Politique
Football : seule la victoire est jolie
16.07.2018
Ce sentiment d’injustice, les Français l’ont ressenti le soir du 8 juillet 1982 au terme d’une demi-finale homérique où après avoir mené 3-1, ils sont éliminés aux penalties par une équipe d’Allemagne qui ferait passer la version moderne des Bleus pour une joyeuse bande de footballeurs candides et débutants. La dramaturgie de ce moment a laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective française. A la manière de l’assassinat de Kennedy, nombre de Français seraient en mesure de se souvenir où et surtout comment ils ont vécu cette défaite. Et lorsque 34 ans après les faits, la France élimine, enfin, l’Allemagne d’une compétition officielle, lors de la demi-finale de l’Euro 2016, c’est l’esprit de Séville qui flotte après le match sur le terrain du stade Vélodrome de Marseille.
Ces matchs légendaires n’ont pas forcément de signifiants politiques clairs, mais ils façonnent une partie du patrimoine mémoriel des pays de football. On se souviendra des terribles conséquences de la victoire de l’Uruguay sur le Brésil en finale de la coupe du monde en 1950. On attribue à l’impensable défaite brésilienne une vague de suicides et de divorces et, en tout cas, un traumatisme collectif que seul le temps et l’émergence du roi Pelé, 8 ans après, seront parvenus à atténuer. La victoire de la RDA sur la RFA en juin 1974 à Hambourg appartient à cette lignée de matchs mythiques dont les conséquences extra-footballistiques auront marqué les esprits. Il s’agissait ici pour les modestes footballeurs est-allemands de déjouer l’ensemble des pronostics donnant vainqueur une Mannschaft conquérante et réputée nettement supérieure.
Quand Saint-Pétersbourg rappelle Séville
Il est bien entendu difficile de classer la confrontation qui s’est tenue à Saint-Pétersbourg à la hauteur de ces enjeux mais elle comporte des éléments qui dépassent le cadre de la déconvenue sportive. Elle a, notamment, montré à quel point la question du rapport de la Belgique à la France reste irrésolue et souvent irrationnelle. Cette question mériterait sans doute une analyse plus affinée mais c’est la vérité footballistique de cette dramaturgie qui mérite une attention en ce lendemain de coupe du monde et, surtout, l’allégorie qu’on peut déceler en appliquant ces vérités à d’autres champs de réflexion.
On ne peut en effet pas comprendre Saint-Pétersbourg sans retourner à ce qui s’est joué à Séville et aux conséquences de cette défaite qui aura modelé une partie de l’histoire moderne du football.
L’équipe de France des années 80 s’appuie sur une génération de joueurs intelligents, créatifs et talentueux. Les Platini, Giresse, Tigana ou autre Rocheteau sortent du rang d’un football français qui s’est complètement remis en question dans les années 70. Les dirigeants de la Fédération française, appuyés par la volonté politique de responsables politiques locaux et nationaux, décide de faire du football une grande cause nationale en investissant dans la formation des joueurs. Cette formation éclaire les fondamentaux du jeu français : une combinaison de jeu offensif, de formation technique et athlétiques des joueurs. Ces fondamentaux sont illustrés par le mythique “jeu à la Nantaise”[1.Le jeu du Football club de Nantes dont le centre de formation a pour politique de former des joueurs offensifs et technique.] qui imprime une direction qui va à contre-sens des vents dominants en Europe qui oscillent entre le catenaccio italien (un jeu défensif, brutal et fermé), le kick and rush britannique (plus porté sur l’offensive mais dénué de toute forme de technique) et le jeu athlétique et calculateur des Allemands. Les Français se définissent à cette époque comme les “Brésiliens de l’Europe” et c’est justement face au Brésil mythique de Falcao et Zico (sans doute la plus belle équipe brésilienne après la génération des Pelé, Jairzinho et autres Rivellino) que la France construira son chef-d’œuvre absolu lors du quart de finale de la coupe du monde 1986 à Guadalajara au Mexique. Ce jour-là la France défait, aux penalties mais sans que cela souffre de la moindre contestation du résultat final, un Brésil que rien ne semblait devoir détourner d’une victoire finale. C’est encore une fois cette Allemagne calculatrice et cynique qui empêchera la France d’atteindre la finale. Le mythe d’une France joueuse et technique mais incapable, ou presque, de concrétiser sa supériorité dans le jeu, est né. Il s’écrasera en 1993 avec l’élimination traumatisante de la course à la qualification pour la Coupe du monde 1994, à la dernière minute d’un France-Bulgarie de sinistre mémoire (pour les Français du moins).
Changements de cap
Lorsque Aimé Jacquet reprend les commandes des Bleus comme sélectionneur national en 1994, il n’a qu’un seul objectif (dicté aussi par des impératifs politico-financiers) : transformer cette équipe en une machine à gagner, capable d’atteindre son graal à savoir la Coupe du monde dont l’édition 1998 a été attribuée à la France. On connaît la suite. C’est une France besogneuse, solide et totalement désintéressée par le spectacle qui triomphe à Paris. Elle remportera encore l’Euro 2000 et manquera de peu un deuxième titre mondial en 2006. C’est cette France que faire revivre Didier Deschamps, après quelques années d’errements, à partir de 2014 et qui, sans le moindre scrupule quant au spectacle proposé, achèvera les espoirs belges en une soirée d’été dans l’ancienne capitale des Tsars.
La Belgique aura connu une trajectoire complètement inverse. Quand la France apparaît comme la nation flamboyante dans les années 80, la Belgique se forge la réputation d’une équipe défensive, cynique, âpre aux gains sous la férule de Guy Thijs, entraîneur aussi pragmatique que sous-estimé qui aura accroché pendant son règne le scalp de la plupart des grandes nations du football à l’exception notable de l’Allemagne et du… Brésil.
Les grands moments du football belge (la finale de l’Euro 80, la victoire contre l’Argentine en ouverture de la Coupe du monde 1982 et la demi-finale en 1986) ressemblent à s’y méprendre, la victoire en moins, à ceux vécus par les Bleus de Jacquet et de Deschamps : rigueur défensive, milieu de terrain renforcé et contre-attaques meurtrières. Comme Deschamps (à qui l’on attribue une chance et une réussite insolentes), Thijs est connu pour sa “patte de lapin” qui lui permet de trouver des solutions et de forcer le destin, y compris dans les moments les plus difficiles.
L’arrivée à partir de 2008 de la fameuse génération dorée animée par deux joueurs qui figureront au panthéon du beau jeu, Kevin De Bruyne et Eden Hazard, a inversé complètement les valeurs traditionnelles du football belge, le situant quelque part, et c’est géographiquement cohérent, aux confluents des jeux français des années 80 et des principes immuables du jeu néerlandais.
Ce choix découle de changements importants dans la formation des joueurs. Là où les joueurs belges apprenaient dès le début de leur formation à construire le jeu à partir d’une défense renforcée, ce sont des schémas de jeux inspirés directement de la formation dite ajacide[2.Du nom de l’Ajax Amsterdam dont le centre de formation applique indifféremment depuis les années 70 un jeu basé sur l’offensive à outrance.] qui sont désormais appliqués dans les écoles de jeunes du pays. Cette révolution copernicienne donnera un fameux coup de fouet à la formation belge qui depuis lors ne cesse d’exporter ses meilleurs talents à l’étranger. Ce choix stratégique est désormais vu comme une référence mondiale et pour beaucoup d’observateurs neutres, les Diables rouges sont actuellement perçus, subjectivement, comme la plus belle équipe du monde, à défaut d’être la plus efficace.
La Belgique ne s’est pas vue trop belle à Saint-Pétersbourg comme certains seraient tentés de le conclure. Son équipe nationale n’est pas devenue subitement surestimée parce qu’elle n’a pas été capable de franchir l’obstacle français. Elle n’a fait que reproduire ce soir-là une partition maintes fois composée et jouée par le passé. Partition qui transpire un principe immuable dans le football “moderne” (à savoir celui apparu progressivement à la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la généralisation du professionnalisme) : les équipes qui jouent le mieux gagnent rarement. C’est pour avoir, volontairement, méconnu ce principe que la France de Platini, les Pays-Bas de Cruyff et de Bergkamp ou le Brésil de Falcao n’ont jamais gagné les trophées qui leur semblaient promis. La Belgique d’Eden Hazard connaît le même destin et il est probable que sans remise en question d’une approche du jeu fondée sur une vision quasiment obsessionnelle de la création et du beau geste, avec ce que cela comporte comme risques face à des équipes aussi talentueuses que la France, elle se condamnera à tomber éternellement au champ d’honneur du “beau football”.
Cette règle souffre certes d’exceptions marquantes dans l’histoire récente de ce sport. Si on considère la fabuleuse épopée du Barcelone de Pep Guardiola ou encore de l’Allemagne de Joachim Löw, pour prendre des exemples récents, on aurait presque le sentiment que le beau jeu aura pris le pas sur la rigueur défensive. Il n’en est pourtant rien. D’abord parce que les deux entraîneurs précités se sont aussi arc-boutés sur des défenses quasiment infaillibles et qu’en dehors de ces belles parenthèses la dominante du football moderne va davantage dans le sens des conceptions de Didier Deschamps, à savoir la construction d’un plan de jeu orienté vers l’efficacité et non la beauté du geste. Cette tendance n’est pas un forcément un jugement de valeur, mais elle découle plutôt d’une vision pragmatique des forces en présence. Pour gagner, le beau football requiert une combinaison de facteurs particulièrement difficiles à réunir. Ils tiennent dans l’alignement de planète parfait entre l’émergence de joueurs offensifs exceptionnels et de défenses infranchissables. La Belgique possède les premiers, pas les secondes.
Commettre le moins d’erreurs
Ce tropisme offensif rend cette génération de Diables rouges à la fois rare, belle et particulièrement attachante. Mais il serait profondément injuste de considérer l’équipe de France comme une sorte de double méphistophélique. Le football se construit dans cette dualité (un peu à la manière de l’affrontement tennistique entre Borg et Mac Enroe). Ces deux approches se nourrissent et ne pourraient se passer l’une de l’autre. La Belgique n’existe que par la France et vice-versa. Sans cette dualité, le football se tarit. Il faut évidemment protéger et valoriser les artistes mais il faut aussi accepter comme une donnée incompressible ce football pragmatique et réaliste qui est la seule issue pour de nombreuses équipes et singulièrement pour les petites nations qui font la nique, à l’image de l’Islande, au football technologique et commercial. Il n’est pas surprenant de voir des grandes nations footballistiques le pratiquer sachant que tous les vainqueurs des grands tournois ont dû un jour laisser leurs smokings au vestiaire pour enfiler le bleu de travail (pour reprendre une métaphore chère à Raymond Goethals).
Les choix de Deschamps sont, en cela, terriblement classiques. Ils sont ceux de l’immense majorité de la confrérie des entraîneurs mais aussi des joueurs (on se souviendra du “je m’en bats les couilles” de Kevin De Bruyne adressé à un journaliste qui, pendant l’Euro 2016, se plaignait de la pauvreté du jeu belge). Et on pourra gloser des heures sur l’exceptionnel potentiel offensif des Bleus, Deschamps n’est ni le premier ni le dernier à sacrifier une partie de ce potentiel sur l’autel du résultat.
La victoire de la France en finale de cette Coupe du monde face à une Croatie aussi joueuse que la Belgique valide définitivement cette stratégie.
Évidemment, ce constat peut apparaître particulièrement injuste. Singulièrement pour les amateurs occasionnels de football qui l’approchent uniquement sous l’angle de la production de spectacle. Comment leur en vouloir, dès lors que tout le marketing footballistique s’articule autour de la valorisation des joueurs créatifs, au détriment la plupart du temps des « ouvriers » du football sans qui les victoires seraient impossibles. Mais on ne peut comprendre ce sport qu’en admettant que les artistes y sont rares et que les victoires ne se construisent pas sur le génie créatif mais bien sur les carcans tactiques, les schémas défensifs étouffants et la discipline de joueurs submergés de consignes de plus en plus scientifiques. C’est Johan Cruyff, un des plus grands joueurs de l’histoire de ce sport, artiste parmi les artistes et brillant théoricien du jeu qui a le mieux résumé ce théorème d’une apparente simplicité mais en réalité fort complexe, en déclarant un jour que “le football est un jeu d’erreurs. C’est celui qui en commet le moins qui gagne à la fin.”
Cette sentence ne rend que plus belles les arabesques diaboliques et les changements de rythme d’Eden Hazard, mais elle les rend dramatiquement improductifs en bout de course lorsque la défense ne suit pas. On a le droit de les préférer à l’aridité du jeu français mais ce penchant naturel que nous développons pour ceux qui pratiquent le “beau jeu” ne leur confèrent qu’une forme assez vaine de supériorité morale, celle de laisser une empreinte dans l’histoire à défaut de le faire dans les palmarès.
La seule supériorité objective et irréductible du football se situe sur la feuille de match signée par l’arbitre au terme du combat : est déclarée victorieuse l’équipe qui aura marqué le plus de buts et ce quel que soit l’auteur de ces buts et la manière dont ils ont été inscrits. Cette science du résultat est inhérente à une loi universelle commune à tous les grands systèmes de pensée du monde occidental : d’un combat, on ne retient que les vainqueurs car seule la victoire est jolie[3.La formule est attribuée à Michel Malinovsky, navigateur français arrivé second de la Route du rhum en 1978 après avoir été dépassé à 250m de la ligne d’arrivée.].