Politique
Gilles Deleuze et l’« aïon »
31.08.2015
La philosophie de Gilles Deleuze, disparu il y a vingt ans, est structurée par quelques concepts-clés. Sous la plume de Pierre Ansay, Politique les passera en revue tout au long de la saison 2015- 2016. Dans ce numéro : l’« aiôn ». Dans le prochain, le « désir ».
« Le succès d’une révolution ne réside qu’en elle-même, précisément dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures qu’elle a données aux hommes au moment où elle se faisait, et qui composent en soi un monument toujours en devenir, comme ces tumulus auxquels chaque nouveau voyageur apporte une pierre. La victoire d’une révolution est immanente, et consiste dans les nouveaux liens qu’elle instaure entre les hommes, même si ceux-ci ne durent pas plus que sa matière en fusion et font vite place à la division, à la trahison »[1.G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005, p. 167.]. Les révolutions finissent toujours mal, prétend Deleuze. Par contre, les devenirs révolutionnaires, même défaits dans les guerres, peuvent gagner leurs guérillas. L’aiôn, c’est l’irruption de moments forts et créatifs qui se situent hors du temps historique, ou chronos, et n’y laissent que des traces. Là poussent les dimensions créatives de l’agir commun, l’enthousiasme d’un pur devenir, mille et une façons de tenir tête à l’intolérable. Nos devenirs aiôn s’inscrivent dans le corps des gens, au titre de virtualités, de réserves de sens mobilisables. L’aiôn est une zone de devenir et nous fuyons hors de la trame historique. Aiôn, c’est l’éternité de l’événement, l’entre-temps change le sens de notre avenir, marqueur existentiel qui nous ouvre à des sensibilités différentes, nous hisse sur les barricades et ça laisse des traces. Le sens de l’aiôn est un super-présent, une coupure dans le continu temporel. L’événement se tient comme une vapeur au-dessus des choses et des processus, il y a des réserves de désiro-devenir avec des feux de palettes autour des piquets de grève. Le devenir-aiôn se réalise dans le temps-chronos mais ne s’y réduit pas, l’enthousiasme saisit les corps et les cœurs et désiro-produit des barricades. Certes, elles tomberont mais cette scarification intime de nos enthousiasmes s’incarnera dans nos mémoires, scarifiées et tatouées, jouissance des corps et des cœurs. Il s’agit de guérilla et non de guerre, nous envahissons le temps des horloges avec les forces du désir. L’aiôn, c’est de la dynamite, de la géographie désirante, de l’ouverture subite au multiple, c’est le triomphe momentané de la géographie sur l’histoire. Mai 1968 n’a pas eu lieu, irréductible aux déterminismes historiques, il est tissé de bifurcations imprévisibles, hors de l’itinéraire fléché qu’on devait donner aux flics pour la manif et aux profs d’histoire, en décrochage et rupture avec les causalités, quelque chose d’indépassable qui sommeille dans la tête des gens, se réveille et fait irruption dans les corps et dans les rues, un phénomène de voyance, un moment d’éternité, hors temps, une construction hasardeuse de nouvelles subjectivités, difficulté de traduire un mouvement social dans son incarnation politique. Les aiôn vont se loger dans les mouvements sociaux bien davantage que dans les partis politiques. Cet enthousiasme hiberne dans la tête et le corps des gens, comme virtualité, qui peut passer à nouveau dans le temps-chronos, car notre corps est un volcan prêt à accoucher d’une étoile. L’aiôn est imperceptible, se tient en réserve et plane, au-dessus de l’entendu, c’est du non avenu. Il s’émancipe de l’histoire constituée par retombées, par strates pliées, qui se déposent dans les livres et les chaires universitaires d’histoire. Certes, le flan-aiôn des devenirs a gonflé et retombe, dépouille sèche, dans le temps-chronos, mais un jour, dans dix mille ans… L’histoire n’épuise pas les expérimentations que les gens ont faites, elle est la science des événements et de leur pourrissement, des révolutions qui naissent, retombent et se plient, une manière de plier les subjectivités révolutionnaires dans une bibliothèque. Mais, les mains qui se tendent, les sourires qui s’offrent et les tendresses échangées sur les barricades de toutes sortes, c’est une non-histoire, c’est l’aiôn.