Politique
La France au Rwanda : secret d’État
28.10.2014
Vingt ans après le génocide, l’État français se décharge toujours de sa responsabilité dans les massacres. Or, comment envisager une réconciliation entre Kigali et Paris, et plus largement entre deux peuples, sans reconnaissance des faits ?
La fin des commémorations du XXe anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda nous donne l’occasion d’analyser la perception de cet événement dans la société française. Bien entendu, l’intérêt de s’y arrêter est lié à la responsabilité de la France dans cette tragédie, responsabilité toujours largement inassumée par tous les gouvernements en place dans l’Hexagone, et ce jusqu’à aujourd’hui. C’est d’autant plus regrettable que la médiatisation de l’événement semble enfin, si pas reconnaître explicitement, du moins mentionner l’implication de la France avant et pendant le génocide.
La plupart des grands journaux (Le Monde, Libération, Histoire…) l’évoquent explicitement et même le journal de TF1 mentionnait, dans un reportage sur les commémorations, le soutien de la France au gouvernement génocidaire, largement guidé par la défense de la francophonie dans le pays[1.20 heures du 7 avril 2014.]. Comme on le voit dans ce reportage, il est clair que la reconnaissance de cette responsabilité par les médias nécessite de prendre en compte, d’une part, l’attitude du président rwandais Paul Kagame qui a, durant les commémorations, sous-entendu publiquement la responsabilité de Paris dans le génocide[2.Kagame va cependant plus loin car il accuse des militaires français d’avoir directement participé au génocide. Malgré les travaux d’investigations de Serge Farnel, qui vont dans le même sens, nous restons prudents quant à cet élément car le nombre de témoins directs semble relativement restreint.]. Mais, d’autre part, et c’est sans doute plus déterminant, il faut souligner le travail infatigable de nombreux chercheurs pour pointer le rôle de la France. Pensons notamment à Jacques Morel, Jean-Paul Gouteux, François Dupaquier, Jean-Pierre Chrétien et à l’association Survie qui ont largement contribué à faire sortir ce secret de polichinelle au grand jour, rendant impossible pour tout analyste honnête de nier la réalité. Par ailleurs, il ne faudrait pas considérer l’action de la France au Rwanda comme un événement ponctuel. En effet, elle s’inscrit dans un contexte plus large, fait de relations politico-mafieuses entre les élites de la République et leurs homologues africaines et visant à garder à la fois une influence politique dans la région ainsi que l’accès facile aux ressources du continent. Cette « Françafrique »[3.Ce terme fut popularisé par François-Xavier Verschave, ancien président de l’association Survie.], pour reprendre un terme communément admis, ne s’encombre pas des considérations démocratiques ou humanistes chères à la France officielle.
Un déni toujours bien présent
Si le soutien du gouvernement Mitterrand au régime Habyarimana avant et au début du génocide est relativement avéré, c’est moins le cas pour la controversée opération Turquoise, déployée à la fin du génocide et ayant officiellement pour but de faire cesser les massacres. S’il est indéniable que de nombreux civils furent sauvés par les troupes françaises, ces dernières ont surtout permis l’exfiltration au Congo voisin (alors appelé Zaïre) des troupes génocidaires, accompagnées de milliers de réfugiés hutus fuyant les exactions du FPR[4.Front patriotique rwandais. Le FPR était à l’origine un mouvement rebelle essentiellement composé de Tutsis ayant fui le pays à partir des années 60 suite aux persécutions dont ils furent victimes. L’objectif du FPR était le renversement du gouvernement Habyarimana et le retour des réfugiés au Rwanda. Une guerre entre les deux camps débutera en 1990 et constituera la trame de fond du génocide jusqu’à la fin de ce dernier.]. C’est d’ailleurs ces images de familles désœuvrées qui ont été très souvent exploitées par les médias, entretenant la confusion entre victimes et bourreaux et favorisant la thèse du « double génocide »[5.Voir par ailleurs dans ce dossier l’article d’Eric Gillet. (NDLR).] courante chez de nombreux négationnistes mais également dans certains milieux politiques français (Dominique de Villepin parlait encore en 2003 des génocides rwandais[6.Survie, Lettre ouverte à Dominique de Villepin, septembre 2003.] ). Par ailleurs, de nombreux officiels militaires défendent encore le caractère strictement humanitaire de l’opération, comme par exemple le général Lafourcade.
Pourtant, cette vision des choses ne tient pas la route pour au moins deux raisons essentielles : primo, le génocide a débuté près de trois mois auparavant, laissant à la France et à la communauté internationale de nombreuses possibilités d’intervenir plus tôt[7.Et ce malgré les nombreuses mises en garde quant au risque de génocide émanant de multiples acteurs (ONG, journalistes, témoins…). C’est d’autant plus regrettable que, dans un génocide, l’essentiel des victimes le sont dans les premiers temps, le temps et l’effet de surprise passé laissant la possibilité aux survivants de se cacher et/ou de résister, comme ce fut le cas à Bisesero.]. Secundo, et comme l’affirme un ancien officier de l’armée déployée pour l’opération Turquoise, cette dernière était avant tout d’ordre militaire et visait en priorité à stopper l’avancée du FPR plutôt que de mettre fin aux massacres[8.Témoignage sur France 24, avril 2014.]. Ce n’est qu’une fois la déroute des Forces armées rwandaises actée que les objectifs humanitaires ont été traduits sur le terrain, conjointement au retrait des anciens complices de la France hors du territoire rwandais. Aucun officier rwandais ne sera en effet arrêté ou remis aux nouvelles autorités et, pire encore, une partie de ces derniers sera bien décidée à « terminer le travail » dans les camps de réfugiés situés en territoire zaïrois, précipitant alors un conflit qui fera plusieurs millions de victimes[9.Lire notamment à ce sujet Fr. Janne d’Othée et A. Zaccharie, L’Afrique Centrale dix ans après le génocide, éditions Labor, Bruxelles, 2004.]. L’obsession française à combattre le FPR, coûte que coûte, sera manifeste dès le début de la guerre civile en 1990 et jusqu’à l’opération Turquoise, et est notamment attestée par de nombreuses déclarations d’officiers présents sur le terrain. Cela aura bien entendu des conséquences gravissimes puisque, comme le souligne François Graner, « l’interposition face au FPR a un effet réel sur le crime commis, puisque la seule limite au génocide est la progression du FPR »[10.Fr. Graner, op. cit.. Ce livre est vraiment indispensable pour tout un chacun s’intéressant au rôle de la France puisque l’auteur a compilé, analysé et confronté l’ensemble des déclarations des officiers français présents sur le terrain avant, pendant et après le génocide. Il laisse apparaître de nombreuses incohérences qui ne dissimulent rien d’autre que la complicité active de l’armée française avec les génocidaires.]. La responsabilité de la France ne se limite donc pas à l’avant et au début du génocide mais se poursuit jusqu’à la toute fin de celui-ci. Excepté une frange négationniste et militaire, il semble qu’il n’y ait plus que la sphère politique française qui s’obstine à ne pas reconnaître une vérité pourtant corroborée par de nombreux acteurs (chercheurs, journalistes, officiers de l’armée, rescapés et témoins directs) et documents (archives officielles, rapports militaires). Suite aux accusations portées par Kagame, le Quai d’Orsay s’est ainsi déclaré « surpris par celles-ci qui sont en contradiction avec le processus de dialogue et de réconciliation engagé depuis plusieurs années entre les deux pays »[11.RFI, avril 2014. .www.rfi.fr/afrique/20140405(…).]. Or, il ne saurait y avoir de véritable réconciliation sans une reconnaissance officielle des événements et des responsabilités. De ce fait, si la vérité semble enfin être prudemment divulguée par de nombreux médias, il est fondamental de continuer le travail de recherche et de sensibilisation afin de forcer la France à reconnaître publiquement ses torts.
Un génocide aux racines étrangères
S’il est sans doute de moins en moins facile de nier le génocide et l’implication de la France, la thèse d’un conflit entre Hutus et Tutsis, voire de massacres inter– ethniques, est encore fréquente. Cela est sans doute dû à une certaine méconnaissance de l’histoire et de la société rwandaise précoloniale. De ce point de vue, à part des reportages spécialisés, les journaux grands publics continuent d’alimenter – souvent involontairement – l’idée que les Hutus ont tué les Tutsis, en raison d’une haine ancestrale entre les deux groupes. Rien n’est plus faux puisque, jusqu’à la fin du génocide, de nombreux Hutus n’ont pas participé aux massacres. Bien que ces derniers aient eu une dimension populaire indéniable, ils étaient avant tout guidés par un appareil bureaucratique composé d’extrémistes qu’il est nécessaire de distinguer de l’ensemble des Hutus. On l’aura compris : plus qu’un travail de mémoire, bien sûr indispensable, il est fondamental d’insister dès que possible sur les facteurs et les responsabilités ayant conduit au crime des crimes. C’est bien là un des moyens les plus efficaces de rendre hommage aux victimes et d’éviter que ce genre d’événements ne se reproduise dans l’avenir. Force est de constater que les autorités françaises n’ont pas encore décidé de suivre cette voie. En atteste leur refus de déclassifier un certain nombre d’archives officielles et de présenter leurs excuses au peuple rwandais. En outre, bien que, de part et d’autre, des progrès ont été réalisés dans l’explication du déroulement des faits, force est de constater qu’à part dans des articles ou des reportages de fond, de nombreux facteurs nécessaires à la compréhension du génocide sont encore trop souvent occultés. Parmi ceux-ci, nombreux sont directement ou indirectement liés aux ingérences extérieures[12Pour une analyse du génocide sous l’angle de ces ingérences, lire notamment R. Duterme, Rwanda, Une Histoire volée, éditions Tribord, Mons, 2013.] que le pays a subies depuis la colonisation. Ceci permet sans doute d’expliquer cela…