Idées
(In)actualité du communisme
26.05.2023
La première occurrence attestée du mot « communisme » date de 1797. Dans le dernier des seize tomes de son autobiographie intitulée Monsieur-Nicolas, Restif de la Bretonne, proche des babouvistes et fervent partisan de la Conjuration des Égaux[1. Un·e babouviste est une personne qui demande l’égalité absolue entre tous les êtres humains, en suivant la doctrine du révolutionnaire français Grachus Babeuf qui est résumée dans le Manifeste des égaux. « Tout homme a un droit égal à satisfaire ses besoins et à jouir de tous les biens de la nature. La société doit affermir cette égalité. » (NDLR)], se déclare à la fois « patriote », « républicain » et « communiste ». Il ajoute que « le Communisme serait le meilleur des Gouvernements »[2. R. de la Bretonne, Monsieur-Nicolas, p. 3969 et p. 4250 (les seize manuscrits sont paginés par l’auteur).].
Cependant, la communauté des biens est une idée plus ancienne. On la retrouve dans les Actes des Apôtres (2 , 44-45) pour décrire les principes régissant la première communauté chrétienne de Jérusalem : « Tous les croyants vivaient ensemble et ils mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous en fonction des besoins de chacun. » Cette communauté fut prise pour modèle par plusieurs groupes d’anabaptistes [3. L’anabaptisme est le nom donné à un ensemble de courants chrétiens apparus au début du XVIe siècle qui mettent l’accent sur les communautés de convertis et le baptême des adultes. (NDLR)] qui, au cours des XVe et XVIe siècles, sympathisèrent avec les soulèvements paysans et leurs demandes de justice sociale. Dans La Guerre des paysans en Allemagne (1850), Friedrich Engels, qui ne s’y trompe pas, fait d’ailleurs du prédicateur et chef révolutionnaire Thomas Müntzer (1449-1525) le héros d’un communisme primitif, annonciateur du communisme scientifique.
Que désigne ce mot ? Un épisode révolutionnaire, un régime dictatorial, une communauté fondée sur l’égalité, une idéologie, une utopie, l’engagement au sein d’un parti, un spectre, un mouvement réel, l’abolition de la propriété privée ou même l’exigence d’instauration du royaume de Dieu sur Terre ? La liste n’est pas exhaustive. Le communisme est gros de ces multiples significations et des affects souvent contradictoires qui y sont attachés : espoir et déception, enthousiasme et trahison, crainte et désir, ferveur et tragédie, promesse et mélancolie. Le sens et la charge du mot varient en fonction des personnes et des contextes. Il évoque parfois un siècle révolu, où les idéologies avaient encore droit de cité et où diviser le monde en deux camps n’était pas du manichéisme mais un état de fait. Mais n’y a-t-il pas, aussi, une actualité du communisme ? C’est la question et le pari du livre d’entretiens avec 14 figures majeures de la pensée critique contemporaine que j’ai dirigé en 2021[4. M. Cervera-Marzal, Ce gros mot de communisme, Textuel, 2021.].
Un terme passé de mode ?
Selon un sondage Ifop commandé par L’Humanité en novembre 2020[5.Ifop, « Le regard des jeunes âgés de 18 à 30 ans sur le communisme », 30 décembre 2020. (En ligne.)], deux tiers des Français nés après la chute du Mur de Berlin estiment qu’il est « possible de construire une société basée sur la coopération et le partage des richesses et des pouvoirs ». Trois quarts jugent que « les salariés et les travailleurs devraient pouvoir décider des choix de leurs entreprises ». 78 % pensent que « des secteurs comme la santé, l’éducation ou le logement ne devraient pas être soumis à la concurrence et à la compétition économique ». Enfin, 83 % soutiennent que « la lutte des classes est toujours une réalité aujourd’hui ». De tels chiffres collent difficilement avec le diagnostic médiatique sur la jeunesse « qui se droitise ». Ils témoignent surtout d’un potentiel anticapitaliste qui ne demande qu’à fleurir.
Ces dernières années, du Liban à l’Irak en passant par la Tunisie, Hong Kong, l’Algérie, le Chili et l’Espagne, la jeune génération précarisée est d’ailleurs montée en première ligne des grandes explosions sociales. Les mots d’ordre ne sont pas identiques d’un pays à l’autre, la colère se cristallise sur des cibles différentes : ici contre la dictature, là contre les violences racistes et policières, contre une puissance occupante, contre des élites corrompues, contre le chômage, pour le climat, au nom du féminisme, etc. Derrière ce ras-le-bol, aussi diffus que disparate, est-on en droit de dire que les mobilisations de la jeunesse visent toutes, plus ou moins consciemment, un même horizon communiste ?
Ce serait trop simple et ce serait faire violence aux propos des premiers concernés. Pour en revenir au sondage administré par l’Ifop aux Français de moins de 30 ans, ces derniers sont 72 % à estimer que le communisme « n’est pas une idée d’avenir ». Lorsqu’on leur demande à quels mots ils associent spontanément celui de communisme, « dictature » et « échec d’une idéologie » arrivent avant « égalité » et « partage des richesses ». Que faire de ces données contradictoires, qui indiquent une forme d’attachement aux idées communistes mais un net refus d’assumer l’identité communiste ? Une interprétation plausible serait d’affirmer que le communisme reste d’actualité mais qu’il est désormais contraint de se présenter sous un autre nom ; d’où, par exemple, le récent engouement pour les « communs ». Le sang versé par Staline et ses épigones a irrémédiablement entaché la noble idée d’une société dans laquelle chacun participerait selon ses possibilités et recevrait selon ses capacités et besoins. Theodor Adorno soutenait qu’on ne pouvait plus écrire de poèmes après Auschwitz[6. T. W. Adorno, Prismes. Critique de la culture et société, Payot, 2010 [1951], pp. 30-31.]. Peut-on encore se réclamer du communisme après le Goulag ? Si oui, sous quelles conditions et moyennant quels ajustements ?
William Morris, auteur des Nouvelles de nulle part (1890) et militant actif dans l’émergence d’un courant marxiste libertaire en Grande-Bretagne, invite à ne pas nous crisper sur une querelle terminologique : « Les hommes combattent et perdent la bataille, et la chose pour laquelle ils ont lutté advient malgré leur défaite. Quand elle advient, elle se révèle être différente de ce qu’ils avaient visé, et d’autres hommes doivent alors combattre pour ce qu’ils avaient visé, sous un autre nom[7. W. Morris, Selected Writings, The Nonesuch Press, 1948, p. 214.]. » La question, en effet, va bien au-delà des mots. Quiconque entend changer le monde ne saurait faire l’économie d’un bilan du « socialisme réellement existant » et des régimes dictatoriaux qui, au siècle passé, ont prétendu incarner le communisme. Il en va de notre responsabilité de ne pas reproduire les erreurs et les fautes. Aujourd’hui encore, au nom du communisme, on instaure la dictature d’un parti unique qui laisse exploser le nombre de milliardaires. En mars 2021, la Chine compte davantage de milliardaires que les États-Unis et l’Inde réunis. Et Xi Jinping, après avoir aboli la limite constitutionnelle des deux mandats, se prépare à rester président à vie.
Quelle classe sociale ?
En érigeant le prolétariat en classe universelle, qui défend les intérêts de l’humanité en défendant ses propres intérêts, Karl Marx et Friedrich Engels ont durablement noué le sort du communisme à celui du mouvement ouvrier. Il faut d’ailleurs être précis sur les termes. La classe ouvrière ne désigne qu’une fraction du prolétariat. Celui-ci se réfère aux individus contraints de vendre leur force de travail pour subvenir à leurs besoins (ce qu’on appelle aujourd’hui le salariat) tandis que la classe ouvrière vise un secteur professionnel particulier, lié aux usines et à l’industrie. Historiquement, l’expansion de l’idéologie communiste et l’expansion des luttes prolétaires ont été de pair, en s’alimentant réciproquement. Les communistes, fraction la plus avancée du prolétariat, ont aidé ce dernier à prendre conscience de sa force. Inversement, de l’insurrection de février 1848 en France à la Révolution russe de 1917, la combativité des prolétaires a permis d’affiner la théorie révolutionnaire, en offrant une inestimable matière à penser à Karl Marx, Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci et tant d’autres.
Les mésaventures du communisme sont donc liées au déclin du sujet qui l’a porté durant un siècle et demi : la classe ouvrière. Cette dernière n’a pas disparu, comme on l’entend trop souvent. Elle a été invisibilisée, par la vulgate journalistique et politique. Les ouvriers constituent plus de 20 % de la population en Belgique comme en France. En 1995, un rapport de la Banque mondiale faisait état de 2,45 milliards d’ouvriers dans le monde, dont 400 millions dans l’industrie, 800 millions dans les services, et 1,1 milliard dans l’agriculture. Ce qui a disparu, ce n’est donc pas la classe en soi, c’est plutôt une certaine idée qu’elle se faisait d’elle-même et de son unité, par-delà les divisions nationales et corporatistes. La conscience de classe, qui reste forte dans certains pays et dans certains bastions syndicaux, ne s’est pas évaporée subitement. Elle a été fragilisée par de multiples facteurs, à la fois symboliques et matériels, qui vont de l’individualisation des conditions de travail à la destruction des solidarités collectives en passant par le déclin des partis ouvriers, ainsi que par les discours lénifiants sur la « tertiarisation de l’économie » et l’émergence d’une (soi-disant) « classe moyenne généralisée ».
Quelle classe sociale pour ramasser le drapeau rouge et le brandir comme jadis ? Le prolétariat s’est progressivement emparé de l’idée communiste à partir du Manifeste du parti communiste, rédigé par Marx et Engels en 1847 pour le second congrès de la Ligue des communistes. Auparavant, le communisme avait été porté par des philosophes tels que Platon, des écrivains tels que Thomas More, des prêcheurs tels que Fra Dolcino et des théologiens tels que Tommaso Campanella. Engels méprisait le lumpenproletariat[8. Dans la tradition marxiste, le « sous-prolétariat », personnes sans conscience de classe et aux conditions de vie miséreuses. (NDLR)] et Marx regardait avec méfiance la paysannerie, en raison du rôle réactionnaire qu’elle joua en 1848 à travers son soutien à Louis-Napoléon Bonaparte. Un siècle plus tard, dans une Chine massivement agraire, Mao Zedong érigea la paysannerie en force motrice de la révolution. Malgré son rapport privilégié au prolétariat, le communisme, on le voit, est donc susceptible d’être porté par différentes classes sociales, et même par plusieurs classes à la fois, comme le souhaitait Antonio Gramsci, qui plaidait pour la constitution d’alliances « national-populaires » entre les groupes subalternes.
Pour devenir hégémonique, la classe ouvrière doit apprendre à incarner le peuple dans sa globalité, écrit Gramsci en 1926 : « Le prolétariat peut devenir la classe dirigeante et dominante dans la mesure où il parviendra à créer un système d’alliances de classes qui lui permettra de mobiliser contre le capitalisme et contre l’État bourgeois la majorité de la population laborieuse, ce qui, dans le cas de l’Italie, compte tenu des rapports réels qui existent entre les classes, revient à dire dans la mesure où elle réussira à obtenir l’assentiment des larges masses paysannes[9. A. Gramsci, « Quelques thèmes de la question méridionale », Écrit politiques III, Gallimard, 1980, p. 332.]. » Cette citation, extraite du premier texte dans lequel Gramsci parle d’hégémonie, résume précisément sa pensée : il y a hégémonie quand une partie (le prolétariat) se hisse au niveau du tout (la nation) en ralliant d’autres parties (la paysannerie). Le communisme forme le gros des groupes qui l’investissent.
Du commun et des individus
Mais le communisme n’est pas qu’une affaire de groupes. Il s’agit aussi, et peut-être d’abord, d’une émancipation individuelle. Le mot de « communisme » laisse penser que le collectif primerait sur les individus qui le composent. À gauche, l’individualisme a mauvaise presse. Il est généralement assimilé à une forme d’égoïsme et au triomphe du chacun-pour-soi néolibéral. C’est pourtant au nom des « individus réels[10. K. Marx, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 12.] » que, dans L’idéologie allemande (1845), Marx élabore sa conception du matérialisme historique. De manière encore plus explicite, Marx et Engels écrivent, dans Le manifeste du parti communiste (1847), que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ». Au jeu des occurrences, on s’aperçoit que l’œuvre de Marx compte davantage de références aux « individus » qu’à la « classe ouvrière ». C’est bien les individus qui ont à gagner à l’avènement du communisme. D’abord, parce que la coopération est plus épanouissante que la compétition. Ensuite, parce que le matraquage publicitaire attise des désirs de consommation que les salariés n’ont pas les moyens de satisfaire, puisque les patrons s’accaparent la plus-value de leur travail . Enfin, parce que la division du travail produit des individus morcelés, aliénés par la répétition d’une tâche ultra-spécialisée. Au nom de l’épanouissement individuel, Marx s’élève ainsi contre un « communisme encore très grossier et irréfléchi », qui conduit au « nivellement » égalitaire, à la « négation de la personnalité » et à des absurdités telles que la « communauté des femmes » (en remplacement du mariage)[11. K. Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales, 1972, p. 71.].
Une autre difficulté concerne le rapport à l’État, Marx lui-même ayant révisé sa position suite à la Commune de Paris. Il ne suffit plus, dit-il, que le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et le mette à son service en centralisant les décisions relatives à la production. Il faudra « briser » cette machine, qui véhicule une domination politique (dirigeants / exécutants) non réductible à l’exploitation capitaliste (bourgeois / prolétaires). On se met alors à envisager un usage transitoire de l’État, ce dernier étant appelé, à terme, à dépérir. Une fois la révolution achevée, le « gouvernement des hommes » céderait sa place à « l’administration des choses », selon la formule qu’on prête (à tort) au comte de Saint-Simon. Mais n’est-ce pas mettre le doigt dans un engrenage technocratique qui imagine pouvoir abolir la politique, le conflit, la délibération ? Et, comme le fait remarquer Bakounine aux marxistes, l’idée d’un État qui s’éteindrait de lui-même n’est-elle pas illusoire et dangereuse ?
Réforme ou révolution ?
Ces débats agitent la première Internationale (1864-1876) et font écho à l’opposition entre les bâtisseurs d’expérimentation utopique (le familistère de Guise, la colonie New Harmony de Robert Owen, les Icaries créées par les disciples d’Etienne Cabet) et les partisans d’une conquête du pouvoir d’État. Le communisme est-il possible à l’échelle locale, tel un îlot d’égalité au milieu d’un océan capitaliste ? Ou sa viabilité exige-t-elle d’emblée qu’il soit instauré au niveau national, voire mondial ? Et quid de l’usage de la violence ? S’emparer de l’État, certes, mais par la voie électorale ou par la voie insurrectionnelle ? Réforme ou révolution ? Au cœur du débat stratégique, on trouve aussi la question de savoir si les réformes sociales (congés payés, limitation du temps de travail, sécurité sociale, etc.) signifient qu’on abandonne le projet d’édifier une société communiste, qu’on se contente d’un capitalisme moralisé, ou si, au contraire, ces réformes sont un avant-goût du monde à venir, une forme de déjà-là communiste ?
Les débats relatifs à la conquête du pouvoir, à l’usage de la violence et à la viabilité des utopies concrètes, qui animaient déjà le mouvement ouvrier il y a 150 ans, restent aujourd’hui d’une grande actualité, comme en témoignent les succès d’ouvrages tels que ceux de John Holloway, d’Andreas Mälm et d’Erik Olin Wright[12. Lire respectivement : J. Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Syllepse, 2008 ; A. Mälm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique, 2020 et E. O. Wright, Utopies réelles, La Découverte, 2017.]. Mais ces controverses sont de moins en moins rattachées à un horizon communiste. La plupart des intellectuels critiques ont retraduit l’aspiration communiste dans une grammaire du « commun », de la « démocratie radicale » ou encore du « post-capitalisme ». Quelques-uns, tels Alain Badiou ou Toni Negri, se revendiquent toujours du communisme, mais il s’agit essentiellement d’universitaires, sans lien organique avec des organisations militantes.
Au long du XXe siècle, la figure de l’intellectuel-dirigeant a progressivement disparu en Europe. Des personnages tels que Karl Marx, Léon Trotski, Antonio Gramsci ou Rosa Luxemburg, à la fois auteurs d’une production théorique majeure et dirigeants d’organisations politiques de masse, se sont raréfiés. Ils ont été progressivement remplacés par des professionnels des idées, en particulier des universitaires. Cette évolution, bien documentée par Razmig Keucheyan, tient notamment à la place croissance de l’université au sein des sociétés européennes, et aux changements de composition sociologique des partis de gauche[13. R. Keucheyan, Hémisphère gauche, La Découverte, 2012.]. À ce titre, le communisme du XXIe siècle s’apparente à une idée davantage qu’à une pratique, il est de l’ordre d’une flamme que de rares intellectuels (et quelques organisations le plus souvent groupusculaires) s’efforcent de maintenir en vie, et non d’un « mouvement réel qui abolit l’état actuel[14. K. Marx et F. Engels, L’Idéologie allemande, Éditions Sociales, 1968, p. 64.] ».
Quant aux mobilisations sociales les plus puissantes de la dernière décennie, aucune ne s’est emparée du lexique communiste. Ni les Gilets jaunes, ni les militants antiracistes, ni les marcheurs pour le climat, ni le mouvement #MeToo n’ont revendiqué un lien quelconque avec l’idée communiste, fût-ce en réactualisant cette idée. D’où le constat énoncé précédemment avec l’appui de William Morris : si le communisme travaille toujours souterrainement nos vies, c’est désormais « sous un autre nom ».
(Image de la vignette et dans l’article dans le domaine public ; photo du Mémorial du mouvement des travailleurs, prise dans le parc Memento, à Budapest, en Hongrie.)