Guerres et conflits
Israël-Palestine : impasses de l’équidistance
26.02.2003
Il y a quatre attitudes possibles face au conflit israélo-palestinien. Les deux premières, en miroir l’une de l’autre, sont les plus radicales et restent principalement confinées à l’intérieur des communautés affectivement les plus impliquées.
Au sein des populations juive et arabo-musulmane existe le sentiment qu’il s’agit d’être en toute circonstance et de manière atavique derrière « son peuple», quel que soit son leadership et quels que soient les actes posés en son nom. Ce sentiment est-il dominant ? Même si l’état de guerre incite toujours à la surenchère, j’ai la conviction que les Arabes et les Juifs de Belgique (et d’ailleurs) sont autant capables que les autres citoyens de s’émanciper de la part la plus tribale de leur identité.
Restent deux autres attitudes, plus nuancées, qui se concurrencent dans l’opinion démocratique. Elles partagent pourtant un certain nombre de prémices. Toutes deux aspirent à la coexistence de l’État d’Israël et d’un État de Palestine qui devra naître à Gaza et en Cisjordanie après le retrait de l’armée israélienne et le démantèlement des colonies. Toutes deux reconnaissent la primauté du droit et de la diplomatie sur l’usage de la force. Et toutes deux stigmatisent le cycle infernal des attentats et des représailles. Mais elles divergent radicalement quand il s’agit de caractériser le cœur du conflit. La première attitude considère que, fondamentalement, il s’agit d’un conflit entre deux droits nationaux également légitimes.
Ce conflit sera sans fin tant que les deux peuples en présence ne reconnaîtront pas les droits équivalents de l’autre peuple. Tous ceux qui, en dehors du champ de bataille, se disent en faveur de la paix doivent absolument éviter de prendre parti pour un camp plutôt que pour un autre. Leur rôle est de favoriser l’indispensable dialogue entre les parties, ce qui impose une position d’arbitre impartial et un souci permanent d’équidistance entre les belligérants. Dans cette optique, la pire des choses serait de « choisir son camp». Pour ceux qui professent la seconde attitude, l’occupation continue par Israël des territoires palestiniens depuis 1967 a changé la nature du conflit, quelle que soit l’analyse qu’on peut porter sur la période qui a précédé. Les droits nationaux des Israéliens sont consacrés par l’existence d’un État internationalement reconnu alors que ceux des Palestiniens sont bafoués par ce même État.
Les Israéliens vivent dans une société libre et relativement prospère tandis que les Palestiniens subissent depuis 35 ans une occupation militaire qui a détruit toutes les bases matérielles de leur existence en tant que société. Dans de telles conditions, une attitude de surplomb, d’arbitre neutre se contentant de jouer les marieurs sur base de quelques grands principes aussi généreux qu’abstraits ne peut que contribuer à entériner les rapports de force du terrain. Et donc à conforter paradoxalement l’arrogance du plus fort. Par une empathie historiquement bien compréhensible, l’opinion démocratique européenne a toujours manifesté une grande indulgence face aux outrances de la politique israélienne. Depuis qu’avec le gouvernement Sharon, il est devenu manifeste que les territoires occupés ne sont pas « un gage pour la paix » mais un objectif de colonisation, cette opinion a progressivement basculé, ce dont témoignent la tonalité des grands médias et l’évolution sensible de certains partis politiques. Pourtant, malgré cette évolution, aucune pression significative n’est exercée sur l’État d’Israël pour l’amener à une politique plus conforme aux exigences du droit international. Celui-ci continue donc d’agir en toute impunité, bénéficiant toujours de ce « deux poids, deux mesures » qui alimente tant de rancœurs. C’est dans ce contexte que, pour la première fois, une mesure de rétorsion est sérieusement envisagée à l’encontre de l’État hébreu. Le 10 avril, le Parlement européen a voté une résolution en ce sens, et ce à une large majorité.
Qu’on se rassure : il ne s’agit ni d’une intervention militaire, ni d’un embargo, ni même d’une suspension des relations diplomatiques. Simplement de la dénonciation de l’accord d’association Europe-Israël, dont la suppression affligera beaucoup moins la population israélienne que d’autres conséquences de l’état de guerre, comme, par exemple, la chute vertigineuse des recettes du tourisme. Et pourtant, cette modeste initiative est violemment attaquée par les tenants de l’équidistance sous le prétexte que l’Europe sortirait ainsi de son rôle en prenant parti pour un des deux camps Signé le 10 décembre 1995 dans le cadre d’une série d’accords liant l’Europe aux États du pourtour méditerranéen et en vigueur depuis juin 2000, cet accord d’inspiration libérale a pour principal effet d’assurer la libre circulation des biens et des services entre les États signataires. Le texte fait référence, comme ciment de l’accord, au « respect partagé .par les signataires. des valeurs démocratiques et des droits de l’Homme ».
Jumelages
On retrouve les mêmes attitudes dans un autre dossier: celui des jumelages. Depuis plusieurs mois, des personnalités politiques de divers bords essaient de promouvoir le jumelage de communes belges avec des communes palestiniennes. À leurs yeux, il s’agit d’une démarche à la fois politique (témoigner sa solidarité avec un peuple vivant sous occupation) et humanitaire (venir en aide à des collectivités locales qui ont tout perdu). Cette démarche est vigoureusement critiquée comme «unilatérale» par les tenants de l’équidistance Il s’agit ici des Amis Belges de Shalom Arshav – La Paix Maintenant, la principale émanation de la gauche sioniste en Israël. Le désaccord ici évoqué montre d’ailleurs que la notion de « pacifisme » recouvre d’importantes nuances. Pour ce courant, la pratique des jumelages ne peut être utile que si elle favorise le dialogue entre ceux qui devront bien vivre un jour en paix. Il faut donc œuvrer pour des jumelages tripartites, en s’associant simultanément à des communes israéliennes et palestiniennes. L’argument ne manque pas de pertinence. Mais, dans la pratique, il ne peut aboutir qu’à renforcer l’inégalité qui prévaut sur le terrain. D’abord sur le plan humanitaire. Les images qui nous parviennent d’Israël ne nous montrent pas une population privée de tout qui aurait besoin d’une aide d’urgence. Les écoles ont-elles besoin de cartables ? Les hôpitaux de médicaments? Les villages d’adduction en eau potable ? Ensuite sur le plan politique. Peut-on, d’ici, forcer au dialogue des parties qui n’y sont pas disposées? Des jumelages tripartites ne devraient-ils pas s’appuyer sur une base politique minimale: retrait des territoires occupés, reconnaissance mutuelle de deux États sur la base des frontières de 67, Jérusalem capitale commune, solution négociée du problème des réfugiés Ces points forment la charpente du plan de paix proposé par la Coalition israélo-palestinienne pour la Paix et des propositions Ayalon-Nusseibeh, vigoureusement – et justement – soutenues par La Paix Maintenant ? Après le résultat affligeant des élections israéliennes, on aimerait connaître quelles communes israéliennes seraient prêtes à entrer dans un tel processus de fraternisation — et celles-là ne nous auraient pas attendus pour le manifester, comme l’a fait l’admirable kibboutz Metzer, malgré l’odieux attentat dont il a été victime. En attendant, il serait criminel de différer des mesures d’urgence de solidarité avec peuple en danger, même si des jumelages tripartites bien sélectionnés peuvent apporter un supplément de sens à la démarche.
Impunité
On voit où conduit l’obsession de l’équidistance. Il faut pourtant savoir ce qu’on veut. Depuis les guerres de Yougoslavie, le principe de l’ingérence humanitaire et politique a été largement validé par la communauté internationale qui n’accepte plus d’assister passivement à des dénis massifs de droits humains. Quand deux peuples ou deux États n’arrivent pas à régler pacifiquement leurs différends, quand l’une des parties use et abuse contre l’autre de sa supériorité militaire, il ne suffit plus d’en appeler à la sagesse des belligérants. Il faut l’intervention décidée d’un tiers pour rectifier la balance des forces.
Avec la dénonciation de l’accord d’association, avec le développement des jumelages entre communes belges et palestiniennes, on reste encore essentiellement dans l’ordre du symbolique, et il est même difficile d’imaginer des interventions plus bénignes. Ce ne seraient là que des modestes signaux qu’Israël ne peut pas tout se permettre à l’abri du parapluie étatsunien. Cette orientation n’exonère en rien la direction palestinienne de ses responsabilités propres. Mais celle-ci n’a plus aucun levier à sa disposition pour faire évoluer la situation dans un sens quelconque. Si l’Europe s’interdit de peser d’aucune façon sur la balance des forces, qui le fera? Il est piquant de constater que, parmi les adversaires de la suspension de l’accord d’association Europe-Israël ou des jumelages avec les communes palestiniennes, on n’ait pas entendu beaucoup de monde s’élever contre les menaces de guerre en Irak. Il est vrai que la perspective de cette guerre réjouit secrètement tous ceux pour qui l’impunité ne doit valoir que pour un seul État du Moyen-Orient.