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Inadéquation (de l’école aux besoins de l’entreprise)

La litanie patronale bien connue de la « pénurie de main d’œuvre » est répétée une fois de plus par un rapport de l’Institut Itinera rédigé par Jean Hindriks[1.Jean Hindriks, Éducation et croissance : l’enseignement supérieur, Itinera Institute, 5 novembre 2012.]. Selon notre économiste, 80% de l’emploi nécessiterait des travailleurs moyennement ou hautement qualifiés alors que la population des demandeurs d’emploi serait faiblement qualifiée. À Bruxelles, les patrons seraient confrontés à une situation apocalyptique puisque « l’indice d’inadéquation » y serait trois fois plus élevé que celui de la Flandre et de la Wallonie. Il serait donc urgent d’adapter l’école au marché de l’emploi. D’après ce rapport, il y aurait d’un côté des postes vacants hyperqualifiés et bien payés et, de l’autre, des chômeurs incultes et de jeunes diplômés qui ne sont bons à rien. Comment expliquer alors que l’essentiel des emplois offerts en Belgique le soit dans les titres services ? Ou encore que des milliers de salariés polonais travaillent à Bruxelles dans le bâtiment, l’hôtellerie et les services domestiques sans connaître le néerlandais ni le français? La totalité des jeunes est à présent scolarisée jusqu’à 18 ans et une grande majorité d’entre eux poursuit ensuite des études. Faute d’emploi ils n’ont d’ailleurs pas d’autre choix. Beaucoup de jeunes achèvent leur scolarité avec succès sans pouvoir accéder pour autant à un emploi. Lorsque par chance ils en trouvent un, souvent à temps partiel, intérimaire et précaire, le faible niveau de la rémunération ne leur ouvre pas l’accès à une vie autonome sans le secours des parents. Jamais en réalité les entreprises n’ont disposé d’une telle réserve de personnel diplômé et qualifié. La question est celle de la qualité et du manque réel d’emplois. Pertes d’emplois, restructurations et délocalisations se succèdent. Les emplois créés sont souvent à temps partiel, précaires, aux horaires inconfortables et à des conditions de travail pénibles, alors que les emplois convenables sont rationnés. Pour un jeune, la question n’est pas celle posée par l’Institut Itinera qui consiste à savoir « à quoi est-il bon ? ». La réponse des patrons est claire : il n’est bon à rien. La question réelle ne serait-elle pas plutôt de se demander ce que l’économie offre aujourd’hui aux jeunes comme perspective ? De ce point de vue, ce n’est pas l’école qui devrait s’adapter au marché, mais ce sont les entreprises et les emplois qui devraient s’adapter aux besoins d’une jeunesse de plus en plus scolarisée et instruite. Décidément, les patrons ne paraissent pas, du moins dans leur discours, changer avec le temps. Eudore Pirmez, qui fut député et ministre, libéral doctrinaire (c’est-à-dire de droite), s’opposa naguère à la loi interdisant le travail des enfants. À qui allait-on confier les basses besognes ? Il soutenait en 1884 qu’il n’y avait « nulle plainte du côté du travail » mais que ce sont les patrons qui souffrent et sont à plaindre. Il ne fallut pas attendre deux ans pour qu’en 1886 des grèves et des émeutes ouvrières embrasent la Wallonie et transforment la Belgique.