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L’« économie empirique », une autre façon de gouverner

(Politique n°126. Illustration : Simpacid)
(Politique n°126. Illustration : Simpacid)

Comme l’a suggéré le Bureau du Plan, un gouvernement de gauche peut très bien être bon gestionnaire. Pour ce faire, un tel gouvernement pourrait s’adjoindre les services d’économistes en lien avec le terrain, prêts à penser au-delà des cadres dogmatiques qui favorisent les idées toutes faites et la perpétuation de mauvais choix dans les décisions publiques.

Aucun économiste qui se respecte ne prétendrait que l’augmentation du salaire minimum augmente l’emploi ».1 Cette déclaration est de James Buchanan, prix Nobel d’économie, au Wall Street Journal en 1996, réagissant à un article controversé paru trois ans plus tôt. Et pourtant… dans un article novateur, deux de ses collègues économistes, Alan Krueger et David Card, s’intéressaient en effet au salaire des employé·es de fast-food du New Jersey et de Pennsylvanie.2

Auparavant, l’économie n’était pas dénuée d’études empiriques, mais le tournant amorcé dans les années ’90 marque une évolution importante.

Ils observèrent que, contrairement à ce que prédisait la théorie économique néoclassique, une augmentation du salaire minimum au New Jersey avait augmenté le nombre d’employé·es dans les fast-foods de cet État. Avec ce constat, c’est un séisme dans le milieu de l’économie du travail. Les deux chercheurs contribuent ainsi au mouvement que l’on appelle maintenant le « tournant empirique » de la discipline. Car ce qu’ils proposent est plus qu’une incitation à tester les grandes théories sur le terrain : c’est une nouvelle méthodologie pour la recherche en économie.

Inverser la démarche économique

En partant de données et d’expérimentations concrètes et localisées, les auteurs invitent les économistes à passer outre la doxa de leur discipline. Dans le cas étudié, ils questionnent le fait que l’augmentation du salaire minimum réduise l’emploi et ils encouragent l’évaluation quantitative des phénomènes. Le sens de la démarche est ainsi inversé : plutôt que de partir du général des grandes idées vers le particulier des situations locales, ils démontrent qu’il est utile de commencer par étudier quantitativement « l’échelle micro », c’est-à-dire dans un cadre très réduit, avant d’étendre petit à petit l’étude à « une échelle macro », dans un cadre plus large, sans présupposer détenir au préalable de grands acquis théoriques en amont.

Faire des expériences en économie n’est pas chose aisée. Aujourd’hui, des solutions existent.

Auparavant, l’économie n’était bien sûr pas dénuée d’études empiriques, mais le tournant amorcé dans les années 90, employant des nouvelles techniques d’analyse de données informatiques, marque une évolution importante de la discipline. La fiabilité et l’intérêt pour les tests empiriques augmentent alors, et ce type d’études devient peu à peu majoritaire dans les grandes revues économiques. 3 David Card finira d’ailleurs par être récompensé par un prix Nobel d’économie en 2021 pour son travail, qui a contribué de manière significative à une meilleure appréhension du lien causal en économie.

Recourir aux « expériences naturelles »

Faire des expériences en économie n’est pas chose aisée. Par exemple, il n’est pas évident de mesurer de manière précise les préférences économiques des sujets étudiés, ni de pouvoir isoler correctement ce que l’on cherche, dans un contexte social forcément pluriel et complexe, ou encore de construire un cadre expérimental de manière éthique. Mais aujourd’hui, des solutions existent pour minimiser ces problèmes : les économistes peuvent, par exemple, sous certaines conditions, profiter d’une « expérience naturelle » comme l’augmentation du salaire minimum dans le New Jersey, dans le cas de David Card et Alan Krueger.

Les « expériences naturelles» sont des études réalisées quand les circonstances permettent de discriminer deux populations selon un critère bien précis, tout en supposant qu’elles sont identiques sur le reste. Cela peut être une décision politique, une crise économique locale ou encore une catastrophe naturelle. L’événement externe est alors l’occasion pour les chercheurs et chercheuses de mesurer la différence qui se creuse entre la population concernée par les conditions particulières et la population voisine.

Une étude du Département d’économie appliquée de l’ULB (DULBEA) a ainsi montré l’effet bénéfique de l’introduction du congé de paternité en Belgique.4 Une autre étude récente du DULBEA a utilisé ces méthodes pour analyser l’effet du contrôle des chômeurs et chômeuses sur l’emploi et l’entrée en invalidité5, révélant un effet causal significatif sur l’augmentation des cas d’invalidité. Ainsi, la méthode promue par David Card contribue déjà aujourd’hui mais pas assez à affiner l’évaluation économique de politiques concrètes, en Belgique et ailleurs.

Les « expériences naturelles » sont des études réalisées quand les circonstances permettent de discriminer deux populations selon un critère précis, en supposant qu’elles sont identiques sur le reste.

Une autre méthode expérimentale est l’essai randomisé contrôlé (ERC), grandement popularisé par les travaux de la lauréate du prix Nobel d’économie de 2019 Esther Duflo, qui consiste à créer un cadre expérimental en séparant aléatoirement deux groupes d’une même population. Un de ces groupes bénéficie d’un « traitement » et l’économiste regarde ensuite si ce traitement s’est montré efficace par rapport au groupe de référence.

Après s’être développées dans les milieux de la recherche anglo-saxons, ces méthodes expérimentales ont aussi essaimé. Une récente étude belge6 a ainsi pu montrer les effets d’un programme de retour au travail pour les bénéficiaires de l’assurance invalidité au moyen d’une ERC. Citons encore l’étude de De Neve et al7. qui fait usage d’expériences pour évaluer les effets de mesures sur la fiscalité belge.

De quoi guider les politiques publiques

En plus de proposer des grands cadres théoriques, l’économie contemporaine est en mesure d’informer sur la réalité pratique, grâce à une expérimentation croissante. Les informations recueillies, via ces nouvelles méthodes, permettent une évaluation économique dite « quasi-scientifique », rendant possible une estimation précise des effets d’une politique publique donnée.

C’est parce que l’économie empirique est capable d’informer, qu’elle a le potentiel de faire avancer les débats dans notre pays.

Mais si les économistes ne se privent pas pour le faire, obtenir l’adhésion des décisionnaires politiques à ce type d’évaluation causale demeure compliqué. Les grandes visions économiques qui s’affrontent sur l’échiquier politique belge, par l’entremise des partis, font en effet peu de cas d’un tel type d’étude.

Pourtant, même s’il n’est pas souhaitable d’abandonner complètement la pensée systémique au profit d’une approche empirique8, les politiques gagneraient à considérer davantage les méthodes d’évaluation causale pour concevoir des mesures efficaces9. On peut par exemple penser aux récents débats sur le «Décret inscription» des écoles secondaires, la taxation du patrimoine ou encore la mise en place de cours d’EVRAS, qui pourraient être enrichis par l’apport de telles études empiriques. L’évaluation prônée par David Card et ses successeurs est particulièrement utile, dans la mesure où elle apporte un point de vue fondé, autant que possible, sur les conséquences pratiques des mesures publiques.

Le recours aux projets pilotes pour évaluer les effets de ces mesures est une manière de garantir le bon usage des deniers publics, c’est-à-dire en connaissance de cause des effets obtenus. C’est parce que l’économie empirique est capable d’informer, en limitant les grands biais idéologiques, qu’elle a le potentiel de faire avancer à la fois les débats dans notre pays… et les gouvernements qui feraient appel à elle.