Politique
Fin d’une époque
18.11.2021
Un éditorial de Joseph Confavreux et Hugues Jallon[1.J. Confavreux et H. Jallon, « La Gauche qui manque », Revue du Crieur, Mediapart-La Découverte, mars 2017.] dans la Revue du Crieur résume assez bien l’état d’esprit de ceux qui se sont un jour sentis proches de la social-démocratie (le terme désignant ici l’ensemble des partis socialistes européens) : une appétence pour une gauche qui concilie les impératifs sociaux et environnementaux et qui serait suffisamment radicale pour créer les conditions d’un rapport de forces avec le capitalisme, sans pour autant reprendre les codes et la sémantique de la gauche radicale. On trouve cet impératif de radicalité chez Benoît Hamon[2.Candidat du Parti socialiste français à l’élection présidentielle de 2017 et fondateur du Mouvement du 1er juillet, rebaptisé depuis Génération·s.], Jeremy Corbyn[3.Leader du parti travailliste britannique, élu par la base contre la volonté de la majorité de l’appareil.] ou Bernie Sanders[4.Candidat à la primaire du Parti démocrate américain contre Hillary Clinton en 2016, il se déclare ouvertement « socialiste ».]. Dans votre champ d’analyse, y a-t-il des éléments qui laisseraient penser que cette gauche-là a encore un avenir, tant sur le plan idéologique que sur le plan électoral ?
FABIEN ESCALONA : Il y a sans doute eu, notamment dans la campagne de Benoît Hamon, des choses intéressantes sur le plan programmatique, mais je trouve que, d’une manière générale, les sociaux-démocrates – que ce soient les partis, les syndicats quand ils en sont proches, ou les think tanks qui étaient très actifs au moment où la « troisième voie[5.Stratégie définie notamment par Anthony Giddens et Tony Blair. Selon cette stratégie, dite également « sociale-libérale », la social-démocratie doit accepter le capitalisme, encourager l’entreprise privée, réduire les dépenses publiques et réformer la sécurité sociale en responsabilisant ses bénéficiaires, tout en favorisant une répartition plus égalitaire des fruits de la croissance et en réformant le cadre juridique et éthique de la société.] » avait le vent en poupe – peinent à produire des idées nouvelles. Je trouve intéressantes quelques idées qui circulent actuellement, comme celle de l’État investisseur social, ou celle de la pré-distribution[6.Notion introduite par Jacob Hacker, professeur de sciences politiques à l’université de Yale, dans « The Institutional Foundations of Middle-Class Democracy », Policy Network, 6.5.2011. Pour Hacker, il faut agir sur les causes des inégalités plutôt que d’y remédier a posteriori par des allocations ou des aides. Cela suppose une révision radicale de la politique macroéconomique. Manuel Valls, notamment, s’y est déclaré favorable.] qui en est assez proche. Elles consistent à modifier le processus actuel de redistribution des richesses en corrigeant les inégalités à la source, voire avant qu’elles ne se forment, et non plus a posteriori. Mais ces idées tardent à prendre corps, voire à être transformées en programme de gouvernement là où ce serait possible. Et cela reste assez pauvre, par comparaison avec ce que la social-démocratie a déjà apporté au débat intellectuel, notamment durant les années 1930.
Je fais plutôt le diagnostic d’un faible dynamisme intellectuel. Il est symptomatique que les idées qui apparaissent nouvelles et originales viennent en réalité d’autres cercles intellectuels, écologistes ou altermondialistes. C’est le cas du revenu d’existence[7.Aussi appelé « allocation universelle », sous différentes modalités.] défendu par Hamon lors de sa campagne. Auparavant, de telles idées n’étaient diffusées que dans des courants microscopiques, comme Utopia au sein du PS français, qui n’a jamais eu le moindre poids politique, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du parti. Voir Hamon faire campagne sur des thèmes aussi minoritaires a quelque chose d’assez ironique. Ce n’est pas un mal en soi, mais c’est l’indice d’un problème très profond. Sur le plan intellectuel comme sur le plan électoral, un espace social-démocrate – tel qu’il est souvent conçu, comme un « juste milieu » entre le centre-droit néolibéral et la gauche radicale – n’aura probablement plus la capacité de reconquérir la taille et l’hégémonie qui furent les siennes durant les dernières décennies. En dehors de quelques situations locales, cet espace est voué à demeurer très réduit dans les années à venir. Mais je parle ici d’idées et d’espace politique : les organisations partisanes n’y sont pas « scotchées » et peuvent avoir des destins plus heureux.
Comment expliquer cette perte d’influence à la fois spectaculaire et rapide ?
FABIEN ESCALONA : Parmi les explications à cette crise de la social-démocratie, une des plus convaincantes me semble être la transformation du capitalisme contemporain. Celle-ci rend tout simplement impossible le compromis capital/travail profitable à toutes les parties, qui est au coeur du développement de la social-démocratie. Les fameuses négociations tripartites (NDLR : employeurs-travailleurs-État) qui étaient au cœur de la dynamique de production de ce compromis, à la fois succès et originalité de la voie sociale- démocrate, sont révolues depuis un moment déjà. Les conditions du rapport de forces ne sont plus réunies.
Cette évolution tient non seulement à la transformation du capitalisme en elle-même (notamment, un contexte plus favorable aux capitaux « mobiles » qu’aux travailleurs « sédentaires »), mais aussi à la modification des conditions objectives qui étaient indispensables à la redistribution des richesses selon le schéma social-démocrate. Je pense ici à la croissance, qui non seulement n’est plus possible dans le contexte macroéconomique actuel, mais qui en outre n’est plus souhaitable, vu l’épuisement des ressources et la dégradation de l’environnement. C’est d’autant plus vrai depuis la crise de 2008, qui a durci les exigences des détenteurs de capitaux. On sent bien que les seules formations politiques qui semblent pouvoir engager un rapport de forces sont celles qui vont beaucoup plus loin dans la radicalité politique que la social-démocratie traditionnelle, notamment en remettant en cause certaines règles de la mondialisation ou de l’intégration européenne.
Dans le paysage politique actuel, qu’est-ce qui empêche la social-démocratie de reconquérir son hégémonie électorale, ou du moins sa capacité à peser sur les décisions politiques ? L’émergence de la gauche radicale ? Ou le rouleau compresseur idéologique du centre-droit qui, dans de nombreux pays, déborde de son vivier électoral pour aller séduire certains « cœurs de cible » de la social-démocratie, avec une offre politique centrée sur les classes moyennes ? Pour prendre le cas français, la tentation « macroniste » qui a pris une partie du PS français – mais qui a aussi séduit de nombreux sociaux-démocrates européens, jusqu’en Belgique – n’est-elle pas un énième avatar de la difficulté qu’a toujours eue la social-démocratie à se positionner, dans le contexte de l’économie de marché, entre d’une part une vision plutôt orthodoxe et déflationniste et d’autre part son ADN qui, lui, serait plutôt inflationniste ?
FABIEN ESCALONA : L’offre politique subit une transformation plus globale, très problématique pour la social-démocratie. Je pense à l’émergence nouvelle du clivage entre identitaires et universalistes, dans lequel elle a beaucoup de mal à se positionner. A priori, on classerait les sociaux-démocrates parmi les porteurs des valeurs universalistes, mais quand les enjeux liés aux questions identitaires émergent dans une campagne électorale, ils deviennent souvent inaudibles. En effet, quand le débat politique se polarise autour de ces thèmes, ils se retrouvent coincés entre les positions de la droite conservatrice et celles des partis situés plus à gauche, qui valorisent mieux auprès de leur électorat des options politiques plus ouvertes, notamment sur la question des migrants. Les élections législatives d’octobre 2017 en Allemagne sont, de ce point de vue, exemplaires. Je ne pense pas qu’on puisse mettre la défaite des sociaux-démocrates du SPD uniquement sur le compte de l’émergence de l’AFD[8.Alternativ für Deustchland (« alternative pour l’Allemagne »), parti populiste, eurosceptique et anti-immigrés né en 2013.], mais on a vu une campagne dont les thèmes principaux ont, comme rarement auparavant, tourné autour de ces questions (asile, multiculturalisme…) et on a pu vérifier que quand ces enjeux dominent, la gauche sociale-démocrate n’en tire aucun profit électoral.
La deuxième difficulté, comme vous le relevez dans votre question, concerne la mutation du discours néolibéral. Cette mutation est similaire, sur le plan de la méthode, à celle qu’avait engagée Thatcher dans les années 1980. Celle-ci était parvenue à changer le logiciel conservateur et à briser le consensus keynésien[9.Le célèbre économiste J.M. Keynes prônait notamment une intervention de l’État pour soutenir l’emploi par l’investissement public.] à partir d’attentes frustrées et d’une altération du « sens commun ». Mais le nouveau discours néolibéral est assez différent dans le tour de passepasse rhétorique. C’est ce qu’on observe en France avec l’émergence d’Emmanuel Macron. Par opposition à François Fillon, qui portait des recettes un peu old school sur le mode « du sang et des larmes », Macron a su formuler un discours, certes néolibéral, mais beaucoup plus attractif puisqu’il mettait l’accent sur une formule quasi imparable, à savoir l’entrepreneuriat qui émancipe l’individu, fût-ce à travers la sortie d’un salariat aliénant ou trop peu accessible.
Cette mutation du discours néolibéral s’observe aussi sur le plan de l’ouverture économique. On le voit dans le cas allemand : la CDU (conservateurs) et le FDP (libéraux) défendent une nouvelle forme de nationalisme économique associant les recettes ordolibérales[10.L’ordolibéralisme est une théorie économique née dans les années 1930 en Allemagne et selon laquelle l’État a pour mission principale de créer les conditions d’une concurrence libre et non faussée entre les entreprises.] à un discours de repli national et de rejet des mécanismes internationaux de coopération et de soutien. Ce sont là des changements importants du discours, auxquels la social-démocratie ne s’est pas préparée.
Et enfin, il y a l’émergence de la gauche radicale. Celle-ci prend des formes assez diverses, car il y a autant de similitudes que de différences entre Podemos, Syriza, la France insoumise ou le PTB. Mais elle chevauche des conflits sociaux et générationnels que la social-démocratie ne maîtrise pas, tant elle apparaît comme complètement absorbée dans une classe politique de plus en plus honnie et pauvre en « résultats » concrets pour les citoyens.
Ce n’est pourtant pas la première fois que la social-démocratie est confrontée à une force politique située à sa gauche. C’est même un fait historique : la plupart des partis sociaux-démocrates actuels sont nés de scissions avec les communistes. À partir des années 1950, à l’exception sans doute du cas italien, les sociaux-démocrates ont cependant imposé leur domination à gauche. On a le sentiment que le rapport est en train de s’inverser et que, dans les années à venir, ils auront le « choix » entre la disparition pure et simple de l’échiquier politique (c’est le cas du Pasok[11.Panellínio Sosialistikó Kínima (« mouvement socialiste panhellénique »), nom du parti social-démocrate grec, qui n’a plus recueilli que 4,6 % des suffrages aux législatives de 2015.]), une bataille pour l’hégémonie (comme en Espagne) ou, dernière hypothèse, une domination de la gauche radicale. En tout état de cause, le scénario de l’hégémonie à gauche est révolu. C’est donc un nouveau paradigme qui va orienter les choix stratégiques de la social-démocratie. S’associer à la gauche radicale, comme au Portugal[12.Voir J.-M. Nobre-Correia, « Portugal : une expérience inédite », Politique, n° 101, p. 106.], ou bien choisir d’autres voies ?
FABIEN ESCALONA : La social-démocratie ne peut survivre qu’en mutant. Elle a évolué historiquement à travers des « configurations » correspondant bien à la situation économique, sociale et (géo) politique du moment. Elle a réussi à se réinventer à des moments que je qualifierais de « nœuds historiques » : la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression ou la crise structurelle des années 1970. Je pense qu’on est au cœur d’un de ces « nœuds » qui lui imposent de trouver de nouveaux points d’équilibre, une autre configuration. Un des indices que l’on vit un tel moment, c’est le surgissement – comme dans les années 1930, puis comme dans les années 1970-80 – de conflits internes importants, alors qu’ils étaient beaucoup moins aigus depuis une trentaine d’années.
On l’a vu, par exemple, à l’échelle européenne, au moment de l’affaire du Ceta[13.Le gouvernement de la Région wallonne, alors présidé par Paul Magnette (PS), a remis en question, en 2016, la ratification du traité de libre-échange Ceta entre l’Union européenne et le Canada et en a contesté plusieurs clauses, notamment celle qui instaure un tribunal arbitral pour trancher les conflits entre États et entreprises.] pendant laquelle Paul Magnette, loin de recueillir un franc soutien de ses camarades européens, s’est fait tancer par le président du groupe S & D (socialistes et sociaux-démocrates) au Parlement européen, Gianni Pitella. Ces oppositions « internationales » se doublent de profondes divisions à l’intérieur même des partis nationaux : au Royaume-Uni, où Corbyn fait face aux héritiers de la « troisième voie » qui lui sont très hostiles, en Espagne dans une certaine mesure, ou encore en France, avec la primaire de 2017 et avec les récentes vagues d’exclusions-démissions au sein d’un appareil maintenant dévasté. Ces conflits sont le produit d’une nouvelle crise structurelle de la social-démocratie. Ce nouveau « nœud historique » la met dans une position de survie très difficile au sein d’un espace politique qui est devenu très réduit, entre gauche radicale et centre-droit.
Est-on face à une « crise terminale » ? La période sociale-libérale[14.Celle des Tony Blair, Gerhard Schröder, José Luis Zapatero ou François Hollande.] était déjà éloignée des compromis keynésiens et fordistes du second après-guerre. D’un point de vue de gauche, ou plus précisément écosocialiste, on pouvait être consterné de la trajectoire prise. Mais si l’on regarde les choses froidement, de manière plus détachée ou plus cynique, les trente dernières années ont été moins celles d’une crise interminable que celles d’un cycle de transformation : la social-démocratie s’est élargie géographiquement et, malgré un déclin électoral tendanciel dans ses vieux bastions, elle a préservé ses positions de pouvoir institutionnel. Toutefois, la crise de 2008 a bouleversé tous les repères. La social-démocratie a été trop loin dans la participation à des politiques néolibérales et ne parvient plus à faire tourner la machine du compromis. Les classes moyennes instruites, fragilisées, ne la considèrent plus comme un vecteur d’émancipation sociale et se déportent vers la gauche radicale, qui incarne désormais la lutte contre l’ordre social injuste et les fausses promesses de la méritocratie. Le keynésianisme traditionnel n’est plus possible, le social-libéralisme n’est plus une option.
La social-démocratie doit donc se réinventer complètement. Soit elle vire à gauche et se projette dans une voie plus sociale, altermondialiste et écologiste, à la manière de Benoît Hamon, de Jeremy Corbyn ou, dans une bien moindre mesure, d’Antonio Costa[15.Premier ministre portugais, à la tête d’un gouvernement socialiste minoritaire.] et de Pedro Sánchez[16.Leader du Parti socialiste ouvrier espagnol, en difficulté. Il en incarne l’aile « modérée ».] (ceux-ci sont nettement plus modérés que le leader du Labour et adoptent cette stratégie par pragmatisme davantage que par conviction). Soit elle opère un virage vers la droite, comme en Autriche ou au Danemark, où les sociaux-démocrates portent un projet très identitaire. C’est cette alternative très clivante qui provoque l’implosion du PS français, avec un projet nationaliste porté par Manuel Valls, un projet très éloigné des fondamentaux de la gauche et qui lâche Benoît Hamon. Une autre voie encore consiste à refuser la voie nationaliste-identitaire, mais à embrasser sans plus aucun frein l’adaptation à la mondialisation néolibérale, en essayant de « fixer » l’ensemble de l’électorat qui y trouve encore son compte. Ainsi, Macron est soutenu par une aile droite du PS qui s’est trouvé un autre véhicule que la « vieille maison » de Léon Blum et occupe désormais une nouvelle position au centre-droit de l’échiquier politique.
Ce qui caractérise aussi le « nœud historique » actuel, c’est bien cette diversité de situations. On sent que cela peut partir dans des directions très différentes, alors que la social-démocratie a toujours évolué, en tout cas in fine, de manière assez homogène. La perspective de l’intégration européenne a contribué à cette homogénéité lors de la dernière grande reconversion sociale-démocrate, mais les effets de cette intégration semblent s’être épuisés, quand elle ne devient pas elle-même un facteur d’éclatement.
En Belgique, on a souvent dit que le Parti socialiste était inoxydable. Même dans le contexte du PS francophone, l’idée d’une non-participation au pouvoir était, jusqu’en 2014, difficilement envisageable par toute une génération de responsables qui n’ont jamais connu l’opposition. Depuis 2014, le contexte change radicalement. Le PS a été repoussé dans l’opposition, d’abord au niveau fédéral puis à la Région wallonne, et cette dynamique négative est amplifiée par une série de scandales dont le parti ne semble pas pouvoir se dépêtrer. Le scénario qui était jusque-là de l’ordre de l’impensé devient une hypothèse de travail, puisque Paul Magnette ou d’autres évoquent la possibilité d’une disparition du PS de la carte politique. En Belgique ou ailleurs, peut-on considérer raisonnablement cette disparition comme une hypothèse plausible ?
FABIEN ESCALONA : Il faut évidemment rester prudent et se souvenir que la réalité dément souvent les pronostics, mais ce n’est plus un scénario impensable. C’est déjà le cas dans les États périphériques de l’Europe. C’est même un trait commun aux pays qui ont été les premières victimes de la crise financière, comme la Grèce, l’Islande ou l’Irlande. Mais maintenant, ce phénomène touche aussi le cœur des pays fondateurs de l’Europe, comme la France et les Pays-Bas, et cette menace se précise en Belgique et en dans d’autres endroits. Donc, l’hypothèse d’une marginalisation tendancielle de la social-démocratie est tout à fait plausible. Cela dit, c’est une évolution lente. La social-démocratie est encore bien ancrée dans des pays à l’économie prospère et compétitive du centre et du nord de l’Europe, comme l’Allemagne ou la Suède.
Le spectre de la social-démocratie, même capable de survivre au-delà de la défaite électorale, c’est de ne plus pouvoir être le moteur principal de l’alternance politique. Rien que cela constitue déjà une étape intermédiaire vers sa marginalisation.
Une dernière observation a trait à deux invariants de la social-démocratie : le productivisme et le rapport au conflit (un rapport ambigu, puisqu’elle a plus souvent joué un rôle dans la résolution que dans la création de conflits). Dans le « nœud historique » d’aujourd’hui, ces deux invariants sont remis en question. Tout d’abord parce qu’il n’est plus soutenable d’être productiviste dans le contexte environnemental actuel, et d’autre part parce que les tensions sociales et économiques nécessitent une approche beaucoup plus conflictuelle des rapports de forces dans la répartition du surplus social. La gauche radicale apparaît souvent mieux positionnée pour affronter le dépassement du productivisme et la nouvelle donne de la conflictualité sociale. On peut dire, en résumé, que la social-démocratie est une victime collatérale de la fin du modèle de « progrès pacifié » des sociétés occidentales après la Seconde Guerre mondiale. Ce modèle a été artificiellement prolongé après les années 1970 par des artifices financiers, mais l’épuisement de ces artifices est la grande affaire des années 2010.
D’autres bouleversements sont également en cours, comme la mutation du néo-corporatisme et celle du salariat. La social-démocratie a longtemps été consubstantielle à l’existence, d’une part, d’appareils syndicaux puissants et légitimes (qui doivent, de plus en plus, cohabiter avec des mouvements organisés de manière plus horizontale) et, d’autre part, d’un modèle de rémunération basée sur la salariat (qui est, lui, en plein chambardement). Peut-elle encore produire une offre politique et trouver une base électorale, alors qu’elle incarne des catégories sociales qui auraient tendance à muter, voire à disparaître ?
FABIEN ESCALONA : C’est effectivement une autre condition de la réinvention de la social-démocratie. L’ubérisation, ce n’est pas la disparition du salariat, c’est plutôt le retour à des formes primitives de rapports entre employeurs et travailleurs, avec également une organisation du travail qui se rapproche du travail à la tâche[17.Voir E. Szoc, « Le capitalisme à vélo », Politique, n° 101, p. 57.].
Ce qui me frappe quand j’observe la social-démocratie dans une perspective historique, c’est le tropisme de ses dirigeants pour l’ingénierie sociale, à savoir l’idée que les problèmes seront réglés dans une perspective tout à fait verticale, où le « haut » décide pour le « bas ». Cette manière d’agir a probablement fonctionné dans un moment historique précis, mais elle s’est muée en une approche très élitaire de la politique et ne produit plus de résultats tangibles. La social-démocratie perd, dès lors, la légitimité qu’elle tirait à la fois de ses résultats électoraux et des bénéfices de sa participation au pouvoir. Il y a un vrai risque d’involution autoritaire à partir de cette perte de légitimité. Et pour en sortir, il n’existe qu’une seule voie : réintégrer les citoyens et les salariés dans les processus de décision. C’est une chose que les sociaux-démocrates soucieux de repenser leur rapport au salariat doivent avoir en tête.
Une autre piste me semble être la réduction a priori des inégalités. Cela s’inscrit dans un processus de transformation profonde, mais la social-démocratie doit repenser son rapport au salariat et considérer davantage, par exemple, des processus qui réduisent les inégalités a priori. L’évolution de l’organisation du travail comme celle des relations de travail conduisent à repenser de manière plus radicale la réduction du temps de travail, mais aussi à envisager la question de la pré-distribution, qui me semble plus opératoire à court terme que la proposition d’un revenu universel. Cette question va sans doute devenir une des clés de l’évolution de l’État social et, par-là, du débat politique. On observera sur ce point un affrontement entre la vision néolibérale – qui voit la pré-distribution comme une manière de créer l’égalité sur la ligne de départ, en réduisant l’inégalité à la racine, mais en laissant ensuite les individus évoluer par une forme de méritocratie – et une approche plus socialiste, qui considère qu’il faut créer cette égalité à la source, mais aussi garder un État social « tout au long de la vie », et aussi dépasser le salariat par des formes d’activités non capitalistes, c’est-à-dire non déterminées par le critère prédominant du profit. Cette approche oblige la social-démocratie non seulement à repenser la répartition primaire des richesses, mais aussi à réformer les mécanismes de participation – voire à en inventer de nouveaux –, par exemple au sein de l’entreprise, vers la création d’une véritable démocratie sociale, dans les lieux de production, comme sur les réseaux de production que sont les plateformes numériques.
Propos recueillis par François Perl et annotés par Jean-Jacques Jespers.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; photographie de Bernie Sanders prise en 2015 par Gage Skidmore.)