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Howard Zinn ou la vitalité de l’histoire populaire

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Dans cet article, l’auteur revient sur la sortie du Pouvoir des oubliés de l’histoire, dernier livre d’Howard Zinn paru en français et en profite pour évoquer rapidement la place de l’histoire populaire en France et en Belgique. Une plongée dans des histoires méconnues et qui ont pourtant concernées une large part des peuples.

Inverser le focus de l’histoire traditionnelle, parler du vécu de « celles[1.Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.] d’en bas », de leurs souffrances, de leurs luttes et de leurs conquêtes ; voilà le programme de l’histoire populaire dont Howard Zinn (1922-2010) a été l’une des figures centrales. Auteur de la désormais classique Histoire populaire des États-Unis[2.Howard Zinn, Histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, 2002, parution originale en 1980.], il a sans cesse défendu une conception encore très polémique de l’exercice historique et scientifique en général : jeter par-dessus bord la neutralité, qu’il jugeait impossible[3.Comme il l’explique dans son autobiographie, Howard Zinn, L’Impossible neutralité. Autobiographie d’un historien militant, Agone, 2013, parution originale en 1994.], et assumer que le fait de vivre les évènements sociaux et les soubresauts politiques nourrit le travail du chercheur, lui fournit une énergie et des angles de vue que n’auront pas les académiques en chaire.

Le Pouvoir des oubliés de l’histoire, son dernier ouvrage paru en français chez Agone en septembre dernier, s’inscrit dans la droite ligne de cette pensée. Livre d’entretiens avec le journaliste Ray Suarez, il est une excellente introduction à l’œuvre de Zinn. Il y évoque l’histoire américaine en contrepoint. Déboulonnant la statue de Christophe Colomb, il décrit la destruction des modes de vie des amérindiens, qui sera poursuivie pendant des siècles et deviendra une politique consciente et systématique des jeunes États-Unis. Complexifiant la figure d’Abraham Lincoln, il explique toute la variété des causes et des conséquences de la Guerre de Sécession, les révoltes de soldats, l’importance des recrues afro-américaines, l’immédiat après-guerre où certains Congrès du Sud deviennent majoritairement noirs jusqu’à ce que la ségrégation soit réinstallée avec l’accord tacite du Nord…

Une autre histoire des États-Unis

On pourrait continuer de citer des exemples à l’infini… Mais au-delà des faits méconnus, Zinn présente aussi une généalogie de la gauche américaine. Il décrit le mouvement abolitionniste comme le véritable ancêtre du mouvement ouvrier qui voit des composantes diverses émerger à la fin du XIXe siècle, entre les populistes agrariens, les libéraux démocrates héritiers des principes les plus radicaux de la révolution de 1776 ou encore les exilés européens amenant dans leurs bagages le socialisme dans toute sa multiplicité. C’est bien, pour lui, chez les anciens esclaves et leurs alliés blancs que point la posture contestataire, réclamant l’égalité, et, pour certaines de ses composantes, le droit de vote et la fin des discriminations de genre.

Même pour quelqu’une qui connaît l’Histoire populaire des États-Unis, il est fascinant de constater la puissance et l’actualité des thèses de Zinn, sa manière d’agencer faits et évènements pour donner à connaître le quotidien et la trajectoire de la constellation des « oubliées » qui furent pourtant la masse des sociétés… Surtout, et même s’il ne faut pas le réduire à cela, Zinn démontre que « celles d’en bas » n’ont jamais été inactives ou passives. Qu’il évoque des grèves héroïques, le courage des réseaux abolitionnistes ou la myriade des gestes de défiance des soldats américains mobilisés au Vietnam, il réinjecte toujours un certain optimisme humaniste dans sa conception de l’histoire.

Cette dimension militante de l’œuvre de Zinn est ce qui la rend, encore aujourd’hui, suspecte aux yeux de beaucoup. Il me semble pourtant que l’historien parvient très bien à différencier ce qui a trait à la science (l’honnêteté intellectuelle, le traitement de ses sources, etc.) et ce qui relève de la morale politique (populophilie, mise à nu des rapports de domination et des rapports de classe, etc.). Ses « biais » sont toujours créatifs et nourrissent ses hypothèses et ses analyses. Jamais Zinn ne prétend pratiquer une histoire totale ou même générale. Il propose une pratique, complémentaire à d’autres, éclairant des zones dédaignées pas de nombreuses historiennes. Et la vitalité manifeste des thématiques qu’il n’a cessé d’aborder (histoire du racisme, du féminisme, des afro-américains, des amérindiens, des inégalités sociales, etc.) aux États-Unis et ailleurs tend à lui donner raison.

L’histoire populaire en France et en Belgique

Comme le fait d’ailleurs la publication récente, en France, de deux histoires populaires concurrentes : celle de Michelle Zancarini-Fournel en 2016 à La Découverte et celle de Gérard Noiriel chez Agone en 2018[4.Respectivement Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, La Découverte, 2016 et Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la Guerre de Cent Ans à nos jours, Agone, 2018 ; on peut par ailleurs noter qu’il existe une deuxième édition du livre de Noiriel comportant une postface sur le mouvement des Gilets jaunes.]. Je dis « concurrentes » parce que leur publication à deux ans d’écart[5.Sachant en plus que celle de Gérard Noiriel était prévue et annoncée depuis des années par Agone.] témoigne des fractures qui parcourent la gauche universitaire et militante francophone. Si les deux ouvrages sont excellents, ils n’abordent pas l’histoire populaire de la même manière ; M. Zancarini-Fournel se nourrit plutôt des études subalternes, des études de genre et décoloniales alors que G. Noiriel s’inscrit plus franchement dans l’histoire sociale en donnant la prééminence aux rapports de dominations « traditionnels ». Zinn, peut-être parce que son œuvre s’est cristallisée bien plus tôt – la première édition de son Histoire populaire des États-Unis date de 1980 – ou peut-être parce que la gauche américaine a toujours été à la croisée des chemins, inspire et s’inspire à la fois des courants dits « de la déconstruction » et de ceux dits « du social ».

En Belgique, il nous manque encore une histoire populaire synthétique. Si des chercheuses travaillent évidemment sur des thématiques proches, qu’elles s’inscrivent dans les champs « subalternes » ou du « social », l’histoire populaire demeure assez marginale[6.On peut citer, sans essayer d’être exhaustif, certains travaux d’Anne Morelli, l’Histoire populaire du Congo de Tony Busselen ou une multitude de livres sur l’histoire populaire ou folklorique de la Wallonie plus ou moins anciens.]. Il est symptomatique que l’ULB ait invité G. Noiriel à occuper la Chaire Marcel Liebman en 2019 pour parler de l’histoire populaire… de la France[7.On peut consulter ici le programme de la Chaire.]. Comment expliquer cette situation ? Est-ce parce que ces travaux manquent de publicité et de relais médiatiques ? Parce que les universités belges sont plus frileuses sur la question de l’engagement des universitaires et sacralise une « neutralité axiologique » qui manque elle-même de neutralité[8.Sur la « neutralité axiologique » on peut consulter l’indispensable Isabelle Kalinowski, « Leçons wébériennes sur la science et la propagande » dans Max Weber, La Science, profession et vocation, Agone, 2005.] ? Ou simplement parce que les divisions communautaires belgo-belges ont tendance à fragmenter l’étude de l’histoire et à favoriser des approches plus locales[9.Voir par exemple la récente visioconférence de Présence et Action culturelles, sur une histoire populaire du Brabant Wallon : ici.] ?

Il est en tout cas certain que la lecture d’Howard Zinn n’est pas seulement bénéfique à notre époque mais lui est essentielle. En transformant la signification du passé, en complexifiant notre perception de la construction des sociétés actuelles, les livres de Zinn nous redonnent à penser l’importance des mouvements politiques, des luttes, des révoltes, des actes individuels et de l’action des groupes… Il renoue avec cette idée que l’histoire est une construction partagée, au moins en partie consciente, et aussi, peut-être surtout, que les rapports de force peuvent être inversés et qu’après une série de défaites et de souffrances cuisantes peuvent naître de grandes victoires collectives.

Howard Zinn, Le Pouvoir des oubliés de l’histoire. Conversation sur l’histoire populaire des États-Unis, Agone, septembre 2020, sortie initiale en 2019, Laure Mistral pour la traduction.

(Image de la vignette et au début de l’article sous CC-BY-NC-ND ; photo d’Howard Zinn à New York en 2008 prise par Marc Dalio. Image de couverture du livre sous © Agone.)