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La culture confinée

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Mis à l’arrêt par le confinement dû au coronavirus, le secteur culturel a connu une visibilité contrastée. Soumis à un silence politique assourdissant durant les premières semaines, grand absent de la stratégie fédérale progressive de déconfinement, il a enchaîné les déconvenues. Et tandis que des collectifs d’artistes et d’opérateurs culturels de création mobilisaient l’espace médiatique pour tenter de se faire entendre, les centres culturels sont longtemps restés sous les radars politiques et médiatiques…

Durant la pandémie, le silence du Conseil national de sécurité (CNS) concernant le secteur culturel et artistique a marqué les esprits. Ce secteur représente pourtant 5% du produit intérieur brut belge, avec une palette variée de profils et de statuts de travailleurs. La question a été portée au Parlement fédéral, notamment par le PS, Ecolo et le PTB, dont les propositions n’ont pas été avalisées. Est-ce que ce silence révèle un blocage sur la visibilité de la culture au niveau fédéral, ou le manque de reconnaissance du secteur de la culture dans son ensemble ?

Patricia Santoro : Notre secteur s’interroge… J’avoue que, dans un premier temps, on s’est dit, un peu naïvement, qu’il s’agissait peut-être seulement d’un manque de connaissance des spécificités de certains opérateurs. On se rend bien compte que, pour la majorité des gens, ce n’est pas toujours évident de savoir ce qu’est un centre culturel : on répond à de multiples missions qui ne sont pas toujours très visibles. Pour répondre à cette impression de méconnaissance de notre travail, on a pris le temps d’expliquer les choses, notamment avec le cabinet de la ministre Linard[1.Bénédicte Linard (Ecolo), vice-ministre-présidente de la FWB et ministre de l’Enfance, de la Santé, de la Culture, des Médias et des Droits des femmes depuis septembre 2019.], qui nous a consultés sur ce que nous proposions en termes de déconfinement. Pour clarifier notre situation complexe, nous avons proposé un protocole de déconfinement par type d’activité plutôt que par secteur. Dans un premier temps, rouvrir les espaces d’exposition pour les centres culturels qui en ont, en se calquant sur ce qui était proposé dans les musées. Dans un second temps, rouvrir les résidences d’artistes, puisqu’elles n’impliquent pas de public autre que la compagnie elle-même. Nous avons listé toute une série d’activités à déconfiner, en nous basant sur les décisions de déconfinement déjà proposées à d’autres secteurs.

Notre premier réflexe a donc consisté à croire qu’il s’agissait d’une méconnaissance de la diversité des activités menées par un centre culturel, qui vont bien au-delà d’un simple lieu de représentation de spectacles. Mais là, le temps passant, il devient difficile d’argumenter que ce n’est qu’un problème de méconnaissance. Les décisions prises jusqu’à présent au niveau fédéral ne tiennent absolument pas compte de nos propositions. Le premier couac est apparu de manière flagrante lorsque le CNS du 13 mai a annoncé la reprise des entraînements sportifs jusqu’à vingt personnes en extérieur avec un entraîneur. Or, nombre de nos activités peuvent être organisées avec vingt personnes et un animateur en extérieur.

Le second couac est arrivé quand on nous a informés que les espaces d’exposition ne pourraient pas rouvrir dans les centres culturels, alors qu’ils ont pu rouvrir dans les musées et les centres d’art… sans vraiment d’explication non plus. Enfin, une circulaire pour le secteur jeunesse est parue le 20 mai, autorisant les organisations de jeunesse à rouvrir dès le 25 mai avec dix jeunes et un animateur. Donc, les maisons de jeunes, qui réalisent un travail assez similaire à celui des centres culturels, ont pu rouvrir, mais les centres culturels, toujours pas[2.Les activités sans public ont pu reprendre le 8 juin et les activités avec public, sous certaines conditions, dès le 1er juillet.].

La situation actuelle met-elle en évidence une difficulté à rendre compte de ce qui constitue la culture et de ce qui permet à l’artiste et à son œuvre d’exister et d’être visible ?

Patricia Santoro : En effet, je pense que l’on a une double difficulté en Belgique. La Culture est une compétence de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais tant que les différents niveaux de pouvoir ne sont pas d’accord, il n’y a pas de solution. C’est une vision limitative des compétences effectivement attribuées et de leurs moyens : c’est pratique de renvoyer la balle à un niveau qui ne dispose ni de l’autonomie ni des moyens financiers pour agir.

Un second aspect apparaît quand on porte le regard dans d’autres pays voisins et/ou francophones, et où, malgré l’absence de « lasagne institutionnelle », les problématiques sont identiques. En France, en Suisse, au Québec, il n’y a pas un seul de ces pays où le statut de l’artiste soit clairement géré et avec une cohérence et une reconnaissance de ce travail. Donc effectivement, j’ai l’impression qu’il y a une autre explication, de l’ordre de la représentation que les sociétés se font de l’artiste, plus globalement.

La presse s’est fait le relais d’appels à l’aide d’une partie du secteur artistique. En revanche, les centres culturels n’ont pas bénéficié de cette reconnaissance médiatique. Pourtant, à l’image de la première ligne de soin que représentent les infirmiers∙ères, les centres culturels constituent la première ligne de la culture par les différentes missions qu’ils remplissent. Comment expliquer et mobiliser leur rôle social ?

Patricia Santoro : Pour les centres culturels et les organisations socioculturelles qui travaillent en première ligne, les enjeux sont assez semblables : on n’est pas entendu et peu visible. Ce problème n’est pas neuf. Il existait avant la crise. Souvent, lorsqu’on en discute avec les médias, on comprend que c’est le côté impalpable ou invisible de notre action qui coince. Son illustration est rendue difficile. Et les rares fois où les médias nationaux relaient notre travail, celui-ci donne l’impression d’être ponctuel et à la marge, touchant très peu de monde.

Une autre difficulté tient dans la compréhension de ce qu’est la culture, notamment pour celles et ceux qui pensent en être éloignés. Or la culture dépasse largement ce qui a été présenté pendant des décennies comme la culture légitime (beaux-arts, grands théâtres…), que certains peuvent percevoir comme réservé à une élite. Notre première mission, en tant que centre culturel, consiste à interroger les citoyens sur leur territoire, pour déterminer quels en sont les enjeux, quelles sont les réalités vécues et sur lesquelles agir. Les centres culturels peuvent donc aussi être des espaces permettant aux citoyens de se réunir pour prendre conscience du fonctionnement collectif des grands enjeux latents, par exemple en matière d’écologie, d’immigration… C’est cet aspect du travail des centres culturels – qui s’effectue avec tous les publics et sous des formes très variées – qui n’est pas visible dans les médias.

La question des moyens pour financer les secteurs dépendants de la Fédération Wallonie-Bruxelles est régulièrement pointée du doigt. La pandémie a mis à l’avant-scène publique la proposition d’un fonds d’urgence d’aide aux artistes, mais sans envisager les centres culturels, qui reçoivent un subside de la Fédération. Comment s’exprime dans les centres culturels cette tension entre l’urgence d’aide financière et les besoins structurels de refinancement du secteur ?

Patricia Santoro : Notre position, dès le début de la crise, a été la solidarité. Puisque nous sommes subventionnés et que le maintien des aides a été assez rapidement garanti – même si l’activité devait être très réduite –, il nous semblait normal de laisser la place aux secteurs qui étaient dans des difficultés urgentes. Le fonds d’urgence peut répondre à cette problématique. Mais ce qui nous inquiète à plus long terme, c’est que l’on ne fonctionne pas à 100% sur des subventions. Le cabinet (de la ministre Linard) nous assure y réfléchir, en nous répétant en parallèle que l’enveloppe n’est pas extensible à souhait et qu’il va falloir être créatif. Nous entendons cette difficulté depuis longtemps. Nous avons donc développé toute une série d’actions pour renforcer la part de notre financement sur fonds propres. Mais ce sont justement ces parts-là qui sont à l’arrêt avec le confinement. Les centres culturels disposent de deux principaux moyens complémentaires : louer des espaces et développer des activités commerciales, en lien avec l’Horeca notamment. Dans les deux cas, nous sommes à l’arrêt sur ces financements complémentaires.

Aussi, avec une enveloppe budgétaire fermée, et sans autonomie fiscale, la répartition entre les différents secteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles (éducation, culture, médias…) souffre déjà de fortes disparités. Historiquement, les médias publics reçoivent des subventions très élevées alors que les opérateurs culturels estiment que les contreparties sont insuffisantes. L’espace réservé à la culture dans les médias publics est réduit et diffusé à des horaires inadaptés. Il manque une réflexion globale autour de la transversalité entre tous ces dispositifs qui sont gérés par un seul organe.

Un groupe de réflexion est en train de réfléchir à l’après-covid-19 et au « redéploiement » de la culture, un terme encore flou. Dans les centres culturels, on est pour le redéploiement, si c’est dans le sens de « mieux réfléchir les politiques culturelles ». En revanche, il faut mettre des balises claires en place, dès le début, pour savoir aussi comment on fait évoluer la structure. On a déjà vécu des situations similaires : les États généraux de la culture sous Fadila Laanan[3.Fadila Laanan (PS), ministre de la Culture de la FWB de 2009 à 2014. À propos de ces États-généraux de la culture, voir notre dossier «Penser la culture pour faire société» (Politique, n°40, juin 2005).], « Bouger les lignes » sous Joëlle Milquet[4.Joëlle Milquet (CDH), ministre de l’Éducation et de la Culture de la FWB de 2014 à 2016.]. Malgré les concertations, les processus mis en place ne permettent pas une vraie prise en compte de la parole collective. La façon dont la consultation s’est établie jusqu’à présent ne permettait pas une réelle expression et une prise en compte de toutes et tous. Cette réflexion collective constitue pourtant une de nos forces : l’intelligence collective, on n’a pas attendu que ce soit à la mode pour l’exercer !

Propos recueillis par Vaïa Demertzis.


L’Association des Centres culturels (ACC) de la Fédération Wallonie-Bruxelles

L’ACC regroupe les 119 centres culturels de Wallonie et de Bruxelles agréés et subventionnés par le Ministère de la Communauté française, ainsi que d’autres asbl du secteur socioculturel. Elle est l’interface entre les Centres culturels francophones et les pouvoirs publics, les secteurs associatif et culturel, les interlocuteurs sociaux…

 (Cet article a été initialement publié dans le numéro 112 de Politique, en juillet 2020 ; l’image de la vignette et dans l’article demeure sous copyright de Pierre Jacquin ; photographie d’une action du mouvement Still Standing for Culture organisée le 18 janvier place de la Monnaie à Bruxelles et prise par Pierre Jacquin.)