Politique
La cohésion sociale par l’action publique
14.10.2012
L’aménagement du territoire, c’est d’abord et avant tout un acte politique. Quand on détermine ou qu’on modifie l’affectation du sol, on fait des arbitrages entre besoins économiques, sociaux, culturels, environnementaux et entre intérêts de différentes catégories sociales ou d’acteurs diversifiés : propriétaire privé, entreprise privée, opérateur public, association… On peut aussi générer pour certains des plus-values très importantes. René Schoonbrodt Sociologue, cofondateur de l’Atelier de recherche et d’action urbaines (Arau) et fondateur d’Inter-environnement Bruxelles. Auteur, entre autres, d’un Essai sur la destruction des villes et des campagnes (Mardaga, 1987). (NDLR).. nous rappelait récemment que l’aménagement du territoire a longtemps été une matière traitée en secret. Entre 1962 et 1975, les processus de décision étaient légalement secrets : collège échevinal sans enquête publique ou commissions non accessibles aux citoyens avec obligation de confidentialité. Par ailleurs, les décisions et les normes en matière d’aménagement du territoire touchent les citoyens dans leur vie quotidienne : permis d’urbanisme sollicité pour leur propriété, aménagement d’une route ou d’un carrefour, création d’une zone d’activité économique ou d’un centre commercial près de chez eux, projet de parc éolien ou d’antenne GSM, construction d’un ensemble de logements, lotissement, implantation d’une prison… L’aménagement du territoire peut constituer une arme pour brimer un groupe de personnes. Il y a une quinzaine d’années, la Ville de Namur avait affecté un fonctionnaire pour vérifier si toutes les antennes paraboliques fixées sur les balcons des cités de logements sociaux avaient été légalement autorisées. Cette ambivalence de l’aménagement du territoire qui implique à la fois des enjeux fondamentaux de société et la vie quotidienne des gens explique sans doute l’intérêt des militants et des membres de nos organisations pour de tels dossiers surtout au plan local. La longue expérience du Mouvement ouvrier chrétien l’a amené à proposer des principes généraux qui pourraient baliser l’élaboration des programmes d’aménagement du territoire ainsi que des critères d’évaluation des projets concrets.
Principes généraux de l’action publique
Prééminence des projets d’intérêt collectif Il ne s’agit pas de considérer que tout projet public ou associatif est automatiquement valable (il conviendra de l’évaluer en fonction des mêmes critères que d’autres projets) mais plutôt de réaffirmer la priorité à donner à l’action publique, à des projets d’intérêt collectif face à la dérégulation et aux projets qui profitent uniquement à certains groupes. Comme l’écrivait Pierre Georis en mars 1997 dans Démocratie La revue de réflexion bimensuelle du Mouvement ouvrier chrétien , la notion d’intérêt public ne se décrète pas. Elle doit résulter de consultations des personnes concernées et de confrontations entre les différents acteurs. Cela suppose des procédures de participation de qualité et une politique foncière dynamique. L’initiative publique ne doit, en tout cas, pas se limiter à la réparation des dégâts causés par des initiatives privées mal contrôlées. Vision à long terme Trop souvent les projets d’aménagement du territoire sont traités de façon ponctuelle et sans anticipation ni réflexion sur les effets produits à long terme. Autant que faire se peut, l’anticipation du long terme nous paraît nécessaire avant la mise en œuvre d’une politique d’aménagement du territoire et d’urbanisme qui soit durable. Les procédures sont longues et lourdes et les conséquences des décisions prises influencent la vie des citoyens parfois pendant des dizaines d’années.
L’obtention d’une autorisation d’installer un centre commercial prend du temps. Elle a des conséquences sur le commerce local, sur le quartier dans lequel il s’implante, sur la mobilité… et quand le centre périclite, il faut gérer la désaffectation d’une friche commerciale. Continuité du territoire et solidarité Les projets communaux d’aménagement du territoire (schéma de structure, plans communaux d’aménagement – PCA) considèrent souvent la commune et parfois même le quartier comme une île alors qu’un projet peut avoir des conséquences sur le quartier voisin, la commune voisine et même le pays voisin : de très nombreux habitants de Wallonie résident à moins de 5 km d’une frontière. Les initiatives et les projets locaux doivent dès lors être envisagés non seulement en fonction de leur impact micro-local mais également en lien avec les quartiers et les communes voisines et même dans le cadre de coopérations inter-régionales et transfrontalières. On peut s’étonner que certains projets nécessitent la consultation d’autres régions ou d’autres pays parce que l’Union européenne l’impose, mais on n’est pas obligé de consulter la commune voisine dans laquelle l’initiative sera parfois enclavée (zone économique, éolienne, porcherie, parc à conteneurs…). L’enquête publique se limite à la commune et les nuisances éventuelles seront pour l’autre. Si on opte pour une solidarité des territoires, on peut s’étonner de l’organisation de lobbies sous-régionaux aboutissant à une concurrence entre les différents territoires comme si Bruxelles et la Wallonie vont y gagner alors qu’une coopération entre les deux Régions et à l’intérieur de celles-ci pourrait aboutir à renforcer l’attractivité de différents pôles complémentaires, partenaires et solidaires. Ces trois principes – priorités aux projets d’intérêts publics validés collectivement après concertation, vision à long terme et solidarité territoriale – nous paraissent favoriser le développement durable. Des critères de sélection des projets Nous proposons six priorités qui devraient permettre non seulement d’évaluer tout projet d’aménagement d’un territoire (PCA, schéma de structure, plan de secteur, schéma de développement de l’espace régional…) mais également de proposer des initiatives aux pouvoirs publics locaux ou régionaux. Pour parvenir aux objectifs que nous poursuivons en matière d’aménagement du territoire, chaque projet devrait répondre simultanément et de manière cohérente à ces six critères. En effet, le respect d’un seul de ces principes pourrait avoir des effets négatifs. Par exemple, la volonté d’utilisation parcimonieuse du sol pourrait aboutir à créer des immeubles très élevés ne respectant pas le paysage ou prenant la place d’espaces publics… Gestion parcimonieuse du sol Pour nous, l’extension des zones d’habitat et le modèle de logement recherché par beaucoup de propriétaires ont coûté très cher en équipements, ont appauvri le paysage et ont lourdement pesé sur le budget des ménages. Dès 1984, le MOC a proposé de limiter l’extension de l’habitat et de privilégier les zones qui bénéficient déjà d’équipements, de dessertes et de services.
La Wallonie envisage de densifier les noyaux d’habitat pour réduire les déplacements individuels et limiter les déplacements en voiture. Cette motivation nous paraît réductrice. Il s’agit aussi d’économiser l’énergie et d’empêcher l’urbanisation des terres agricoles : en France, on consomme un département agricole tous les 10 ans et en Wallonie, il y a de moins en moins de terres cultivées notamment à cause des compensations alternatives en cas de modification des plans de secteurs. La préservation des sites naturels et des zones vertes ainsi que la rénovation des sites industriels désaffectés restent également un moyen de faire pression sur les prix des terrains. La gestion parcimonieuse du sol ne doit pas se réduire à densifier les noyaux d’habitat pour diminuer l’usage de la voiture. Revalorisation des espaces publics La rue doit redevenir un espace de socialisation. Pour cela, il faut distinguer les voiries de liaison entre noyaux d’habitat et les voiries internes aux agglomérations et aux villages, distinguer les espaces à circuler et les espaces à vivre y compris en diversifiant leur perception visuelle (bacs de végétation sur la route…). Il faudrait une politique cohérente d’aménagement d’espaces publics diversifiés qui corresponde à la multiplicité des fonctions d’un centre urbain ou rural et cela d’autant plus si on densifie les noyaux d’habitat qui doivent rester respirables et agréables. Un espace public doit répondre aux critères suivants : sécurité pour tous les usagers, qualité de l’espace, polyvalence, possibilités d’usage et de confort (pas de surcharge de mobilier urbain – bacs à végétation et panneaux, par exemple – sauf s’il est utile et bien intégré au site), accessibilité à tous publics : jeunes, aînés, femmes y compris le soir… Trop souvent des pseudo-espaces publics sont conçus pour finalement agrémenter le passage des voitures alors que l’auto rend totalement indifférent aux espaces traversés : bermes fleuries entre bandes de circulation, ronds-points qui compliquent le passage des piétons… Ce ne sont pas des espaces publics mais des itinéraires arborés réservés aux voitures. Un espace public doit être réalisé en concertation avec les habitants et avec les usagers potentiels de cet espace. Droit pour tous à l’urbanité et à la centralité Le droit à la centralité doit garantir à chacun l’accès au centre-ville ou à des cœurs villageois. Une ville, un village doivent être accessibles à tous les groupes sociaux, à toutes les cultures, les langues, les religions, les âges… Le noyau d’habitat, c’est la coexistence des usagers. Ces noyaux d’habitat doivent constituer des unités de vie et pour cela bénéficier d’un minimum d’équipements (écoles, commerces, services…) et d’espaces de qualité permettant la flânerie, les rencontres, le divertissement, les spectacles, les loisirs gratuits et même l’accès à l’emploi sans recours à la voiture.
Le droit à la ville ou à la centralité diversifiée est indissociable du droit au logement abordable économiquement pour toutes les catégories sociales. Il s’agit d’éviter l’exclusion. L’urbanité impose de respecter l’autre usager : pas de passages sordides sous les voiries, pas de voiture sur les trottoirs… Le droit à la centralité et à l’urbanité ne peut se concevoir sans possibilité de transports en commun rapides et fréquents. L’accès à la ville et à ses équipements suppose également l’accès physique aux espaces publics et aux services non seulement pour les personnes handicapées mais aussi pour les personnes âgées, les parents avec voitures d’enfant… L’habitat permanent dans les campings et parcs résidentiels est indigne d’une société qui se dit évoluée quand ce type de logement est subi par les habitants. Les personnes qui sont obligées de vivre dans ces conditions devraient se voir proposer des habitations de qualité à des prix accessibles dans les noyaux d’habitat. Mixité des fonctions et des populations Les noyaux d’habitat urbains ou ruraux doivent permettre une mixité des fonctions (logements, commerces, bureaux, entreprises…) et une mixité, tant sociale qu’intergénérationnelle, des populations. L’intégration des fonctions ne doit pas signifier une désintégration des groupes sociaux. La mixité des populations ne résultera que d’une politique volontariste et coordonnée des différents acteurs : sociétés de logement, fonds du logement, agences immobilières sociales, communes, CPAS, associations, citoyens… Préservation du patrimoine et de l’environnement L’environnement ainsi que le patrimoine architectural et naturel y compris les paysages (urbain, villageois, forestier…) doivent être préservés et valorisés. D’une part parce que l’environnement ainsi que la beauté et l’harmonie du paysage et du patrimoine constituent un élément de la qualité de vie des habitants. D’autre part parce qu’il s’agit d’une richesse commune dont l’usage doit rester collectif et qui permettrait, en outre, de développer une activité économique génératrice de valeur ajoutée et d’emplois notamment par le tourisme. Accessibilité durable Chaque projet doit être envisagé en lien avec la mobilité non seulement pour prendre en compte la garantie de sécurité routière mais surtout pour répondre aux besoins des personnes concernées : jeunes, femmes travailleuses à temps partiel devant aussi accéder aux structures d’accueil des enfants, personnes âgées, demandeurs d’emploi, travailleurs avec horaires décalés, personnes à mobilité réduite…
Cela suppose une redéfinition de la politique de transports en commun : remise en service de gares qui viennent d’être fermées et meilleure utilisation des petites gares en périphérie des villes et villages pour faciliter l’accès aux noyaux d’habitat ; densification de certaines lignes de bus vers les centres et entre noyaux d’habitat. On pourra ainsi diminuer l’utilisation de la voiture et on pourra surtout répondre aux besoins des personnes qui n’ont pas de voiture : jeunes, femmes, demandeurs d’emploi (formations, stages en entreprise…), travailleurs (accès aux zonings ou horaires atypiques : services et soins à domicile, garde d’enfants, travailleurs de l’horeca et du tourisme…). Plusieurs associations adhèrent aux principes ici proposés et défendent également la gestion parcimonieuse du sol, les espaces publics de qualité, la mixité des fonctions, le respect du patrimoine, des paysages et de l’environnement. Comme mouvement ouvrier et mouvement social, nous insistons dès lors principalement sur l’accès de tous à un logement de qualité dans les noyaux d’habitat et à la mobilité ainsi qu’à la mixité sociale et intergénérationnelle, rejetant ainsi les ghettos et l’exclusion des familles et des citoyens les moins favorisés : travailleurs à faibles revenus, allocataires sociaux, personnes à mobilité réduite…
Deux défis à relever
L’ensemble de la société et en particulier les mouvements sociaux ont, en matière d’aménagement du territoire, deux défis importants à relever. 1) Le renforcement de la démocratie participative Limiter la phase préalable aux décisions à la seule consultation permet souvent aux décideurs de trancher sans expliquer (manque de transparence) et même parfois sans tenir compte des avis recueillis. Il serait donc souhaitable qu’ensuite la consultation fasse place à une réelle concertation (telle que celle qui est reconnue en matière socio-économique), concertation qui permet d’anticiper les décisions, d’impliquer la population en la responsabilisant mais également en lui reconnaissant des droits en ce domaine. La consultation et la concertation, trop souvent considérées comme des obstacles, constituent en fait des moyens de perfectionner des projets, de prendre en compte toutes leurs dimensions et en finale d’accéder à leur mise en œuvre. On constate que les milieux populaires participent peu aux enquêtes publiques et aux organes consultatifs prévus par la réglementation en matière d’aménagement du territoire. Il s’agit donc d’aller vers eux pour leur présenter les projets et les consulter. Le rôle des organisations d’éducation permanente est essentiel pour rencontrer cet objectif de participation de tous et de concertation. Si aujourd’hui, les délibérations ne sont plus aussi secrètes que dans le passé, la confidentialité a été remplacée par l’opacité de la législation et des procédures. Il est évident que le capital culturel et le capital social jouent un rôle prédominant dans la capacité de réaction voire de résistance à des projets. Par exemple, à Andenne, face à des projets d’extension de carrières, l’efficacité des riverains est différente selon qu’on réside près de Seilles (quartier populaire) ou de Mâle-Plume (résidents plus aisés). Le rôle des mouvements d’éducation permanente est donc fondamental : capacité d’aller vers les personnes concernées, de les informer, de les former, de les aider à décoder les enjeux, de développer leur capacité critique et leur pouvoir de réaction et d’action. 2) La cohésion sociale Le développement durable, c’est aussi la cohésion sociale par la mixité des populations grâce à l’accès de tous à des logements de qualité à des prix abordables, ce qui suppose notamment une véritable politique foncière. C’est aussi une politique des quartiers qui ne se limite pas à mettre des animateurs payés dans le cadre des contrats de sécurité mais qui consiste surtout à des opérations d’insertion socioprofessionnelle proposant des formations et des emplois à des personnes peu qualifiées au départ. À cet égard, la réindustrialisation de la Wallonie et de la Région de Bruxelles est une piste intéressante. La cohésion sociale résultera aussi des interventions sur le bâti existant à embellir, sur les équipements communautaires, sur la mobilité, sur les espaces publics de qualité, sur la performance énergétique des bâtiments et sur le lien social entre les habitants des quartiers populaires et le reste de la population des noyaux d’habitat.