Politique
La voie étroite entre l’indifférence et l’ingérence
06.02.2002
Lorsqu’en 1999 Pinochet fut inculpé devant la justice belge pour crime contre l’humanité, le monde entier découvrit qu’un petit État européen disposait d’une loi originale qui pouvait empêcher les bourreaux de dormir, qu’ils soient à la retraite ou encore en activité. Grâce à la loi de 93/99 établissant sa compétence universelle, la Belgique avait redonné espoir à toutes ces familles chiliennes qui butaient depuis des décennies contre le mur de l’impunité. L’éventualité d’un procès sur les massacres de Sabra et Chatila ranimait cet espoir dans un autre contexte. Une loi pionnière? Des esprits lucides, pourtant peu suspects de sympathie pour lesdits bourreaux, en doutent. Car depuis que l’occident s’est mêlé de piller les peuples du sud sous le couvert de leur apporter la civilisation, il y aurait quelque raison de ne pas prendre pour argent comptant les proclamations d’intention qui se gargarisent de la démocratie, de la morale ou des droits de l’homme. Dans un monde très inégalement développé, où certains États se sont arrogé à la fois le monopole de la violence légitime et de la parole universelle, la seconde ne sert-elle pas d’alibi commode à la première? De ce doute reste une question, fondamentale: est-il possible d’inscrire l’égalité formelle des États, des peuples et des personnes dans les faits, dans le droit et dans les procédures, en évitant les deux écueils de l’indifférence et de l’ingérence entre lesquels les États développés naviguent en permanence? Les Européens sont sortis profondément blessés de la décolonisation. Celle-ci fut une défaite politique et militaire. Mais elle détruisit aussi, pour longtemps, leur confiance dans le progrès linéaire de l’humanité dont ils auraient constitué l’avant-garde reconnue. Cette conviction n’était pas seulement cynique. Elle était partagée par la gauche européenne et par les élites des peuples colonisés. Toute une génération de leaders du Tiers-monde fit ses classes au Quartier latin. On se souvient aussi qu’un Ferhat Abbas, avant de devenir le premier président du gouvernement provisoire de la république algérienne, milita pour l’intégration de l’Algérie à la France. Ceux-là n’auraient jamais contesté qu’une justice universelle éclairée soit rendue à Paris ou à Bruxelles. La fin des empires coloniaux déclencha par contrecoup ce que Pascal Bruckner appela “le sanglot de l’homme blanc”, celui-ci n’en finissant plus de ruminer sa culpabilité face à la misère des peuples qu’il avait tenus sous sa coupe. Cet homme blanc était seulement européen. Les États-Unis s’engouffrèrent dans la décolonisation pour occuper la place vacante, innocents qu’ils étaient des vicissitudes passées. Malgré le Vietnam, ils pouvaient s’afficher la conscience tranquille comme étalon universel du Bien et du Mal. Puis, dans les années 80, les hommes blancs d’Europe cessèrent de sangloter. La ruine des idéologies tiers-mondistes, alimentée par l’échec de tous les régimes de référence issus de la colonisation, donna naissance à l’idéologie du «droit d’ingérence humanitaire». Les intérêts économiques et les bonnes manières diplomatiques devaient céder le pas à des principes élémentaires d’humanité: quand mon voisin bat son gosse, j’ai le devoir d’intervenir même s’il en est le tuteur légal, sous peine d’être accusé de non-assistance à personne en danger. Petit à petit, l’Europe retrouva une certaine assurance dans la promotion et la défense des droits de l’homme, se campant ainsi dans une posture d’apparence originale face aux États-Unis et à leurs gros sabots. La loi de compétence universelle, votée par le Parlement belge en 1993 et revue en 1999, appartient incontestablement à ce mouvement, au même titre que le nouveau style de diplomatie «éthique» conduite par Louis Michel. Au bout du compte, cette irruption de la morale et de l’éthique dans tous les domaines des relations internationales laisse un sentiment ambivalent. Plus précisément, la force et la faiblesse de tout régime de compétence universelle, fut-il organisé dans le cadre de juridictions internationales incontestables, sont aussi celles de tout système judiciaire particulier. Oui, l’État de droit est un progrès humain déterminant par rapport à la loi de la jungle. Et, en même temps, tout le monde n’est pas égal devant la justice et celle-ci est souvent celle des vainqueurs. Le droit médiatise et codifie les rapports de force sociaux, et le droit international fait de même avec les rapports de force entre États. Mais cette codification permet l’irruption du débat démocratique et de la conscience collective, voire du sentiment de culpabilité qui est aussi un des ressorts du comportement humain. Sans doute, la loi belge est-elle techniquement et philosophiquement discutable. Mais, devant l’impossibilité de seulement concevoir et d’ensuite mettre en place dans un délai raisonnable un système judiciaire international à l’abri de tout reproche, ne constitue-t-elle pas une initiative empirique susceptible de faire «bouger les choses» dans le bon sens en débloquant une situation sans issue? N’est-ce pas seulement ainsi, avec des avancées partielles éventuellement suivies de rectifications, que l’humanité peut trouver le chemin d’un avenir plus juste et plus solidaire? Comme le déclare Catherine Deman Catherine Deman, «L’impunité est-elle soluble dans le droit international?» in Politique, n°23, pp 28-31.., «toute initiative, même partielle, même imparfaite, pour réduire les souffrances du monde sera toujours préférable au cynisme de ceux qui les infligent ou les provoquent et à l’indifférence des autres». S’agissant de la compétence universelle de la Belgique, la lucidité sur d’éventuels mobiles ou effets pervers ne saurait être le prétexte d’une régression vers une forme d’indifférence judiciaire internationale. Le mieux étant souvent l’ennemi du bien, cette lucidité trouverait utilement à s’exercer pour que, dans le cadre de la loi de 93/99, s’élabore une jurisprudence de qualité qui puisse répondre aux objections les plus pertinentes.