Politique
La rurbanisation détruit ville et campagne
26.06.2008
Le mot «rurbanisation», néologisme datant à peine d’une trentaine d’années, désigne le «retour» des citadins dans des zones qualifiées de rurales. Il définit aujourd’hui un mode de vie dont les conséquences sont profondes. En voulant se rapprocher de la «nature», les rurbains la détruisent. Les paysages sont saccagés par des rubans de «villas quatre façades», les biotopes sont fragmentés, la pression sur les zones agricoles — dans un contexte d’insécurité alimentaire mondiale où leur utilité est pourtant évidente — se fait intense dans de larges périmètres autour des centres urbains. L’imperméabilisation des sols augmente en outre les risques d’inondation. Mais les rurbains détruisent aussi la ville, soumise à la noria quotidienne des navetteurs, lesquels, étant allé s’établir à l’écart des réseaux de transports en commun, n’ont «pas le choix» et circulent en voiture. Cette pression automobile contribue fortement à dégrader la qualité de vie des urbains par la pollution, le bruit, par le gaspillage, pour le parking et la circulation, de kilomètres carrés d’espace extrêmement précieux, par la mise en danger des usagers faibles, cyclistes et piétons. Car la ville demeure attractive, centre de services, d’emploi, accueillant de nombreuses fonctions collectives, et, en conséquence, espace public, lieu partagé, lieu de rencontre. Les rurbains en profitent mais participent peu au financement de ces fonctions, laissant une bonne partie de la charge fiscale aux habitants de la ville. Enfin, la dispersion de l’habitat coûte également très cher aux services collectifs : amener l’égout, le gaz, l’électricité, le téléphone, le facteur, entretenir les voiries… a un coût inversement proportionnel à la densité urbaine. Le mode de vie rurbain fragilise en conséquence les services publics, et il est, plus généralement, démesurément dispendieux sur le plan énergétique: l’utilisation de plusieurs voitures par ménage y est, en particulier, peu ou prou «indispensable». Qu’est-ce qui explique ce phénomène et sa persistance alors que tous les voyants énergétiques et environnementaux sont au rouge? Il y a d’abord un imaginaire collectif, nourri aux mamelles de Batibouw et du salon de l’auto, qui continue à valoriser fortement le mode de vie rurbain, en ignorant superbement ses conséquences. La villa entourée d’un grand jardin et flanquée de deux ou trois voitures demeure assurément un symbole de réussite sociale. Mais l’enjeu est aussi social, car les rurbains ne sont pas tous, loin s’en faut, des privilégiés : dès lors que le coût du logement en ville tend à devenir prohibitif, comme c’est notamment le cas à Bruxelles, l’habitat que les Français nomment «pavillonnaire», à l’écart des centres, est parfois la seule solution financièrement accessible aux ménages modestes et moyens. Le calcul sur lequel repose ce choix est cependant de très court terme : tant sur le plan individuel (coût de transport, réduction des opportunités sociales liées à la ville) que sur le plan collectif (affaiblissement des services publics, destruction de l’environnement et de l’urbanité), il est plus rationnel de concentrer l’habitat que de le disperser. Mais les coûts de l’étalement urbain sont indirects, étalés dans le temps et en bonne partie assumés par des tiers. Les mesures susceptibles d’inverser la tendance, même si elles restent souvent lettre morte, sont connues. Elles concernent d’abord la mobilité: développer les transports en commun, leur desserte, leur vitesse, leur fréquence, leur confort, mettre un terme au développement des infrastructures routières, localiser les grandes infrastructures collectives (écoles, hôpitaux, centres commerciaux…) à proximité immédiate des réseaux de transports en commun, favoriser le vélo… Les solutions à mettre en oeuvre doivent ensuite se focaliser sur la ville : construire et partager une qualité de vie en ville, en y réduisant, y compris par des mesures contraignantes, la pression automobile, en imaginant des formes architecturales et urbaines renforçant la qualité de vie et la mixité sociale. Il faut également rééquilibrer les déterminants économiques qui poussent à l’exode urbain : mieux partager le coût des fonctions collectives urbaines en augmentant les transferts financiers vers les grandes villes, internaliser les coûts cachés du mode de vie rurbain, par exemple en taxant les énergies fossiles (tout en investissant massivement dans le tiers payant pour réduire la facture énergétique des ménages, et en prenant des mesures sociales d’urgence là où c’est nécessaire), réduire le prix du logement familial en ville en y augmentant la densité et en ré-urbanisant les friches urbaines, remplacer progressivement les zonings commerciaux établis de façon anarchique, avec leurs hectares de parking, aux sorties des villes en leur substituant des formes plus urbaines et moins favorables à la voiture, réorganiser la structure de l’habitat non urbain en incitant à son regroupement «en chapelet» autour des réseaux de transport en commun. Il est possible de rendre à la ville un visage humain et désirable — et de construire et diffuser un imaginaire collectif qui lui soit favorable. Ce faisant, on préservera et favorisera aussi la ruralité, dont l’habitat villageois n’est nullement en cause ici. L’aménagement du territoire est un enjeu essentiel. Il conditionne inévitablement d’autres domaines de l’action publique: la réduction de notre empreinte écologique, la défense des services publics, la préservation des zones naturelles, la sécurité alimentaire, entre autres… dépendent toutes de lui. Sans doute, pour ces raisons, mériterait-il plus d’intérêt dans le débat public.