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« House of cards », version boulets-frites

Parce que les enjeux de forme ne sont pas moins importants que les enjeux de fond, l’auteur d’Histoire secrète du PS liégeois revient sur sa démarche. Pourquoi avoir raconté cette tranche de vie politique à la manière d’un thriller ? Pourquoi avoir privilégié le « off » lors des rencontres avec ses interlocuteurs ? Et pourquoi s’être penché sur le Parti socialiste plutôt qu’un autre ? Discours sur la méthode.

Histoire secrète du PS liégeois est un objet hybride. Ce n’est pas un essai politique au sens traditionnel, il ne défend aucune thèse. Ce n’est pas une fiction, même s’il en adopte certains codes. Ce n’est pas non plus un reportage ou une investigation. Trop vrai pour un roman, trop littéraire pour du journalisme, l’ouvrage enfreint l’une des règles sacro-saintes de la presse : séparer les faits et les commentaires. Ce n’est pas un ouvrage universitaire. Il ne s’agit pas davantage d’un recueil de témoignages. Le contenu ne se veut ni pro-socialiste, ni anti-socialiste. Il n’entend prodiguer aucun conseil, aucune recommandation aux militants de gauche. Et pourtant, il charrie aussi, en filigrane, une méditation sur la social-démocratie au XXIe siècle.

Bien sûr, il parle du PS liégeois, de la politique belge, mais son propos est plus large. C’est d’abord un livre sur la mécanique universelle du pouvoir.

A la source du livre se trouve une frustration : celle d’un journaliste conscient des limites qu’impose le fait de travailler pour un média traditionnel. Celle d’un travailleur de la presse qui constate l’impossibilité d’atteindre certaines vérités via de simples articles. Pour décrire une poignée de réalités récalcitrantes, il me fallait inventer « autre chose », sortir des sentiers battus. L’unique moyen trouvé a été d’écrire ce livre. Bien sûr, il parle du PS liégeois, de la politique belge, mais son propos est plus large. C’est d’abord un livre sur la mécanique universelle du pouvoir. Journaliste au Vif/L’Express depuis 2004, j’ai approché à peu près tous les grands fauves de l’arène politique. J’ai vu des ascensions éclairs, des destins fracassés. Bart De Wever, Elio Di Rupo, Jean-Michel Javaux, Joëlle Milquet, Michel Daerden, Steve Stevaert, Jean-Charles Luperto, Bernard Wesphael… A mesure que j’observais ces mammifères d’un type particulier, une question s’est enracinée en moi : comment font-ils ? Quand je les vois, je repense à cette chanson de Dominique A. « Oh, comment certains vivent… » En octobre 2013, une interview avec le dessinateur Pierre Kroll m’a conforté dans l’idée que le livre que je voulais écrire serait une sorte d’anthropologie du pouvoir. A force de scruter la vie politique nationale, Kroll est un peu devenu le chroniqueur officiel du royaume. Son regard sur les personnages qui peuplent ses caricatures rejoint une conclusion à laquelle j’avais abouti, même si je n’aurais osé l’exprimer de façon aussi provocatrice. « J’ai compris au fil du temps que tous ces députés, ces ministres, ne sont pas et ne seront jamais comme nous, m’a confié Kroll. Un peu comme le cinéaste Jaco Van Dormael décrivait les trisomiques. Dieu a créé le monde pendant sept jours, et le huitième jour, il s’est occupé des trisomiques… Les politiques, c’est un peu la même chose. C’est une race à part. Ils ont toujours une intention cachée, une médiocrité, une petitesse qu’ils planquent quelque part… Leurs vies les obligent à obéir, à mentir, à tricher avec eux-mêmes. Dans un but louable, peut-être. Mais ça les rend vraiment différents de nous. » C’est cette singularité du combat politique, sa violence, sa férocité, que j’ai voulu restituer, à la façon d’un chroniqueur au bord du champ de bataille. Par son histoire tragique (l’assassinat d’André Cools, le suicide d’Alain Van der Biest…), le PS liégeois fournit une sorte de cas d’école, emblématique tout en étant exceptionnel. J’ajoute que les héros du socialisme liégeois m’ont facilité la tâche, avec leurs caractères dignes de Sophocle, de Rabelais ou de Balzac. « André Cools m’a appris la cruauté, sans laquelle on ne survit pas en politique », a déclaré l’ancien ministre-président wallon Jean-Maurice Dehousse, en guise d’hommage, peu après l’assassinat de son rival flémallois. « Dehousse est un florentin. Un jour, il se trompera de bague et versera le poison dans son propre verre », avait pour sa part prophétisé Cools, quelques mois avant sa mort.

Homère, Borgia et Cockerill

Une fois le livre publié, j’ai constaté que son titre était source de malentendus. Laisser entrevoir une Histoire secrète, n’est-ce pas racoleur, voire mensonger ? Ce titre, à vrai dire, n’était pas mon premier choix. J’avais choisi La solitude des socialistes liégeois. Parce qu’il y a une solitude inhérente à l’exercice du pouvoir. Parce que la gauche est minoritaire en Belgique et dans le monde. Parce que la fédération de Liège a presque toujours été isolée par rapport au reste du POB, puis du PSB et du PS – un isolement encore accru sous l’ère Di Rupo. Parce que, enfin, le particularisme liégeois (« mille ans d’indépendance », aime-t-on rappeler en bord de Meuse) est une donnée qu’il ne faut pas sous-estimer. Par souci d’efficacité, l’éditeur a préféré Histoire secrète du PS liégeois. Ce titre, je l’assume sans état d’âme. Il ne faut pas y voir la prétention de révéler des scoops colossaux, mais l’envie de montrer l’envers du décor, le côté souterrain de la politique. Car, bien sûr, la maxime du Petit prince s’applique ici aussi. L’essentiel est invisible pour les yeux.

Par son histoire tragique (l’assassinat d’André Cools, le suicide d’Alain Van der Biest…), le PS liégeois fournit une sorte de cas d’école, emblématique tout en étant exceptionnel.

« Les combats d’hommes se déroulent dans l’ombre, ce qui paraît finalement à la lumière, et qu’on appelle victoire ou défaite, n’est qu’arrangement factice fait pour les yeux de la multitude et sans rapport avec le fond. » Cette citation est extraite de Saint-Germain ou la négociation, prix Goncourt 1958. Signé par Francis Walder, officier de l’armée belge puis diplomate, le roman relate les pourparlers entre les plénipotentiaires du roi de France et ceux des huguenots, en 1570. Mais l’immersion au temps des guerres de religion n’est qu’un prétexte pour explorer la face B de la politique, sa dimension « secrète ». Ma démarche est assez semblable. J’ai écrit Histoire secrète du PS liégeois à la manière d’un polar. Ou, si on préfère, comme la version boulets-frites de Game of Thrones… Il ne s’agit pas seulement d’un artifice pour capter l’attention du lecteur non féru de politique. Ce parti pris découle d’une conviction profonde : raconter une histoire est l’une des fonctions élémentaires de l’Humanité, une sorte d’état de base, comme manger, jouer de la musique, courir, caresser… L’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes s’est un jour moqué de Gabriel Garcia Marquez en le ramenant au rang de « conteur arabe ». Ironie facile. Le prix Nobel colombien est devenu grand, précisément, par sa faculté extraordinaire à nous transporter au coin du feu, parmi les auditeurs d’Homère ou les gitans de Carmen. C’est cette puissance très simple du récit que j’ai voulu reproduire, à mon niveau. Raconter une histoire, c’est construire une intrigue, resserrer le récit autour d’un nombre restreint de protagonistes. Je n’évoque guère le régionalisme wallon ou l’affaire de la Smap… Sur ce plan, j’ai été marqué par quelques séries télé, qu’elles évoquent la politique (Borgen, House of cards), le thème du pouvoir (Borgia, les Tudors) ou l’heure des choix face à l’Histoire (Un village français). C’est sous le coup de ces influences-là que j’ai opté pour un récit chronologique, où chaque chapitre s’articule autour d’une idée propre. Au lieu d’éparpiller aux quatre coins du livre les débats liés au déclin de la sidérurgie, j’ai consacré un chapitre entier au moment où Lakshmi Mittal annonce la fermeture de la quasi-totalité des aciéries encore actives en région liégeoise. Certains lecteurs n’ont pas compris la nécessité de ce chapitre sur la sidérurgie, dans un livre politique. Cet élément conditionne pourtant tout le reste de l’histoire : si un ingénieur anglais du nom de William Cockerill ne s’était pas établi en bord de Meuse à la fin du XVIIIe siècle, rien à Liège n’aurait été pareil. C’est l’essor de la sidérurgie qui entraîne, presque mécaniquement, l’hégémonie socialiste, ainsi qu’une immigration massive, flamande d’abord (Onkelinx, Daerden, Cools, Van der Biest…), marocaine et turque ensuite (Hassan Bousetta, Birol Cockgezen et Abdelkarim Benmouna figurent parmi les seconds rôles du livre). Le chapitre sur Cockerill présente par ailleurs l’intérêt de replacer l’ensemble du récit dans le contexte global d’une mondialisation qui rend les décideurs politiques largement impuissants. Détail éloquent : le matin même où Mittal condamne l’acier liégeois, Elio Di Rupo participe à un Belgium power beakfast à Davos.

Ni sexe, ni vomissements

Si ce livre repose sur un travail de documentation, il est d’abord nourri d’entretiens avec une centaine d’acteurs et de témoins. J’ai opté pour des rencontres off the record, afin de recueillir une parole la plus sincère possible. Espoir naïf, sans doute : la mémoire humaine étant ce qu’elle est, elle transforme souvent les souvenirs en plaidoyers pro domo. Il n’empêche, l’immense majorité des épisodes que je relate (y compris les dialogues) s’appuient sur des sources dûment recoupées. Si j’écris qu’il pleut quand Willy Demeyer quitte précipitamment une réunion au hall omnisports de Loncin, après un clash avec Michel Daerden, c’est parce qu’il pleuvait réellement ce jour-là, pas pour rehausser le dramatique de la scène. Je ne me suis imposé que deux limites : rester à distance des affaires de sexe et ne pas trop donner de détails sur les ennuis de santé des protagonistes. Ici et là, par un sous-entendu sur le décolleté d’une attachée de cabinet ou sur la prise de poids subite d’un mandataire traqué par la Justice, j’ai évoqué ce côté physique, charnel, à la fois douloureux et voluptueux, de la vie politique. Mais je n’ai guère été plus loin… C’est ce qui distingue mon livre d’un « vrai » roman. Quand Garcia Marquez dépeint Simon Bolivar dans Le général dans son labyrinthe, il n’hésite pas à le montrer en proie à des diarrhées, des vomissements, ou faisant l’amour à la va-vite à une servante indienne. Parce que j’évoque des personnes encore en vie, parce que je ne voulais pas que le cru et le cra-cra éclipsent tout le reste, je ne me suis pas autorisé ce genre de scènes. En fin de compte, je ne prétends pas avoir établi une vérité absolue, définitive, totale sur l’histoire du PS liégeois. Je ne fais qu’en proposer une lecture, à la fois personnelle et (je l’espère) rigoureuse. Oserais-je une métaphore ? Dans la religion catholique, celui qui s’intéresse à la vie de Jésus a le choix entre les évangiles de Marc, de Luc, de Matthieu ou de Jean. Quatre lectures des mêmes événements, quatre styles, quatre regards parfois très différents. Pour autant, peut-on dire que l’un est plus vrai que l’autre ? Je ne le pense pas. C’est pourquoi je serais le premier ravi que d’autres lectures s’adjoignent à la mienne dans les prochaines années, pour permettre à chacun d’affiner sa compréhension d’une page de l’histoire politique belge particulièrement tumultueuse et dramatique. Car, ne l’oublions pas, il y a eu mort d’homme.