Retour aux articles →

La Belgique est-elle toujours un îlot social-démocrate ? La rente immobilière, le genre et l’augmentation des inégalités

En une trentaine d’années, la Belgique est devenue un exemple européen de prospérité et d’égalité : la distribution des revenus, mesurée par l’indice de Gini, sans pour autant s’être améliorée, apparaît dorénavant bien plus égalitaire que dans les autres pays européens.

Alors que les inégalités de revenus ont fortement augmenté dans le monde, avec la libéralisation des marchés du travail, le déclin du pouvoir des syndicats et du taux d’emploi public, la baisse relative des allocations de chômage et la hausse des taux de profits, en Belgique, la relative force politique des travailleurs a limité de telles tendances. Cette force politique des travailleurs et travailleuses peut aisément être appréciée par le taux de syndicalisation élevé du pays (49,1% de la force de travail en 2019 contre 15,8 en moyenne dans l’OCDE) et une relative résistance des partis de gauche au libéralisme économique.

Certaines particularités belges peuvent expliquer ce phénomène de résistance. Tout d’abord, le vote obligatoire limite l’abstention, largement surreprésentée dans l’électorat le plus précaire ; ensuite, le rôle institutionnel des syndicats dans la distribution de certaines allocations sociales encourage l’affiliation des travailleurs et travailleuses ; et la persistance d’un mécanisme d’indexation automatique des salaires en Belgique (qui est unique en Europe, avec le Luxembourg) limite le déclin de la part salariale dans le revenu national.

Loin d’être acquises, ces particularités sont aujourd’hui remises en cause à la veille des prochaines élections. Ainsi, face à la forte hausse de l’inflation portée par les prix de l’énergie, depuis fin 2021, de nombreux appels signés d’économistes retentissent en Belgique, soutenus par toute la production d’expertise néolibérale dont est capable l’OCDE et l’Union Européenne. Ceux-ci défendent en effet la suppression de l’indexation, supposée intenable pour la compétitivité des entreprises belges face à leurs concurrents européens, et soupçonnée d’encourager une « spirale prix-salaires » aggravant l’inflation.1

Le MR évoque l’abolition du vote obligatoire qui, en réduisant le vote des électeurs les plus démunis, avantagerait logiquement son parti.

L’indexation automatique des salaires en Belgique ne serait, selon ces critiques, efficace ni pour protéger l’économie belge par la protection de la consommation intérieure, ni pour réduire les inégalités économiques. Elle devrait donc être remplacée par de nouveaux transferts, ou avantages fiscaux, pour les ménages les moins riches en cas d’inflation élevée. Passons sur le fait que cela engagerait probablement un déficit plus important, alors que les mêmes experts critiquent généralement le taux de déficit public belge… Évidemment, un tel discours prépare bien le volet socio-économique d’un éventuel accord libéral que prévoit la droite au lendemain des élections de 2024. Le président du MR appelle en effet à la reconduction d’une coalition suédoise avec la droite flamande, de même nature que celle qui avait suspendu l’indexation des salaires en 2015. Quant au vote obligatoire, le gouvernement Jambon l’a déjà supprimé pour les élections locales en Flandre et le MR évoque régulièrement la possibilité de son abolition qui, en réduisant le vote des électeurs les plus démunis, parmi les moins susceptibles de voter pour un parti libéral, avantagerait logiquement son parti.

La croissance de l’accessibilité du crédit hypothécaire a aussi provoqué une hausse extrêmement rapide des prix de l’immobilier.

La Belgique apparaît relativement égalitaire en comparaison de ses voisins. Selon Crédit Suisse, conséquence de cette relative faible inégalité, le ménage belge médian serait le plus riche du monde, bien que la richesse moyenne soit inférieure à celle des pays anglo-saxons ! Cette particularité statistique résulte de près d’un siècle et demi de promotion de la propriété immobilière en Belgique, et de la forte hausse des prix immobiliers au cours des dernières décennies. En effet, la Belgique compte une très forte proportion de ménages qui sont propriétaires de leur logement, faiblement ou pas endettés. L’explication se trouve dans une politique volontariste. Jusqu’aux années 1980, l’accession à la propriété immobilière était encouragée par la promotion de mécanismes d’épargne et par la promotion de la conversion de terrains agricoles en logements bon marché. Depuis 1989 et la mise en place d’une déduction d’impôt sur les intérêts hypothécaires pour les primo-accédants, l’endettement hypothécaire privé a considérablement augmenté en Belgique, mais sans atteindre les niveaux équivalents à ceux des pays scandinaves ou anglo-saxons, où le marché du crédit est plus dérégulé. La croissance phénoménale de l’accessibilité du crédit hypothécaire a permis à un nombre inégalé de ménages belges d’accéder à la propriété de leur habitation personnelle. En un même temps, cette accessibilité a aussi provoqué une hausse extrêmement rapide des prix de l’immobilier.

Depuis une vingtaine d’années, cette hausse a conduit à une ségrégation toujours plus forte de la population entre ménages aisés (ou soutenus par un apport en capital de leurs parents), accédant au crédit et à la propriété et les autres, contraints à demeurer sur un marché locatif dérégulé2, où l’offre de logements sociaux est parmi les plus faibles des pays développés. La Belgique compte en effet une proportion de logements sociaux de moins de 5% des résidences principales, contre plus de 30% aux Pays-Bas et près de 20% en Allemagne, au Royaume-Uni et en France.

Lecture3: Les années 2009 et 2019 sont superposées. Le taux de propriétaires et d’accédants à la propriété immobilière a fortement diminué depuis 1994 parmi la moitié des ménages belges les moins riches (de 51% en 1994 à 44% en 2019) mais elle a significativement augmenté parmi le quart des ménages les plus riches (de 81% en 1994 à 90% en 2019).

En Belgique, la hausse de l’inégalité dans l’accession à la propriété cache aussi la croissance des avantages relatifs de la propriété immobilière sur la situation, toujours plus précaire, de locataire. Ainsi, les locataires ont connu depuis 20 ans une augmentation spectaculaire des coûts locatifs :

Lecture4 : Pour les locataires dont le revenu se situe entre le 10 et les 40 pourcents les plus pauvres, le coût moyen du logement est passé de 24% du revenu en 1994 à 37,5% en 2019. L’augmentation est légèrement moins forte pour les locataires plus aisés. Pour les propriétaires accédants à la propriété, les coûts ont parfois augmenté avec la hausse des prix immobiliers mais étaient particulièrement bas en 2019, du fait des très faibles taux d’intérêts. Depuis 2022, les nouveaux accédants ont des intérêts plus élevés.

Le discours présentant la Belgique comme un îlot de stabilité social-démocrate néglige des transformations fondamentales de la distribution des ressources au sein de la société belge.

Si en termes d’inégalités de revenus, la Belgique n’a donc que stagné depuis une trentaine d’années, cette non-dégradation n’est que d’apparence. Et les institutions sur lesquelles elle repose sont elles-mêmes remises en cause. Le discours présentant la Belgique comme un îlot de stabilité social-démocrate néglige notamment des transformations fondamentales de la distribution des ressources au sein de la société belge. Il s’agit notamment du fait que les inégalités de revenus disponibles augmentent considérablement, à cause de la hausse des loyers, pour les ménages plus précaires, de plus en plus exclus de l’accession à la propriété immobilière. Constatons également la persistance de la division genrée du travail reproductif, qui implique en moyenne une baisse significative des revenus des femmes, causant très régulièrement une dépendance financière des mères en couple5, ou une situation de pauvreté des mères célibataires6.

En matière d’accueil de la petite enfance, la pénurie généralisée de crèches subventionnées par l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE) est certes comblée par des crèches privées dans les communes riches ce qui n’est pas le cas dans les communes pauvres. Le nombre total de crèches diminue même en Belgique francophone depuis 2019. En région bruxelloise, le taux de couverture (le nombre de places total rapporté au nombre d’enfants entre 0 et 2 ans et demi) est en-dessous de 30% dans les communes de l’ouest (18% à Anderlecht et Koekelberg) et dépasse les 50% dans les communes de l’est (jusque 66% à Etterbeek). Un écart similaire existe en Wallonie. Ainsi, le taux de couverture y atteint 52% – dont 30% de places subventionnées et 22% de places non subventionnées – dans le Brabant Wallon contre 32% – 28 de places subventionnées et seulement 4 non – dans le Hainaut.

Par ailleurs, les dépenses d’aides sociales et d’aides au logement en Belgique représentaient respectivement l’équivalent de seulement 0,71 et 0,24% du PIB belge en 2019, ce qui est loin de suffire à contenir les inégalités croissantes. D’autant que celles-ci s’accompagnent d’une régulation faible du travail à temps partiel et du marché locatif, d’une très faible provision de services publics de crèches et de logements publics, et que ces politiques se trouvent en plus biaisées en faveur des ménages les plus aisés7. Si certaines particularités belges comme l’indexation des salaires et le vote obligatoire contribuent à contenir les inégalités en Belgique, cette dernière est donc aujourd’hui loin de constituer un îlot social-démocrate pour les femmes et pour les locataires.