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La Belgique et le Parti communiste italien. Découvrir le communisme démocratique du PCI (2/2)

Hugues Le Paige a accordé à la revue Politique un long entretien autour de son livre « L’héritage perdu du PCI : une histoire du communisme démocratique » (Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2024.). Dans cette deuxième partie, l’auteur revient sur la comparaison du PCI avec les partis politiques belges et sur la façon dont le parti italien pourrait inspirer le PS et le PTB.

En Belgique, le rôle d’encadrement des masses ouvrières a été principalement assumé par le Parti ouvrier belge (POB), puis par le PS. Des analystes ont parfois tendance à considérer que le PS a joué, en ce sens, le rôle d’un parti communiste européen du XXe siècle, en établissant une comparaison avec la France et l’Italie (un « monde  », les multiples associations satellites…). Mais ne peut-on pas aussi affirmer que ce grand PCI, parti de Gramsci et de Berlinguer, qui n’a jamais fait la révolution, fut en réalité un Parti social‑démocrate aux accents révolutionnaires ?

Hugues Le Paige : Il faut tout d’abord resituer les choses en Belgique. J’étais très jeune, mais j’ai quand même connu ce qu’on a appelé la « dernière grève insurrectionnelle ». Dans ce pays, la classe ouvrière peut être extrêmement combative, sur un mode quasi révolutionnaire ou quasi insurrectionnel, comme on l’a vécu en 1960-1961.

Cependant, c’est vrai que la domination politique, idéologique et culturelle sur ce mouvement ouvrier est très clairement, très nettement « social-démocrate ». Néanmoins, c’est à l’époque encore une vraie social-démocratie, avec des objectifs de transformation de la société et de réformes, y compris des réformes comme le plan de la Fgtb de 1956 l’avait mis en avant, avec les réformes de structure (le contrôle du crédit et de l’investissement, les nationalisations…).

Le PS belge s’est peu à peu édulcoré, pour se fondre finalement dans une sorte de social-libéralisme

Cette question des réformes de structure est aussi un élément déterminant pour le PCI. Dans les deux cas, il s’agit de réformes qui ne sont pas une transformation à court terme ou visant un objectif extrêmement limité mais des réformes qui mettent en cause le fonctionnement du système libéral et qui peut déboucher sur d’autres transformations de la société.

En Belgique, une partie du mouvement syndical a conservé cette direction de réforme de structure. Une autre partie est devenue gestionnaire. On a pu observer cette évolution dans le parti socialiste. Comment il s’est peu à peu édulcoré, pour se fondre finalement dans une sorte de social-libéralisme. Je renvoie au livre magistral de Mateo Alaluf à ce sujet.

Et pour revenir sur la nature du PCI, accusé d’être social-démocrate ?

Concernant la deuxième partie de la question, cela faisait déjà l’objet de débats à l’époque. Est-ce que le Parti communiste italien était finalement, fondamentalement, un parti social-démocrate ? De même, on pourrait se demander si, aujourd’hui, en Belgique, vu sa transition, le PTB pourrait être considéré comme l’équivalent d’un Parti ouvrier belge (POB)- PS belge, avec des réformes de structure, etcétéra.

Je persiste pourtant à penser, en m’appuyant sur l’attitude des dirigeants, des militants et militantes, et sur le fonctionnement du parti qu’il existe certes, à l’intérieur du Parti communiste italien, une aile sociale-démocrate, depuis pratiquement toujours, mais qu’il y avait aussi une gauche. Et j’ajoute que s’est maintenue jusqu’au bout une ligne qui n’est pas social‑démocrate.

Berlinguer avance la « différence communiste ». La démocratie et le pluralisme en sont des éléments consubstantiels.

Comme Berlinguer le dit lui-même, le PCI n’est ni social-démocrate – parce que la social-démocratie, disait-il, est « homologuée », selon l’expression italienne, c’est-à-dire intégrée dans le système – ni alignée sur le modèle soviétique. Il s’en était clairement distancié, jusqu’à la rupture avec Moscou, au moment du coup d’État de Jaruzelski en Pologne (1981).

Berlinguer avance la « différence communiste ». Elle opère à la fois par rapport au PC de Moscou, mais aussi par rapport aux partis sociaux-démocrates. Il affirme ainsi que la démocratie et le pluralisme sont des éléments consubstantiels du communisme. Il est vrai que l’histoire a montré que cette ligne n’a pas triomphé.

On a oublié l’atmosphère des années ’80, tout ce qui était collectif était considéré comme diabolique.

Le Parti communiste italien n’a pas réussi à transformer son hégémonie culturelle en hégémonie politique. Et c’est de cela que traite la partie centrale de mon livre, les « années Berlinguer », à partir du début des années 1970 jusqu’à sa mort en 1984.

Comment se termine l’histoire du PCI ?

Il y a une sorte de disparition. Un silence. Presque un tabou sur cette disparition. Comment ce géant de la politique, le temps d’un comité central et de deux Congrès, c’est-à-dire en deux ans, décide de se dissoudre, de se suicider, avec une majorité des deux tiers, contre un tiers qui veut maintenir le parti ?

On a oublié l’atmosphère des années ’80 avec le triomphe de l’ultralibéralisme. Tout ce qui était collectif était considéré comme diabolique, vraiment. Cela a joué. Y compris à l’intérieur du parti, avec l’émergence d’une génération qui voit l’horizon comme étant bouché.

L’impossibilité d’accéder au pouvoir central, en raison de l’opposition des démocrates-chrétiens et des socialistes et du veto américain, a certainement été aussi un facteur de délitement. Les nouveaux électeurs du PCI qui avaient donné  la victoire au scrutin de 1976 ( avec plus de 34 % des suffrages) attendaient beaucoup de cette accession au pouvoir. Et naturellement, c’était aussi le cas des bataillons de cadres locaux, que le PCI avait pu engager après sa victoire aux municipales et régionales de 1975. La déception fut grande.

Contrairement au réalisateur Nanni Moretti, on ne peut pas écrire l’histoire avec des « si ».

Classiquement, le PCI aurait dû devenir un parti social-démocrate. Mais il va sauter cette étape pour tout de suite se transformer en parti social-libéral.

C’est donc assez particulier comme évolution politique. Ce qui remet en lumière le rôle des individus, des êtres humains. C’est évident qu’on ne peut pas faire abstraction de la disparition de Berlinguer. Et contrairement à ce que fait Nanni Moretti dans son film uchronique « Vers un avenir radieux », on ne peut pas écrire l’histoire avec des « si ».

L’un des meilleurs historiens de cette période, Francesco Barbagallo, dit qu’on ne saura jamais ce que serait devenu le Parti communiste italien, si Berlinguer avait survécu. Mais on sait en tout cas ce qu’il est devenu sans lui. Le Parti avait en tout cas perdu beaucoup de son élan, de son dynamisme par rapport à sa caractéristique principale : la participation des militants et militantes au débat.

Au moment de la dissolution, il y a encore beaucoup d’espoir et pourtant on va la voter…

Et tout de suite, on observe un effet catastrophique. Le parti va se transformer en Parti démocrate de la gauche (Partito democratico della sinistra, PDS), d’une part, avec celles et ceux qui restent fidèles aux anciens chefs du parti communiste, et le Parti de la refondation communiste (PRC), d’autre part, qui est, disons, plus orthodoxe, et qui veut davantage maintenir une identité historique, avec les ambiguïtés que cela comporte. 

Les anciens communistes s’enferment dans le silence, il y aura peu d’ouvrages sur le sujet.

Mais la somme des voix de ces deux partis aux élections qui suivent  ne représente plus du tout le nombre de voix de l’ancien PCI. Des centaines de milliers de militants et militantes, de membres, sont partis.  Et ce qui reste incroyable, c’est que ce moment est un trou noir. On va tourner la page. Les anciens communistes s’enferment dans le silence. Et il y aura peu d’ouvrages sur le sujet.

Quelles conséquences politiques aura ce « trou noir », cet oubli du PCI, pour la suite de la politique italienne ?

Les conséquences seront catastrophiques. L’absence d’une alternative qui soit crédible, face à la mondialisation, à l’ultralibéralisme, fait que celui qui apparaîtra comme le porteur du changement, et triompher pendant vingt ans, sera Berlusconi. Berlusconi devient le seul représentant du changement, face à tous les scandales financiers impliquant les socialistes, ainsi que les démocrates chrétiens et les petits partis, qui disparaissent de la carte politique.

En Italie, Meloni n’a pas en face d’elle une force capable de représenter une alternative crédible.

L’absence d’une alternative de gauche est donc une cause écrasante de la victoire de Berlusconi. Ensuite, après le mouvement Cinq étoiles, celle qui porte cette image du changement par rapport à l’état de la politique économique et sociale de l’Italie – une image évidemment fausse – , ce sera l’extrême droite et Giorgia Meloni. Meloni est à présent solidement ancrée au pouvoir, d’autant plus qu’elle n’a pas en face d’elle une force qui soit capable de représenter une alternative crédible.  

Vous connaissez très bien l’Italie, vous en suivez toujours la politique : où se trouve la relève du PCI à l’heure actuelle ? Est-ce qu’il y a des ferments de réponse au sein de la société ?

Je ne veux pas paraître totalement pessimiste, mais franchement, je ne les vois pas. Au niveau des partis ? Il ne se passe rien. La nouvelle secrétaire générale du Parti démocrate Elly Schlein, tente de lui donner une autre configuration et de le sortir du social-libéralisme. Mais elle n’a pas un programme clair sur le plan économique et social et  elle doit face à la résistance des caciques du parti. Quoi qu’il en soit, c’est une timide tentative vers la gauche.

A coté de cela, il y a des myriades de petites organisations, qui ne représentent que quelques pour cent. Il s’agit principalement du parti de la gauche italienne, Sinistra  Italiana (SI), allié aux Verts pour l’Europe  (VE). Il représente 4 ou 5%, ce qui est honorable.

En fait, il y a un mouvement social qui existe ponctuellement. Ainsi, le mouvement syndical reprend de la force et se manifeste. Des luttes dans certaines entreprises sont exemplaires. Les mouvements de femmes, notamment, sont massifs. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques du mouvement féministe italien, il fut dès le début un mouvement de masse et un mouvement largement anticapitaliste. C’est sans doute de ce côté-là qu’il faudra se tourner, pour espérer que quelque chose surgisse.

Retour en Belgique. Face aux Vlaams belang, face à l’extrême droite, est-ce que vous pensez que le PTB et les gauches radicales en Europe devraient prendre exemple ou s’inspirer de ce que fut le compromis historique, la stratégie du PCI ? En effet, ce compromis était lié aussi au danger que représentait le fascisme, encore présent en Europe au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

Aujourd’hui, le danger de l’extrême droite est surtout en Flandre, il n’est pas en Wallonie ni à Bruxelles. C’est donc compliqué pour le PTB, comme pour les autres partis, de nouer un tel compromis. Je pense en tout cas que la discussion doit avoir lieu. Elle est absolument indispensable.

La question de la rupture est fondamentale.

Il y a sans doute un certain nombre de points de programme qui sont compatibles et qui permettraient théoriquement de nouer des alliances. Mais la question sur laquelle le PTB fait sa campagne, c’est la rupture. La société dans laquelle nous vivons aujourd’hui, en Belgique et dans le monde entier, n’a sans doute jamais été aussi inégalitaire. Les profits n’ont jamais été aussi importants. Les situations sont catastrophiques sur le plan social, même humanitaire.

Peut-on continuer à simplement « gérer » ce pays, quand bien même avec des mesures considérées comme progressistes ? Je pense que la question de la rupture est fondamentale et qu’il sera extrêmement difficile d’avancer sur ce point. Pour des raisons qui leur sont propres, les socialistes et les écologistes s’inscrivent dans une logique qui est une logique strictement « gestionnaire », tout en essayant d’être un bouclier – comme ils le disent le plus souvent, sans eux, sans doute « ce serait pire » .

Quand on lit Paul Magnette, on se dit qu’il devrait faire de la politique !

Cela dit, c’est vrai que le PTB ou la gauche radicale, d’une manière générale, doit prendre des leçons du PCI. Ce n’était pas un slogan, mais une ligne de conduite. Il se définissait comme un parti de lutte et de gouvernement, en fonction de l’évolution des rapports de force. À la fois, « sur la place », dans la rue, proche de toutes les revendications populaires, en les transformant en programme politique, et un parti qui est présent dans les institutions, c’est-à-dire au Parlement, et qui participe au débat, et qui peut, à certains moments, faire basculer une majorité sur un point précis.

Je dirais à Raoul Hedebouw qu’il faut pousser le plus loin la possibilité d’être à la fois un parti de gouvernement et un parti de lutte.

Les deux, pour le Parti communiste italien, sont absolument inséparables. Ce sont également les conditions sine qua non, je pense, d’une avancée de la gauche dans son ensemble en Belgique.

Si vous deviez écrire une dédicace, un petit mot en première page de votre livre à Raoul Hedebouw et à Paul Magnette, que leur écririez-vous ? 

Je dirais à Raoul Hedebouw ce que j’ai dit tout à l’heure. C’est-à-dire qu’il faut s’inspirer encore plus de ce mot d’ordre de la rue et du Parlement. Je dirais : pousser le plus loin cette possibilité d’être à la fois un parti de gouvernement et un parti de lutte. Ne pas faire l’impasse sur la possibilité éventuelle de gouverner à certains moments, tout en étant, je suis d’accord, conscient que cela ne peut se faire que dans un rapport de force qui le permet.

Et à Paul Magnette ? 

À Paul ? À la lecture de son dernier livre, j’avais dit de manière un peu ironique, « au fond, Paul Magnette, quand on le lit, on se dit qu’il devrait faire de la politique ! » C’est-à-dire que je lui écrirais : essayer, essayer. Tenter pour une fois dans cette social‑démocratie, teintée de social-libéralisme, de mettre vos paroles et vos actes en concordance et de ne pas mener des campagnes électorales à gauche et puis de les oublier très largement quand on participe au pouvoir. Il ne faut pas rappeler au Parti socialiste qu’il doit être un parti du gouvernement, mais il faut lui rappeler qu’il devrait, il pourrait, peut-être, un jour, être un parti de lutte. 

Propos recueillis par Martin Georges.