Politique
Islam, notre fantasme
10.12.2004
Par quelle aberration une question avant tout religieuse s’est-elle imposée de manière obsessionnelle au premier plan de l’actualité? Quelle est cette angoisse de nos sociétés dont la nouvelle question islamique sert aujourd’hui de révélateur?
Le 8 mars 1997, on enterrait la petite Loubna Benaïssa, assassiné cinq ans auparavant par un pervers bien de chez nous. Ce jour-là, devant vingt mille personnes, Marie-Noëlle Bouzet s’adressait à Loubna : «Tu nous a appris à connaître ta communauté qui nous faisait si peur». Elle s’exprimait au nom des parents d’enfants disparus et, pensait-on, de toute la société belge. Près d’elle, la merveilleuse Nabela et son impeccable foulard blanc… Quatre ans plus tard, après un certain 11 septembre, toutes les peurs enfouies sous les bons sentiments ont ressurgi avec la violence d’un retour du refoulé. Mais l’abcès de fixation de toutes ces peurs, ce n’est pas un terrorisme sans visage, ce n’est même plus la petite délinquance des quartiers, c’est l’inoffensif foulard de Nabela. Désormais, chacun a lu un digest du Coran en version pocket et a compris d’où vient le mal. Des personnalités politiques prennent le relais avec parfois une légèreté confondante. Ainsi, Mieke Vogels, ancienne ministre d’Agalev, dénonce à grand fracas l’escroquerie du regroupement familial des «allochtones». Selon elle, de nombreux Marocains font venir leurs parents en les déclarant à leur charge. Une fois que ceux-ci ont obtenu un titre de séjour, ils se déclarent insolvables et mettent père et mère à la charge du CPAS. Cela concerne combien de personnes ? On l’ignore. Parmi elles, n’y en aurait-il aucune qui soit vraiment tombée dans la précarité? Sans doute, on ne sait pas, on va vérifier. Entre-temps, le venin a été distillé et la rumeur peut courir. Autre question sensible : le mariage. La lutte contre les «schijnhuwelijken» Littéralement : mariages d’apparence est au menu de la coalition fédérale. Au nom de la valeur universelle d’égalité entre les femmes et les hommes, la Belgique ne saurait tolérer les mariages forcés ou arrangés qui seraient si fréquents chez les «arabo-musulmans» Ainsi, dans toutes les maisons communales, des avis ont été placardés cet été pour alerter les jeunes femmes marocaines susceptibles d’être mariées contre leur gré lors de leurs vacances au Maroc. Notons l’amalgame courant entre mariages forcés et mariages arrangés. Si les premiers sont effectivement un scandale dont les femmes doivent être protégées, en est-il de même pour les seconds? C’est vrai, ceux-ci restent largement pratiqués. À l’échelle du monde et de l’histoire longue, ils sont même la norme, y compris en Europe. Ce n’est que tout récemment que le modèle romantique du «mariage d’amour» a été promotionné au détriment du «mariage de convenance» négocié entre parties, auquel continuent d’ailleurs de s’adonner certaines de nos monarchies. Est-on si sûr que la confusion entre mariage de convenance (durable parce que constitué autour d’un projet rationnel) et désir amoureux (forcément discontinu parce que relevant de l’économie libidinale) constitue un progrès de l’humanité? Mais soit : on pouvait s’attendre à ce que le télescopage des modèles matrimoniaux produise quelques étincelles, notamment parce que des jeunes filles se retrouvent tiraillées entre des traditions familiales encore prégnantes et des rêves d’autres possibles, pas forcément plus émancipateurs, où des stars de pacotille consomment un «mariage d’amour» tous les deux ou trois ans. Nous nous trouvons là confrontés au degré le plus intime de notre identité d’Européens. Si nous refusons désormais de payer la sujétion des femmes comme prix imposé au maintien des cadres familiaux traditionnels, c’est un autre prix que nous payons. La fin de la famille comme espace privilégié de solidarité, qui assignait des rôles déterminés aux sexes et aux générations, transfère pour le meilleur et le pire toute la charge de la solidarité interpersonnelle à la société globale. La dislocation du rapport entre les générations, la solitude des adultes et la promiscuité impersonnelle imposée aux aînés remplace la chaleur et le contrôle social des familles. Les tâches ménagères ne sont pas mieux partagées, elles sont diminuées et reportées hors des noyaux familiaux, principalement vers le marché. Dans cette nouvelle géographie des trajectoires individuelles, les moins bien dotés sont forcément perdants. C’est la population issue des dernières immigrations du travail qui a vécu avec le plus d’acuité la crise de l’emploi ouvrier. Confrontée au chômage de masse et à la persistance désespérante de multiples discriminations , elle s’est resserrée autour de ses noyaux fondamentaux de survie : ses systèmes familiaux. D’où le sentiment d’un recul de l’acculturation («ils ne partagent pas nos valeurs») et, notamment, de l’émancipation des femmes musulmanes contraintes de se tracer un chemin difficile, dont le foulard est le marqueur ambivalent. Il était inévitable que la société belge soit troublée par la proximité de modèles familiaux aussi contradictoires. Si ce trouble n’existait pas, l’extrême droite n’aurait pas autant de succès. Mais pourtant, ce n’est là qu’une conséquence ultime du projet migratoire qui a fait venir de façon planifiée ces populations en Europe. Nous sommes au moins coresponsables de ce raidissement culturel qui donne une consistance apparente au «choc des civilisations». Pour le combattre, la pire des choses serait de procéder par injonction autoritaire, en assénant notre supériorité démocratique autoproclamée comme d’antiques missionnaires apportant à la pointe du fusil la civilisation aux barbares. Face à l’intolérance qui monte de toutes parts, il faut réinvestir les chantiers de la cohabitation et de l’interculturel et négocier le partage des espaces symboliques sans abuser du rapport de force. Tout autre voie nous promet des nuits d’émeute. Le 28 novembre 2004