Politique
JT : « préférence nationale ou émotionnelle » ?
06.01.2012
La loi du « mort/kilomètre »
En dénonçant la discrimination des journaux télévisés entre le proche et le lointain, en particulier lorsqu’il s’agit des souffrances humaines, Jérôme Jamin souligne en fait la persistance d’une vieille règle médiatique connue dans les rédactions et les écoles de journalisme : la loi du « mort/ kilomètre ». Trois victimes d’un accident mortel chez nous valent médiatiquement plus que cinq dans le pays voisin qui valent eux-mêmes moins que dix sur un autre continent… À quoi s’ajoute, en terme de poids journalistique, le caractère anormal ou choquant de l’événement, sa place sur l’échelle des ruptures avec « l’ordre des choses ». Ainsi, ce n’est pas tant parce qu’elles sont étrangères que les 1 500 victimes des moussons en Asie du Sud Est font l’objet d’une simple brève dans les quotidiens, mais parce que la catastrophe est naturelle, ordinaire et récurrente. Une cinquantaine de morts dans des inondations en France feront en revanche de gros titres autant en raison de loi du mort/km que pour la violence inédite du phénomène.
Il n’est donc pas contestable – rejoignons Jérôme Jamin sur ce point – que la proximité géographique intervient dans la construction de l’information. Et si elle constitue le principe directeur des médias locaux et régionaux, elle n’est jamais complètement absente des autres. Est-elle pour autant l’indice suffisant d’une « préférence nationale » ? Les critères culturels, raciaux, voire religieux ou philosophique n’interviendraient-ils pas autant dans cette préférence ? C’est un autre débat qu’on n’entamera pas ici. L’autre proximité qui actionne – et de plus en plus manifestement – la sélection de l’info est d’ordre émotionnel. Bien davantage qu’un ressort idéologique même inconscient, c’est la logique économique qui exige des médias qu’ils se mettent dans une posture d’empathie avec le public ; qu’ils préfèrent le passionnel au rationnel ; qu’ils fassent vibrer – de peur, d’effroi, de joie, de colère – et qu’ils abordent les choses par le vécu du témoin filmé au plus près plutôt que par l’analyse en plan large. L’avantage de cette option – toucher le plus grand nombre – est immédiat puisqu’outre « la satisfaction symbolique de désirs inconscients » qu’elle offre au téléspectateur, « elle permet à chacun de décoder, sans recourir à l’évocation de savoirs préalables, le sens de l’image de télévision », ainsi que le soulignait Jean- Jacques Jespers en introduction du numéro de La matière et l’esprit consacré à l’« émotocratie » « Émotocratie : émotion, médias et pouvoir », La matière et l’esprit, Université de Mons, n°12-13, novembre 2008 – avril 2009.
Edwige, Sadia, Nafissatou…
Ainsi, l’émotion autant que des enjeux économiques, sociétaux ou géopolitiques des événements (on veut le croire en tout cas), ont fait émerger dans les JT de ces derniers mois une foule de sujets bien éloignés d’une quelconque « préférence nationale ». Les manifestants du printemps arabes, les indignés de Madrid ou New- York, les électeurs marocains et congolais, les Grecs en faillite n’ont pas été relégués en fin de sommaire que l’on sache. Et la proximité émotionnelle fut souvent à l’œuvre pour déterminer la place de faits belges. Le jour du décès de David Susskind, les téléspectateurs de RTL-TVI attendront quasiment la fin du JT pour en recevoir un écho. Mais ils auront vu bien avant une longue séquence sur la mort de la Française Edwige Ligonèche, victime d’implants mammaires défectueux. Inversement, le retentissement du procès, aux assises du Hainaut, de la famille pakistanaise déclarée coupable de l’assassinat de la jeune Sadia ne doit rien à une « préférence nationale », sauf à considérer que l’insistance sur des mœurs culturelles aussi différentes des nôtres revient à célébrer cette préférence. Mais Jérôme Jamin ne va pas jusque-là dans son propos. Évoquons une dernière image, celle de la lointaine (géographiquement, culturellement) Nafissatou Diallo dont le succès médiatique ne s’explique pas seulement par la personnalité du proche DSK. La compassion, l’admiration, la méfiance ou l’antipathie que peut inspirer la Guinéenne au public belge lui assureront pour un bon moment encore une place dans nos JT. Au nom de la « préférence sentimentale »…