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Impôts, médias et solidarité

Derrière le miracle des millions d’euros envoyés (ou promis) vers l’Asie depuis janvier, se cache d’abord la confirmation d’un phénomène médiatique déjà bien connu et bien identifié, mais aussi et surtout l’émergence d’un processus de solidarité un peu particulier qui risque de devenir la norme pour les siècles à venir. Si de prime abord et de façon pragmatique, l’aide mondiale pour les victimes du tsunami est évidemment salutaire, elle dissimule dans la foulée, elle manifeste implicitement les conditions médiatiques nécessaires à l’avenir pour aider au coup par coup, de façon ciblée et intéressée, et au rythme de l’audience des téléspectateurs, les malheureux qui seront les suivants sur la liste des catastrophes humaines de demain.

Je passe à la télévision donc je suis

Il y a un peu plus de 250 ans, George Berkeley Philosophe, théologien et évêque irlandais (1685-1753) développait sa théorie de l’immatérialisme selon laquelle il était inutile de supposer l’existence de choses matérielles car d’après lui, l’être des objets — l’existence matérielle et concrète des objets — n’avait de sens qu’à travers un esprit ou une conscience qui les perçoit. Il était inutile de se perdre dans des conversations de salon interminables sur ce qui est ou non réel, et sur ce qui peut être frappé du sceau de l’existence, car toutes ces choses n’avaient de sens que dans le regard, la perception et l’œil de celui qui voulait en débattre. La conclusion de Berkeley était sans appel: l’existence d’une chose n’est autre que la perception qu’un sujet a de cette chose, l’être des objets n’est que « l’être-perçu » de ces objets (esse est percipi). Dans l’Europe post-tsunami, car en définitive par un processus médiatique et touristique, tout cela est arrivé près de chez nous, on pourrait dire aujourd’hui qu’il est inutile de s’interroger sur l’être d’une catastrophe, l’existence d’un conflit ou la réalité d’une guerre car ceux-ci n’ont de sens — et n’existent en définitive dans nos esprits — qu’à travers l’image que la télévision aura bien voulu en donner. On pourrait facilement réduire la matérialité d’un événement aussi horrible soit-il à sa manifestation tangible dans la construction des programmes de télévision. S’il est bien entendu question d’images et pas de simples communiqués expéditifs en fin de journal entre le football et la météo! Avec la vieille règle médiatique «kilomètre-mort», doublée des images de cadavres occidentaux en vacances auxquels il est possible de s’identifier en fin de journée avant le souper, la catastrophe en Asie affiche la toute-puissance médiatique sur ce qui fait qu’un événement existe ou non, et surtout qu’il touche notre sensibilité. Le tsunami obéit à un cahier des charges strict qui risque de devenir demain la norme minimale pour apparaître en ordre de préférence sur les plateaux de télévision, dans les grandes messes de charité et les solidarités d’échange proposées par la plupart des acteurs économiques (téléphonie mobile, grandes surfaces, banques…). Il combine des images sensationnelles qui arrivent chaque jour, au compte-gouttes, (au rythme du rapatriement des caméras et autres appareils numériques), un nombre de morts et de disparus délirant, des victimes occidentales et blanches, un nom exotique et médiatique (tsunami vaut mieux que Tchernobyl ou Darfour), et surtout l’idée de la catastrophe pour qui personne n’est responsable! L’idée des victimes qui n’y sont vraiment pour rien! Des victimes qui d’ailleurs n’ont rien à voir avec les pauvres, les réfugiés et les malades du sida ou de la famine qui eux sont responsables de leur destin. Le tsunami cache en montrant Selon la belle expression de Pierre Bourdieu dans Sur la télévision, Paris, Liber Raisons d’agir, 1996, p.17. Il offre un spectacle épouvantable sur la tragédie humaine et écologique, il occupe les esprits pendant plusieurs semaines, il impose ses mots exotiques et techniques, ses villes, ses héros, ses miraculés, ses soirées spéciales, et finit par disparaître, lentement mais graduellement, pour retourner dans le néant où l’attendent les autres drames qui n’ont pu obéir au même cahier des charges. La débauche médiatique trahit sa dimension éphémère, hasardeuse et sélective. Elle construit l’événement avec une force qui annonce une chute et une disparition d’autant plus radicales et incompréhensibles qu’elle est intimement liée à l’intérêt des téléspectateurs. Elle développe ses contenus dans l’irrationalité la plus totale, au rythme de l’audience et de l’emballement qui l’accompagnent. La débauche médiatique est fondamentalement injuste, elle cache correctement les tragédies qui restent dans l’ombre de ce qu’elle veut bien montrer. La générosité imposée par les médias n’a rien d’extraordinaire, elle méprise la plupart des drames humains et affiche le tri, la sélection de ce qui a le mérite d’exister ou non à la télévision. Et dans nos esprits!

Des solidarités choisies

«Vous êtes vraiment formidables» selon l’expression de Jean Nohain à la radio dans les années cinquante pour remercier les Français de leur générosité vis-à-vis des démunis. La générosité et la compassion vis-à-vis du drame en Asie fait-elle de nous des gens formidables? Rien n’est mois sûr! «Les journaux nous font la cour, (…), ils veulent nous faire croire que nous sommes bons» expliquait Sartre au sujet d’un autre drame Annie Cohen-Solal, Sartre, Paris, Gallimard-Folio/Essais, 1985, p.610 et 611. Sartre évoquait l’illusion des Français sur leur rôle bienfaiteur en Algérie dans un article des Temps modernes rédigé au mois d’avril 1957 Mais nous ne sommes pas bons! Ni mauvais d’ailleurs! Car l’enjeu se situe à un autre niveau. Avec ces dons par sms, ces petites sommes «pour les victimes» chez Carrefour À Liège, après avoir proposé à ses clients, en janvier, de soutenir les victimes en participant à des dons/achats, la chaîne de magasins a fait la publicité, en mars, d’un ouvrage «sensationnel» sur le tsunami écrit par un couple de victimes rescapées et en vente chez Carrefour. On pouvait lire sur les caisses la mention: «une partie des droits d’auteur partiront pour les pêcheurs d’Asie…». À quand le DVD tsunami et puis le «making of»?.., ING ou chez Thierry Ardisson, avec ces multiples charités incorporées à nos gestes quotidiens au bureau et ailleurs, nous ne sommes pas bons. Nous enterrons l’idéal de la solidarité généralisée et universelle chez nous pour une sorte d’aide ciblée et paternaliste, une espèce de secours accordé sur des critères douteux, dicté par des images dont nous avons parlé plus haut. Nous ne sommes pas bons, nous inaugurons, nous expérimentons le principe de la solidarité triée sur le volet en lieu et place d’un régime de solidarité généralisé. Nous testons à l’étranger l’intérêt de la solidarité spectacle sur les ruines de la solidarité d’État, demain, chez nous, au rythme de nos plaintes cyniques sur les impôts qui augmentent et le coût de la sécurité sociale. Dans un pays serein dirigé par des élus qui représentent avec confiance leurs compatriotes, c’est avant tout le gouvernement, et accessoirement les médias, qui devraient être capable de lever et de distribuer les fonds. Et surtout qui devrait établir correctement et de façon équitable ce qui mérite ou non une aide et dans quelles proportions. «S’il convient de na pas être naïf, (et qu’) il importe, en pareil cas, d’être pragmatique: (car) le résultat compte plus que la vraie nature des motivations» Selon l’éditorial d’Erik Emptaz, Le Canard Enchaîné, 5 janvier 2005 , on ne peut rester indifférent devant ce glissement progressif et implacable vers une solidarité de plus en plus sélective, ciblée et intéressée, une solidarité qui n’en est donc plus une étant donné sa signification élémentaire: liens unissant les membres d’un groupe, qui, conscients de la communauté de leurs intérêts, ont entre eux des sentiments d’obligation réciproque Selon la définition du Grand Dictionnaire terminologique disponible sur Internet à l’adresse: http://w3.granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index800_1.asp. La solidarité avec l’Asie est formidable! Mais elle cache mal la terrible injustice qui est faite à ceux qui n’attirent pas les caméras.

Impôts et casinos

La solidarité par l’impôt, c’est la maîtrise de notre destin collectif et la confiance dans l’organisation politique de la société. C’est la prévention et la responsabilité, c’est admettre qu’il est possible d’intervenir sur le cours des choses et le destin de la communauté. L’impôt incarne un lien d’obligation, de confiance, de responsabilité et de solidarité entre les individus. Il est notre garantie objective pour le présent, et pour le futur! La solidarité casino, les dons par sms devant les émissions de variété et les quelques centimes qui partent pour l’Asie à l’achat de quelques articles supplémentaires, c’est tout le contraire! La solidarité casino incarne un mélange de distraction, de loisir, de hasard, de générosité calculée et de satisfaction gratuite. Elle apparaît comme une loterie avec le sentiment diffus d’une perte de contrôle sur l’évolution de la société et de l’histoire, un sentiment qui pousse à la résignation devant les tragédies qui se succèdent, une impression qui stimule la générosité ici et là lorsque les images sont vraiment terribles. La solidarité casino fonctionne dans un monde où le rejet du politique, des impôts et des taxes rivalise avec la crédulité et la confiance vis-à-vis des médias. Un monde où la prise en charge de notre destin collectif cède la place à la compassion et à la solidarité au coup par coup, vis-à-vis des plus malheureux. Une solidarité un peu particulière qui risque de devenir la norme pour les siècles à venir!

Ratzinger, pape de transition?

Malgré ses 77 ans, le cardinal allemand Josef Ratzinger pourrait devenir le pape « de transition » indispensable pour assurer la continuité au sommet de l’Église après la mort probable d’un pape qui aura régné plus d’un quart de siècle. Ceux qui espèrent une rupture avec le discours meurtrier de Jean-paul II sur le sida et la contraception seront déçus! Josef Ratzinger est derrière le pape depuis 25 ans, il est son double intellectuel et risque d’aggraver d’avantage l’écart entre la misère de la population livrée à la religion et la folie de quelques vieillards romains avides de pouvoir et de toute-puissance spirituelle.Lire à ce sujet .«Les morts vivants du Vatican» dans Politique, Février 2004).

Retour sur la monarchie

«À coups de commentaires et d’appréciations inévitablement politiques sur la santé, la sécurité sociale, l’importance “du don de la vie”, l’élargissement de l’Union européenne, la sécurité des personnes et des biens, la tolérance envers les immigrés, la lutte contre l’extrême droite, le fossé entre pays riches et pays pauvres, les souffrances des populations en Afrique et bien d’autres sujets, le roi cautionne ici et là certains thèmes politiques», écrivions-nous dans Politique en octobre 2003. .«Populisme et monarchie», p. 60-61. Il n’est donc pas surprenant aujourd’hui de voir le Prince Philippe embrayer sur son père et prendre à son tour la défense de certains intérêts, ceux des entrepreneurs et du patronat en l’occurrence. Il n’est pas inattendu de voir le même s’attaquer au Vlaams Belang pour ses positions antimonarchiques sans s’arrêter un instant sur ce qui est pire, la rhétorique fondamentalement xénophobe du parti extrémiste. En ignorant hier l’impact des positions politiques de la monarchie parce qu’elles allaient plus ou moins dans le sens de la volonté collective, nous nous sommes nous-mêmes désarmés aujourd’hui pour critiquer les positions politiques de Philippe ainsi que ses dérapages, demain, lorsqu’il