamment dans le cadre de l’économie de plateforme qui connait une progression fulgurante, oblige à à remettre en question le maintien de systèmes distincts de protections sociales étroitement liées à ces statuts. Une telle architecture relègue la cohorte grossissante des « hors-statut » vers des systèmes d’assistance sociale largement contractualisés et nettement moins protecteurs.
Bien entendu, sur ce dernier point, la thèse traditionnelle de la gauche consiste à vouloir résoudre cette question par le droit social et la défense du statut de salarié, un statut qui reste perçu comme le principal rempart contre la précarité et l’uberisation de l’économie. Mais ce discours peut-il encore dépasser le stade des incantations face à la précarisation du travail en général et du salariat en particulier ? Quand bien même ces incantations se traduiraient-elles en acte politique, pourra-t‑on encore lier à ce point statut professionnel et protection sociale, compte tenu de la structure actuelle des carrières ?
Il sera certainement très difficile pour la gauche de faire l’économie d’un débat sur le revenu de base, tant qu’elle n’aura pas pu trouver les moyens politiques de neutraliser les conséquences sur la protection sociale du développement des carrières atypiques, ces carrières où des périodes de travail et de non-travail cohabitent avec des allers-retours entre les différents statuts.
Ces allers-retours sont souvent dictés par le fonctionnement du marché de l’emploi, mais ils sont aussi la marque d’une génération qui se sent moins d’appétence que les précédentes pour les carrières rigides et planifiées.
Cette question est au centre du processus de survie de la gauche sociale-démocrate, qui a bien du mal à renouveler son discours de manière à impliquer les 18-30 ans, lesquel·les semblent plus réceptifs/tives que mythe du « tous entrepreneurs ».
À défaut de correspondre à l’optimum idéologique de la gauche (à l’exception notable de l’écologie politique), l’instauration d’un revenu de base offre des pistes de solutions alternatives à ces questions. Ces pistes qui sont tout à fait compatibles avec l’essence du compromis capital-travail, à condition de respecter trois balises qui seraient des conditions préalables et obligatoires de mises en œuvre d’un revenu de base « de gauche » :
— Le financement de la protection sociale par les gains de productivité est le cœur du réacteur de ce compromis. Cela implique notamment que toute extension des droits sociaux devrait être notamment financée par des cotisations sociales prélevées sur les postes de travail automatisés (robots dans les processus industriels, systèmes de paiement automatique dans la grande distribution…), mais aussi par une contribution des géants de l’économie de plateforme.
Contribution fondamentale, car un revenu de base inconditionnel pourrait constituer, pour ces entreprises, un subside qui leur permettrait de réduire encore les (maigres) rétributions qu’ils versent à leur personnel et, dès lors, de capter de manière encore plus flagrante les gains de productivité que cette
main-d’œuvre génère.
— Le maintien d’une gestion paritaire par les interlocuteurs sociaux (patronat/syndicats) tant des institutions de sécurité sociale que des décisions stratégiques de financement.
— La création d’un socle de revenu social qui serait supérieur, dans tous les cas de figure, au seuil de pauvreté.
Moyennant le respect de ces trois balises, l’instauration d’un revenu de base peut répondre à la nécessité impérieuse de repenser un État social qui fait de moins en moins consensus et d’enrayer son glissement vers un système minimaliste d’assistance, voire sa privatisation rampante. Celle-ci a d’ailleurs déjà commencé, sous l’impulsion de ces mêmes géants de l’économie de plateforme qui tentent – et tenteront de plus en plus – d’imposer des nouveaux modes de rémunération[15.AirBnB a récemment proposé à ses contractants en France de les rémunérer via des cartes de crédit prépayées pour leur permettre d’échapper à l’impôt sur le revenu.
Cette proposition a cependant été retirée suite au tollé qu’elle a provoqué dans la classe politique.] ou de couverture sociale[16.Deliveroo a, en Belgique et en France, conclu des accords avec des sociétés privées d’assurance en vue de couvrir civilement les conséquences des accidents de ses coursiers. Ces accords dérogent au droit commun des accidents du travail.].
Dans la situation actuelle, et tant que cette question continuera à rythmer l’agenda politique, la gauche sera confrontée à un choix existentiel : ou bien s’arcbouter sur un modèle assurantiel qui aura de toute manière besoin de solides corrections sociales pour intégrer les travailleurs précaires et les exclus du marché de l’emploi (soit pas loin de 40% de la population active), ou bien adopter un modèle plus universel de sécurité sociale, qui sanctuarise le rôle protecteur de l’État social pour l’ensemble de la population.