Politique
Génocide arménien : négationnisme et justice
16.06.2005
Les génocides qui ont jalonné le tragique XXe siècle Les hommes de raison — avec l’historien Maxime Steinberg — en dénombrent trois: celui dont ont été victimes les Arméniens au cours de la Première Guerre mondiale, celui qui a frappé les Juifs au cours du deuxième conflit mondial et enfin celui qui visait les Tutsis du Rwanda en 1994 n’ont, de toute évidence, pas tous droit aux mêmes égards. À l’occasion du 60e anniversaire de la libération du plus important camp d’extermination nazi, nos excellences se sont bousculées à Auschwitz. Puis elles ont accouru à Jérusalem pour se recueillir au Yad Vashem «Mémorial du souvenir des martyrs et des héros de la Shoah.»… Trois mois plus tard, le 24 avril, les Arméniens de Belgique (au nombre de 6 à 7 mille, alors que la polulation d’origine turque est évaluée à 120~000 personnes) ont dû se sentir bien seuls en commémorant le 90e anniversaire des «événements» de 1915 Des diplomates étrangers en poste à Constantinople et même des instructeurs allemands de l’armée ottomane confirment que les autorités ottomanes avaient planifié l’extermination des Arméniens vivant dans l’Empire. Deux tiers d’entre eux furent massacrés, ce qui représenterait à peu près un million deux cent mille personnes. Les hommes politiques belges ne se pressaient, ni à l’église arménienne de Bruxelles, ni devant le monument à la mémoire du martyre arménien. Pour les Arméniens de Belgique, en accord avec un certain nombre d’associations belges, l’affaire est entendue: on assiste à une hiérarchisation des génocides. Pour preuve, Philippe Moureaux, vice-président du PS et surtout président de la fédération bruxelloise du parti (la plus «réceptive» à l’électorat turc), répondant à une question sur le génocide des Arméniens: «(…) vouloir monter tous les grands massacres .et non pas génocides – W.E.. de l’histoire au même niveau est une manière de descendre la gravité, l’immense gravité de la shoah» “Controverse”, RTL-TVI, le 8 mai 2005. Le propos n’est effectivement pas admissible. Lâcheté des partis politiques traditionnels belges qui n’osent pas affronter leurs élus — et leur électorat — d’origine turque? Des élus en tout cas accusés de double allégeance, c’est-à-dire d’agir au mieux des intérêts de la «mère-patrie» au moment où celle-ci entend forcer les portes de l’Union européenne. Ils sont quelques-uns à ne pas hésiter à jouer les relais de la propagande négationniste d’Ankara. Exemple tout récent: un conseiller communal MR de Schaerbeek publie un livre sur «les massacres perpétrés par les Arméniens». L’éditeur? La Fondation de la recherche historique à Istambul. Mais c’est Emir Kir (PS), qui focalise l’attention étant donné sa visibilité en tant que secrétaire d’État à la Région bruxelloise. Il refuse d’utiliser le mot génocide «tant qu’une commission indépendante d’historiens n’aura pas qualifié ces faits». Se rend-il compte, comme l’a fait remarquer une historienne française bien au courant de nos débats, que sa rhétorique est identique à celle des dirigeants du FN français qui s’en remettent à des «historiens indépendants» pour réexaminer l’entreprise d’extermination nazie? Pourtant, et la remarque vaut autant pour Philippe Moureaux que pour Emir Kir, c’est bien à l’initiative du PS que le Sénat a adopté en 1998 une résolution invitant le gouvernement turc à reconnaître la réalité du génocide des Arméniens. Et l’on comprend dès lors le malaise qui s’est emparé du parti. Si le climat s’est considérablement tendu, si les discussions ont commencé à tourner à l’aigre à partir du début du mois de mai à propos de la querelle arménienne, on le doit à des amendements Ecolo et MR réclamant qu’on étende au génocide de 1915 le projet de loi visant à réprimer la négation de tous les génocides reconnus par des juridictions internationales (l’extermination des Arméniens n’en fait pas partie). On relèvera et on comprendra que deux associations juives, le Centre communautaire laïc juif (prenant cette fois-ci ses distances avec le PS) et l’Union des progressistes juifs de Belgique, soutiennent ces amendements en affirmant qu’il est inadmissible que les Arméniens doivent supporter, sans avoir les moyens de réagir, des attaques négationnistes qui «leur ravissent la dignité de leur mémoire et de leurs souffrances». Il faut néanmoins, pensons-nous, crier casse-cou. Peut-on, au nom de la défense des droits de l’homme, trancher autoritairement par le droit pénal des débats portant sur l’histoire? Autrement dit, n’existe-t-il pas d’autres moyens de combattre le négationnisme que la restriction des libertés, même des libertés utilisées de manière abjecte? L’expert en droit internationnal Olivier Corten a lancé à ce propos un cri d’alarme Dans Le Soir du 19 mai 2005 , nous mettant en garde notamment contre une démarche qui pourrait aboutir à «décourager toute recherche sur des événements dont on prétend par ailleurs vouloir entretenir la mémoire». Se rappelle-t-on que, en France, des gens comme Madeleine Rebérioux, historienne du mouvement ouvrier et ancienne présidente de la Ligue des droits de l’homme, et Pierre Vidal-Naquet, adversaire acharné des négationnistes, ont dit publiquement leur opposition à l’adoption de la loi Gayssot qui interdit de remettre en cause la réalité du judéocide? Nous ne pouvons que les rejoindre lorsqu’ils affirment que le négationnisme se combat surtout politiquement et qu’il n’appartient pas aux juges de dire l’histoire et comment il faut l’enseigner. Sans compter qu’un Le Pen ou un Gollnisch (pour rester en France) souhaitent, de temps à autre, la mise en branle de la machine judiciaire afin de jouer aux martyrs et redorer ainsi leur blason auprès de militants désorientés en attente de «vérités» fortes. Bien sûr, il y a des cas-limites où l’on est en peine de départager le négationnisme du racisme. C’est vrai, par exemple, dans le débat sur le judéocide où les vannes de l’antisémitisme sont souvent grandes ouvertes. Il faut répéter que le racisme n’a rien à voir avec la liberté d’expression, ce que, par ailleurs, certains éditorialistes flamands ne semblent toujours pas admettre lorsqu’il est question du Vlaams Blok/Belang. L’autorité judiciaire ne sera jamais assez sévère dans la répression du racisme.