Politique
Finkielkraut contre Finkielkraut
15.03.2017
Le titre de l’essai est engageant, intriguant, interpellant. Il suscite aussitôt le questionnement. Son auteur est notoire. Étudiant, il fut surpris par le mouvement de mai 68. Ensuite, il bâtit sa réputation par une approche critique nuancée des idées de son temps jusqu’à accéder aujourd’hui à un cénacle qui inspire considération. En 2013, Alain Finkielkraut publie donc L’identité malheureuse. On soupçonne d’emblée de quelle identité il s’agit : évidemment de celle à laquelle les Français dans leur grande majorité se sentent attachés.
Mais plus généralement : si identité il y a, comment celle-ci pourrait-elle être malheureuse ? La notion même d’identité ne suscite-t-elle pas dans la personne concernée une adhésion de fait qui ne devrait pas entraîner d’autres commentaires ? Ou bien cette idée d’identité ne serait-elle pas un piège, un miroir aux alouettes produit par la vie intersubjective, certainement évanescente et sujette à caution, qui devrait se placer avant tout sous l’égide du doute ? On conçoit bien que cette idée d’identité a quelque réalité, que tous autant que nous sommes, nous y sommes soumis, pour notre bonheur ou notre malheur, mais toujours sur le mode de la conjecture dans le chef de celui qui l’attribue comme de celui qui la reçoit. Il n’en reste pas moins que dans la vie courante et sociale, elle règne et règle les rapports humains. Et que, en effet, ce peut être une notion de malheur pour ceux qui se trouvent désignés par d’autres, l’homo par des hétéros, les hommes «de couleur» par des «blancs», les étrangers par des nationaux «de souche», comme naguère les «paysans» par les citadins ou les filles-mères par les mères-épousées.
On s’aperçoit aussitôt que les «identités» minoritaires supportent une dévalorisation sociale et que le groupe majoritaire peut compter sur un bénéfice d’estime induit par sa supériorité numérique. Mais l’«identité française» de ce point de vue, en quoi pourrait-elle être malheureuse ? Celle que l’on désigne comme telle, n’est-elle pas largement majoritaire ? A-t-elle des raisons de perdre cette situation établie au fil du temps ? D’où vient le sentiment exprimé par Finkielkraut qui répercute certainement ce que ressent nombre de ses compatriotes ?
Le concept d’identité commune
C’est la première question qui a motivé l’intérêt de cette lecture. La réponse dans son principe intervient à mi-course du livre. Prenant pour exemple l’interdiction en France du voile dans les institutions de l’État ou de la burqa sur la voie publique, l’auteur de L’identité malheureuse explique que cette disposition répond au refus de voir transformées «nos moeurs» en « option facultative » et que c’est le rôle de l’État pas seulement républicain de défendre «un mode d’être, une forme de vie, bref, risquons le mot, une identité commune»[1.A. Finkielkraut, L’identité malheureuse, Gallimard – Folio, p. 81.].
C’est donc bien la crainte d’une rivalité qui pourrait conduire à une dévalorisation voire à une minorisation qui inquiète Alain Finkielkraut. À première vue, surprenante inquiétude, car cela ne voudrait-il pas dire que l’on n’est pas sûr de la valeur de cette identité et qu’il faudrait la défendre par des moyens étrangers à sa nature ? Outre le doute évident de parvenir à régenter ainsi la société civile à une époque où l’on voit s’instaurer de nouveaux droits en faveur de comportements minoritaires, on aperçoit tout de suite que cette prérogative reconnue à un État conduit à toutes les dérives autoritaires par ailleurs contradictoires (et Finkielkraut le voit bien) aux libertés reconnues («que d’ailleurs les partisans de l’autorisation ont retourné contre lui»). Ne s’engage-t-on pas ainsi tout naïvement dans une voie «fascistoïde» de la défense de cette identité commune ? Un «totalitarisme à la française» qui, bien sûr, comme tous les totalitarismes, est voué à être démenti dans les faits ? Apparemment, Finkielkraut n’ignore pas le problème. Mais pour lui, il s’agit simplement de savoir jusqu’où on peut aller dans cette défense de l’identité : «Jusqu’où est-il possible, jusqu’où est-il licite de revendiquer et de mettre en avant, pour penser le vivre-ensemble, le concept d’identité commune ?» (Ibidem).
Car il y a l’histoire et les enseignements du passé. Finkielkraut, fils d’un déporté juif à Auschwitz («Nous sommes payés pour savoir qu’on peut faire de l’identité le pire des usages») argumente contre ceux qui seraient tentés de tirer, faussement selon lui, les leçons de ce passé. Autrement dit, il entreprend de nous immuniser contre ce que l’histoire du XXe siècle est parvenue à nous faire penser et condamner. Pour lui, pas de rapprochement admissible entre les xénophobies actuelles et l’antisémitisme qui, sans doute, exploitait pour dévaloriser une communauté et la mettre à l’écart de leurs concitoyens quelques clichés authentiquement racistes. Mais, explique-t-il, cette communauté ne demandait qu’à s’intégrer, voire à s’assimiler. Rien de tel aujourd’hui, fait valoir Finkielkraut. Nous sommes arrivés au temps de la culture et des minorités qui revendiquent, de la pluriculturalité aspirant à l’égalité.
Voilà le scandale et l’inadmissible ! L’Europe posthitlérienne puis celle de la décolonisation sont à l’origine de cette évolution pour lui regrettable. Alors que les nazis voulaient unifier l’Europe sous leur joug autoritaire, voilà que les Européens de la Libération ont voulu fonder une communauté sur le modèle de l’association et que les nations jadis coloniales ont pris conscience d’un indépassable relativisme culturel.
À l’extérieur de l’Europe comme en son sein, le pluralisme et le relativisme s’est imposé et a relégué au second plan les identités des peuples. Et la France qui, plus que tout autre peut-être, tient à la sienne, se trouve investie, vouée à devenir une «auberge espagnole» où «les mots d’assimilation ou même d’intégration perdent toute pertinence». Finkielkraut ne peut que regretter que «la société se doit désormais d’être inclusive» (Ibidem, p. 111). En la dramatisant, il pose dès lors la question : «La dignité poussée jusqu’à l’effacement de soi ne se renverse-t-elle pas en son contraire ?» (Ibidem, p. 112). Ce qui suscite aussitôt une question. Comment cela ? Comment celui qui serait ouvert à la culture de l’autre, à sa connaissance, à son intérêt, pourrait-il être taxé d’indigne ? Parce qu’il se serait laissé contaminer ? Aurait changé de camp ? Commis une trahison ? Voilà une conception bien guerrière et pour tout dire irréaliste des relations entre les cultures. Car c’est bien sûr ignorer les constantes capillarités qui ont toujours existé en ce domaine, qu’aucune interdiction ou même division sociale n’est jamais parvenue à contenir.
Comme disait Lévi-Strauss…
Mais ce que craint Finkielkraut, ce n’est sans doute pas l’intérêt intellectuel pour une autre culture mais la diffusion de modes de vie dans laquelle il voit une contagion indésirable qu’il conviendrait d’arrêter à tout prix. Et, en effet, l’auteur de L’identité malheureuse, s’autorisant d’une caution de poids, fait référence à des propos tenus par Claude Lévi-Strauss dans un livre d’entretiens publié pour la première fois en 1988 (Lévi-Strauss, De près et de loin. Entretiens avec Didier Eribon, Éd. Odile Jacob) dans lequel l’éminent ethnologue explique qu’il ne faut pas taxer de racisme ou chercher à culpabiliser ceux qui veulent rester à l’écart d’autres cultures que la leur et entendent la défendre. Le terme de racisme, explique Claude Lévi-Strauss, doit être réservé à ceux qui voient dans les différences culturelles une origine génétique et instaure sur cette base des hiérarchies justifiant souvent des oppressions.
De ce point de vue, l’expression de «racisme culturel» devrait donc être prise de manière métaphorique. Elle n’en vient pas moins qualifier un comportement qui consiste pour des ressortissants d’une culture donnée à rejeter et combattre au nom de critères variés des faits culturels qui leur sont étrangers.
Et Finkielkraut d’exploiter aussitôt la distinction de Lévi-Strauss, qualifiée par lui de «solution», pour déculpabiliser ceux qui auraient des scrupules à rejoindre les rangs des islamophobes alors que, par ailleurs, ils condamnent l’antisémitisme. L’autre quand il est musulman ne saurait bénéficier, semble-t-il, de la même vigilance antiraciste accordée à l’autre quand il est juif.
Ce traitement égalitaire pour Finkielkraut ne pourrait avoir de pertinence. En raison de quoi ? S’il faut reconnaître que le terrible passé de l’antisémitisme n’est heureusement pas en acte à l’encontre des musulmans, comment ne pas voir que l’exclusion de l’autre est dans les deux cas à la racine des attitudes ? Il n’empêche, pour Finkielkraut, on ne peut, «sans faire violence au présent comme au passé, déduire de l’interdiction du hidjab dans les établissements scolaires et de la burqa dans l’espace public, que les stéréotypes judéophobes ont été transférés sur une nouvelle figure et nourrissent au XXIe siècle l’islamophobie» (p. 180).
Bref, Finkielkraut prône un «quant à soi» culturel, une non-ouverture à la culture autre, qui ne pourrait pour autant, selon lui, être accusé de racisme. Mais ne serait-on pas là au fondement même du communautarisme ? Ou celui-ci serait-il réservé à la culture dominante ?
Encore une fois, l’auteur de L’identité malheureuse se reporte à Lévi-Strauss qui explique que l’incommunicabilité relative qui résulterait de cette option «peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement»[2.Cl. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, p. 15.].
Cependant, cette analyse de Lévi-Strauss convient-elle vraiment à la situation française et à la position de Finkielkraut en la matière ? Rien n’est moins sûr. Les
propos de Lévi-Strauss font clairement référence à une situation où les groupes culturels entretiennent des relations sur un mode égalitaire, où une culture ne chercherait pas à éliminer une autre, comme c’est le cas par exemple aux États-Unis ou au Canada à la fois anglophone et francophone, qui sont d’ailleurs des États fédéraux comme l’est aussi la Belgique.
En France, au contraire, une culture identitaire forte vit la présence d’autres cultures comme une menace et, fidèle à une longue tradition de construction unitaire, cherche à affirmer et à confirmer sa dominance. Finkielkraut épouse d’ailleurs résolument cette ligne : «Pour ne pas reconduire les horreurs du passé et pour relever le défi contemporain du vivre-ensemble, on voudrait aujourd’hui effacer la proposition identitaire. Lévi-Strauss nous enseigne, à l’inverse, qu’elle doit être maintenue et transmise sans honte»[3.A. Finkielkraut, L’identité malheureuse, op. cit., p. 130.] (p. 130). Le philosophe plaide donc en faveur d’une attitude conflictuelle, tout à la fois défensive et de combat, contre ce qu’il considère comme des incursions exogènes sur le plan des comportements et de la culture.
S’il en appelle ainsi (sans trop d’illusions, semble-t‑il, les derniers mots du livre étant : «Le temps presse») à ceux qui pourraient rejoindre les rangs d’une résistance identitaire, il subsiste une question de taille : un tel programme est-il réaliste ? Non pas qu’il s’agirait de croire à une sorte de fatalité décliniste de l’une ou l’autre culture, mais de concevoir que de tout temps, et aujourd’hui sans doute plus qu’auparavant, en raison des communications internationales, la diffusion entre les cultures et leurs
échanges a été et est la loi du genre. Pas nécessairement par la contrainte (comme lors d’opérations impérialistes) mais avant tout par connexions, emprunts, contagions, imitations. Claude Lévi-Strauss auquel Finkielkraut se réfère, non sans le citer unilatéralement, ne rappelle-t-il pas dans la même interview cette réalité des rapports entre cultures ? «Mono-culturel ne veut rien dire, parce qu’il n’y a jamais eu de société qui soit telle. Toutes les cultures résultent de brassages, d’emprunts, de mélanges, qui n’ont cessé de se produire, bien que sur des rythmes différents depuis l’origine des temps. Toutes pluriculturelles par leur mode de formation, les sociétés ont élaboré chacune au cours des siècles une synthèse originale. À cette synthèse, qui constitue leur culture à un moment donné, elles tiennent plus ou moins rigidement.» [4.Cl. Lévi-Strauss, De près et de loin. Entretiens avec Didier Eribon, Odile Jacob, 1988, p. 212.] L’évolution et l’acculturation (les brassages entre cultures) est donc le fait fondamental qu’il ne servirait à rien de vouloir contrarier par une sorte d’arrêt sur image même si, au niveau individuel, une possibilité de choix est toujours possible. Lévi-Strauss, s’il reconnaît à chacun le droit de défendre sa propre culture sans pour autant développer une hostilité active envers une autre, est bien trop au fait des réalités sociales pour croire à un immobilisme en ce domaine. Son adhésion va à la pluriculturalité que rejette de son côté Finkielkraut.
Éloge de la galanterie
Les rapports sociaux et privés entre les hommes et les femmes sont certainement un bon indice des inégalités existantes au sein d’une société. À notre connaissance, jusqu’à ce jour, aucune société ne s’est affranchie de ce type d’inégalités entre les sexes qui, bien entendu, existent selon des modalités diverses. Est-ce à dire que toutes se valent ? Bien sûr que non. De la relégation obligée à certaines tâches ou fonctions, voire à de sévères interdictions (comme celle de la conduite automobile en Arabie Saoudite) aux inégalités de rémunération ou aux obstacles de promotion (le fameux «plafond de verre» dans les sociétés industriellement avancées), les inégalités subies
par les femmes connaissent des gradations relativement discriminatoires. Mais ce dont Finkielkraut entend nous entretenir exclusivement, c’est comment la femme serait traitée dans les quartiers où résident les habitants d’origine immigrée comme s’il n’existait pas à l’encontre des femmes et jusque dans les lieux les plus élevés de la société et du pouvoir, un machisme et un sexisme très présents.
Cependant, si l’on en croit Finkielkraut, en France, les relations entre les hommes et les femmes ont bénéficié depuis le XVIIe siècle d’une singularité que l’on ne trouve nulle part ailleurs, qui a sorti le pays sur ce plan de sa rudesse antérieure et qui a pour nom éloquent : la galanterie. Sans doute, cette galanterie française peut-elle être comprise dans ses modalités comme un hommage rendu par le sexe prétendument fort à l’autre sexe considéré comme faible.
Et les féministes ne se sont pas privées à juste titre pour cette raison de contester et refuser ces attitudes à l’égard des femmes. Toutefois, si Finkielkraut est bien forcé de convenir que ces us et coutumes (tenir la porte ou passer derrière quand il s’agit d’une femme, régler l’addition pour les mêmes raisons…) sont d’un autre temps, il y voit la source et la justification d’une autre et récente originalité française : l’interdiction du voile à l’école que la France est seule à avoir instaurée.
Car ce port du voile, en dissimulant une partie du visage féminin, contreviendrait à cette tradition galante réglant élégamment les relations entre hommes et femmes dont, on l’aura compris, la dimension érotique n’est pas absente. Ce serait en tout cas le point de vue de la culture française. Et si le voile est préconisé par d’autres cultures, poursuit-il, ce serait bien pour épargner à la femme d’éventuelles et spontanées inconvenances masculines que la galanterie française, selon ses modalités, suffirait à prévenir. Ainsi, selon Finkielkraut, le port du voile n’aurait aucune raison d’être en France, la galanterie traditionnelle inscrite dans l’inconscient collectif français constituant une garantie suffisante contre toute initiative intempestive et inopportune de la gent masculine.
Quoi qu’il en soit de ces différences culturelles et de l’intérêt sociologique de cette thèse, une chose est sûre : selon Finkielkraut, la manière de la voir imputée à la majorité de la société française devrait s’imposer sans contredit et c’est à juste titre qu’elle est sanctionnée par une interdiction légale. Par ailleurs, les premières concernées par les comportements masculins n’auraient quant à elles pas voix au chapitre.
Alors que l’on n’ignore pas que, pour certaines d’entre elles, le port du voile correspond à l’observance d’une tradition qui n’est pas uniquement religieuse et, pour d’autres aussi, au désir d’échapper à certains regards masculins.
Voilettes et fichus
Cette question du voile, comme celle du burkini qui a défrayé ultérieurement la chronique en France et suscité à l’étranger des critiques ironiques, ne peut que laisser pantois un observateur averti de la relativité des mœurs dans l’espace comme dans le temps.
Il suffit de se reporter aux photos de nos grands-mères prises sur les plages européennes dans les années 1900 pour les apercevoir revêtues de tenues fort proches des actuels burkinis alors que le dénuement d’un mollet à la même époque apparaissait fort osé. Plus proche de nous, avant la dernière guerre, une femme qui sortait sans chapeau était jugée inconvenante et celles qui n’arboraient pas d’élégants couvre-chefs quelquefois avec voilettes, se couvraient la tête d’un simple «fichu», assurément
plus rudimentaire que certains voiles d’aujourd’hui.
Il n’y a pas si longtemps non plus, dans certaines circonstances ou régions de l’Europe, les hommes et les femmes ne se trouvaient-ils pas séparés ? Ne voit‑on pas cette division apparaître à l’occasion des offices religieux dans des films italiens de l’immédiat après-guerre ? Et souvent aussi alors, seules quelques femmes aperçues comme indépendantes ou audacieuses, oser franchir seules la porte d’un café ? Ces quelques exemples n’ont qu’un but : affirmer la relativité des faits culturels comme leurs évolutions constantes qui ne trouvent pas essentiellement leurs causes dans des faits d’autorité mais dans des processus situés dans le temps.
Sans doute, la cohabitation d’individus d’origines culturelles diverses peut donner lieu à des décalages, des contradictions voire des incompatibilités. Mais sans doute aussi la volonté partagée du vivre-ensemble assumée dans une compréhension et une tolérance réciproque peut-elle être à même de surmonter les obstacles. Pour nous rapporter encore à Lévi-Strauss : «Il n’y a pas de pays qui soit plus le produit d’un mélange que les États-Unis, et pourtant, une American way of life existe, à quoi tous les habitants du pays sont attachés quelle que soit leur origine ethnique.» (Op. cit. p.212).
L’ouverture à l’autre, selon Lévinas
Voilà trente ans, en 1984, qu’Alain Finkielkraut publiait La sagesse de l’amour, un autre essai qui est vite apparu comme une excellente initiation à la pensée d’Emmanuel Lévinas, philosophe français d’origine lituanienne (1906-1995), nourri de la phénoménologie d’Husserl et d’Heidegger dont il avait suivi les cours dans l’Allemagne d’avant Hitler. C’est donc par une approche phénoménologique, c’est-à-dire une description précise tirée du vécu, que Lévinas développe une analyse de notre rapport à autrui.
Et, alors que ce rapport est souvent compris selon une conception hégélienne comme un antagonisme entre les consciences, Lévinas part de la simple expérience que peut faire tout un chacun, même doté d’une conscience des plus endurcie qui serait certaine de son bon droit : il s’agit de l’inconfort dans lequel nous met de prime abord la présence d’une conscience autre.
Pour Lévinas, c’est cet inconfort, cette mise en question de nous-même qui est le fait premier du rapport à l’autre et nous pousse au dépassement vers un quelconque comportement comme l’amitié, l’amour ou la haine. En quelque sorte, nous sommes là au degré zéro de l’altérité, auquel aucun humain ne peut échapper. Lévinas acte ainsi la non-possibilité de l’indifférence.
Inspiré par lui, Finkielkraut écrit : «Autrui me concerne avant toute décision de ma part et me désintéresse, m’attire hors du droit chemin de l’intérêt, contre mon gré. Il faut donc penser l’hostilité à partir de l’alliance, et non l’inverse.»[5.A. Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Gallimard – Folio/essais, p. 147.] Mais si cet autre s’invite et me tire ainsi d’une splendide solitude, c’est aussitôt sous la forme d’un appel qui s’adresse à ma responsabilité, là aussi avant tout autre considération. «Dans l’approche, explique Lévinas, je suis d’emblée serviteur du prochain, déjà en retard et coupable de retard. Je suis comme ordonné du dehors – traumatiquement ordonné- sans intérioriser par la représentation et le concept l’autorité qui me commande».[6. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Le Livre de Poche, biblio essais, p. 139.] À tel point que cette obligation à l’égard d’autrui, celui qui en est l’objet ne peut s’en détourner «sans garder la trace de sa désertion», souligne-t-il[7.E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Le Livre de Poche, biblio essais, p. 83.].
Cette expérience, nous la faisons alors même que le visage de l’autre est inidentifié et même inidentifiable. Car il y a chez Lévinas une critique radicale de l’identité. Le visage, concept central de sa philosophie, est un insondable, un insaisissable qui échappe à celui qui le considère. Si je ne peux pas ne pas être concerné par l’autre, en revanche, le visage de l’autre reste pour moi un indéchiffrable. Résumant la position de Lévinas, Finkielkraut explique : «Ce ne sont pas ses qualités spécifiques ou ses coutumes singulières qui font l’altérité de l’Autre, c’est la nudité de son visage : appel à ma responsabilité et refus de se laisser englober même dans son propre exotisme. L’Autre oblige et échappe.» (Op. cit., p. 152.)
On atteint ici à l’humanisme radical de Lévinas qui fonde l’humain et les rapports entre les hommes sur cette appréhension primordiale et inégale entre le moi et un autrui qui m’enjoint avant tout autre condition. Dès lors, c’est bien là que réside pour Lévinas la source du mal qui consiste à vouloir se dégager de cette encombrante injonction venant d’autrui. « Voici mon existence condamnée à ne pas trouver sa justification en elle-même. Par le Mal, je fais appel de cette sentence […]. D’où l’agressivité que je peux nourrir à l’égard de ce personnage indiscret, de cette absence omniprésente, de cet indésirable : le prochain », explicite Finkielkraut (ibidem, pp. 144,146). Mais, continue-t-il dans cette exposition de la philosophie de Lévinas, la violence originaire n’est pas la guerre de tous contre tous invoquée par les penseurs classiques, du semblable contre le semblable. Cette agressivité vient du différent, de « celui qui vient d’ailleurs, celui dont les façons singulières troublent la sérénité du chez soi » (ibidem,
p. 149). Il s’agit de « l’hostilité qu’une communauté humaine – famille, village, nation, religion, entité culturelle – éprouve presque toujours contre les étrangers.
Violence spontanée de l’esprit de clocher et du repli sur soi : violence idéologique et conquérante d’une particularité qui s’érige en loi universelle, qui réclame pour elle le monopole de la civilisation, et qui combat la diversité humaine au lieu de reconnaître l’égalité des cultures.
Dans le refus de la différence se rejoignent le particularisme étroit et l’universalisme mensonger, et c’est à cette ténébreuse coalition que tout une part de la pensée européenne – de Montaigne à Lévi-Strauss – oppose l’apologie du pluralisme culturel. » (Ibidem, pp. 149-150). Comme on le voit, Finkielkraut retrouve ici un Lévi-Strauss certainement mieux compris que dans L’identité malheureuse, plaidant en faveur de la pluralité des cultures et non pour un repli identitaire.
La leçon oubliée
Encore faut-il préciser que Lévinas n’est pas à proprement parler un avocat de la différence. Son humanisme vient de plus loin et consiste avant tout à critiquer le refus de la différence dans la mesure même où l’autre reste pour lui un insondable. «Avant d’être intolérance à la diversité, la haine de l’autre homme (dont l’antisémitisme fournit le modèle) manifeste l’intolérance du moi devant sa propre responsabilité» (ibidem, p. 162). Car en rester au niveau de la diversité prêterait le flanc à une autre critique, celle de la «chosification» de l’humain qui, pour Lévinas, passerait à côté de l’essentiel. Ne dit-on pas en effet que tout antisémite a son Juif ou tout anticlérical son curé, c’est-à-dire reconnaît au nom de sa supériorité l’une de ses victimes comme interlocuteur ? On est loin de la responsabilité défendue par Lévinas à l’égard d’autrui.
«Tant que l’autre est bouclé dans sa différence, j’échappe à sa prière, à son appel, à sa sommation, bref je suis à l’abri de son altérité […] la familiarité dont je témoigne si
généreusement n’est que l’autre versant de mon insensibilité totale» (ibidem, p. 157), précise Finkielkraut dans son exposé de la pensée de Lévinas.
En quoi donc la philosophie de Lévinas exposée, cautionnée et transmise au grand public par Finkielkraut en 1984, apparaît-elle capitale dans les débats actuels ? Comme on l’a vu, Lévinas part d’une expérience interhumaine essentielle qui donne à l’autre la primauté de fait avant toute régression vers le moi. Autrement dit, à partir d’une constatation d’ordre psychologique, l’embarras et l’appel que je ressens en présence d’autrui, Lévinas développe une position qui instaure sans préalable un rapport
commun faisant appel à la responsabilité. Cette expérience, tout le monde peut la faire. Car personne ne peut nier, par exemple, qu’il n’a pas détourné sans gêne le regard d’un mendiant le sollicitant.
Par ailleurs, Lévinas fonde sa philosophie sur une observation de proximité, non sur un raisonnement théorique. Ainsi, il requiert notre intuition et, pourrait-on dire, notre conviction humaniste. Très certainement, l’évocation du « prochain », de ce visage sans contours, n’a-t-elle jamais eu un sens plus fort. C’est que, pour Lévinas, il s’agit d’un puits sans fond qui recèle l’humanité même de l’individu. De ce fait, il désarme nos préventions comme il rend inopérantes nos tendances aux généralisations qui
sont à la source des exclusions racistes et xénophobes.
Il stimule notre esprit critique qui nous invite à ne pas conclure et juger un individu en raison d’une catégorie d’appartenance.
Qu’est-ce qui fait alors que Finkielkraut n’a pas, semble-t-il, retenu la leçon professée naguère ?
Est-ce parce que la cible des xénophobes n’est plus la même alors qu’il reconnaissait, comme nous l’avons vu, que l’antisémitisme fournissait le modèle de la haine de l’autre homme ? Souscrit-il à la sortie d’Élisabeth Badinter qui a déclaré sans réserve qu’il ne faut pas craindre d’être islamophobe ? Et pourquoi ce soudain repli, cette crispation identitaire, cette fermeture à l’altérité ? La civilisation française, construite au fil du temps, est-elle donc si faible et si peu sûre d’elle-même et de son avenir ? Qu’elle sera différente et évolutive comme par le passé, cela ne peut faire de doute. Y perdra-telle pour autant une âme qu’elle ne pourra reconnaître comme sienne ? Rien n’est moins sûr.