Politique
» Filmer, de Haïti à Lumumba »
01.03.2018
C’est également le cas de Jean-François Bastin, journaliste et documentariste belge, qui a consacré une dizaine de documentaires au Congo (notamment Indépendance Cha-Cha, Notre ami Mobutu et Maréchal, revoilà !, avec Isabelle Christiaens) et qui y a passé une partie de sa jeunesse.
Nous avons voulu faire se rencontrer ces deux hommes et ces deux parcours convergents, pour croiser leurs regards sur les années terribles de l’après-indépendance congolaise et sur les protagonistes de cette tragédie, dont, principalement, Patrice Lumumba.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : C’est en 1962 que vous arrivez au Congo, soit deux ans après l’indépendance, en provenance d’Haïti…
RAOUL PECK : Mon père est arrivé en 1961[1.Des dizaines de Haïtiens ont été appelés au Congo indépendant pour remplacer les fonctionnaires belges évacués en 1960.] et nous, on est arrivés un an après. On a fait un arrêt à New York, pour quelques mois, et ensuite on est partis pour Léopoldville[1. Renommée Kinshasa en 1996. (NDLR)] (on disait encore Léopoldville !).
Je me souviens d’un long voyage. Je me rappelle une nuit passée à l’hôtel Métropole à Bruxelles, parce que l’avion de la Sabena avait du retard. Je me rappelle un atterrissage en Libye…
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Les années passées auparavant à Haïti, sous Duvalier[3.François Duvalier a été président (dictateur) de la république d’Haïti de 1957 à 1971.], sont-elles importantes pour votre façon de voir le monde ?
RAOUL PECK : Je n’en étais pas conscient, mais lorsque j’ai commencé à travailler à L’Homme sur les quais, en 1989[4.L’Homme sur les quais (film de fiction) évoque la dictature de Duvalier à travers les yeux d’une fillette haïtienne. Il est sorti en 1993.], j’ai reconnu que beaucoup de ces souvenirs ne pouvaient venir que de mon enfance.
J’ai un souvenir très fort du soir où mon père a été arrêté la première fois. On habitait en dehors de la ville, sur le campus de Damien, un peu à l’extérieur de la capitale, puisque mon père était professeur à la faculté d’agronomie. Ma mère m’a mis dans la voiture. J’étais en pyjama et je me rappelle cette longue soirée en voiture. Ma mère passait chez des amis, chez ses parents, pour tenter de savoir où était mon père. Elle ne savait pas encore qu’il avait été arrêté. Il y avait des barrages de police, puisqu’il y avait un couvre-feu. Je ne me souviens pas d’une notion de danger. Je me souviens plutôt d’une certaine complicité avec ma mère. Donc, ce n’est pas un souvenir traumatique, juste le souvenir que quelque chose d’important était en train de se passer.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Et la décision de partir, comment et par qui est-elle prise ?
RAOUL PECK : C’est très certainement mon père, qui se rend compte qu’il n’y a pas d’avenir pour lui en Haïti. N’oubliez pas qu’on est au début d’une dictature qui va être très meurtrière. Elle ne l’est pas encore. Il n’y a pas encore des Tontons Macoutes[5.Milice au service du pouvoir, constituée de nervis sans scrupules et assurés de leur impunité.] qui peuvent faire ce qu’ils veulent, les militaires sont encore là. On lui offre un contrat qui a l’air alléchant et qui est dans ses compétences. C’est l’ONU qui recrute. Elle offre 400 postes pour les Haïtiens… Bien entendu, il accepte.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Donc, votre père part au Congo, sous l’égide de l’ONU, pour s’occuper d’agriculture.
RAOUL PECK : Il enseigne même dans ce domaine. Je sais qu’il a notamment été conseiller d’un ministre. Il a passé près de 28 ans au Congo. Il a eu plusieurs postes. Il a été à la FAO, et à la fin à l’Unesco. Mes parents s’étaient créé une autre vie. Quand vous avez une dictature chez vous, plutôt solide, soutenue par l’Occident, vous n’avez aucune idée de quand elle va disparaître.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Vos premiers souvenirs politiques datent du Congo ?
RAOUL PECK : J’ai compris l’histoire politique beaucoup plus tard. À l’époque, tous mes camarades étaient des enfants de la bourgeoisie congolaise. Parfois, leurs parents ont été mis de côté ; parfois, ils étaient dans le pouvoir, à différentes étapes. Je me rappelle nos jeux : comme les gamins de tous les quartiers, on avait une petite armée, avec des officiers, des commandants. On n’était que des Noirs. Un officier comme Mulamba[6.Le colonel Léonard Mulamba (1928-1986), « l’homme
de Bukavu », combat les rébellions muleliste et simba en 1964. Il devient Premier ministre de Mobutu de novembre 1965 à décembre 1966.], c’était un héros pour nous. Mobutu[7.Joseph-Désiré Mobutu (1930-1997), dit plus tard Mobutu Sese Seko. En juillet 1960, il est secrétaire d’État dans le gouvernement Lumumba, puis acquiert le poste de chef d’état-major, prend part au complot contre Lumumba et devient l’homme fort du régime. En avril 1965, il renverse par un coup d’État le président Kasa-Vubu. Devenu président à vie, il décide en 1971 de changer le nom du Congo en Zaïre. Il sera renversé en mai 1997 par une coalition armée emmenée par Laurent-Désiré Kabila, père du président de la RDC.] était le chef, donc : respect ! Mais Mulamba, c’était celui qui était au front. Je me souviens d’une dispute avec mon ami Robert [Robert Danzer, fils d’un médecin français], qui avait un ou deux ans de plus que moi, à propos de Mobutu. Moi, je me disais : « S’il fait ce qu’il fait, c’est parce qu’il sait ce qu’il fait. Pourquoi un homme qui arrive au faîte du pouvoir ferait-il du mal, puisqu’il a tout ? » C’était une logique qui venait des jésuites : nous sommes tous là pour nous engager pour le bien des autres. J’étais dans cette lignée-là. Je n’avais pas encore appris le cynisme. J’étais très humaniste, très chrétien.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez entendu le nom de Lumumba[8.Patrice Lumumba (1925-1961), employé, journaliste, leader de l’indépendance congolaise. En 1956, il préside l’Association des évolués de Stanleyville (auj. Kisangani) puis se tourne vers des thèses nationalistes plus radicales.
Arrêté en janvier 1960 lors d’une manifestation pour l’indépendance, il est libéré sur l’insistance de la délégation congolaise à la Table ronde de Bruxelles et il se joint aux négociations. En mai 1960, le MNC gagne les élections et Lumumba est nommé Premier ministre. À peine installé, il doit affronter la mutinerie de la Force publique et la sécession du Katanga. En septembre 1960, il est révoqué par le président Kasa-Vubu puis déposé par un coup d’État militaire. Considéré par la CIA comme un « homme à abattre », arrêté, Lumumba est transféré au Katanga où il est assassiné le 17 janvier 1961.(NDLR)] ?
RAOUL PECK : Par des photos de lui qui étaient en la possession de ma mère. Ma mère travaillait à l’hôtel de ville, donc elle était en contact avec tout le monde et tout le monde la connaissait. L’hôtel de ville était vraiment un centre politique important de Léopoldville. Il n’y avait pas d’autre femme à son niveau. Elle est devenue la secrétaire particulière
des bourgmestres successifs. Il est dommage que personne n’ait écrit sur ce nouveau monde en train de se créer. Tout changeait. Forcément, les femmes congolaises de l’époque n’avaient pas une formation « à l’européenne ». Donc, les femmes haïtiennes ont joué un rôle auprès d’elles, ne serait-ce qu’en leur montrant une autre méthode pour se coiffer…
Il y a eu une interpénétration culturelle, et même culinaire. Il y avait des légumes que les Congolais ne mangeaient pas, mais quand ils ont constaté que les Haïtiens en mangeaient, ces légumes ont fait leur apparition au marché. Le documentaire Lumumba, la mort d’un prophète, c’est, bien après[9.Le documentaire est sorti en 1990.], la redécouverte de tout ça.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Pourquoi avez-vous fait ce film ?
RAOUL PECK : En fait, le projet, c’était de faire un film de fiction sur l’assassinat de Lumumba. Lorsque j’ai commencé à écrire ma « lettre d’intention » pour ce projet de fiction, je devais parler de ma relation personnelle avec le sujet. C’est là que je me suis rendu compte que j’avais beaucoup à en dire. Il y avait une autre histoire, qui n’avait jamais été racontée. Et je me suis posé toutes ces questions : « Quand j’étais au Congo, Lumumba, ça voulait dire quoi ? Où étais-je ? Comment ai-je appris, la première fois ? » Le seul lien qui faisait sens, c’était ma mère. J’ai retrouvé, dans mes archives personnelles, ses photos, avec des dates.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Comme vos parents sont restés au Congo et comme vous alliez régulièrement les voir, vous avez bien connu le mobutisme, et pendant longtemps. Lumumba, c’est un personnage légendaire et positif par le retentissement international de son martyre, mais n’avez-vous jamais été tenté de produire une œuvre sur Mobutu, avec tout ce que vous avez pu accumuler comme éléments à son propos ?
RAOUL PECK : Non. D’abord, Thierry Michel, un de vos compatriotes, l’a fait très bien[10.Mobutu, roi du Zaïre, de Thierry Michel (1999), film
composé d’archives, tirées notamment des reportages de Pierre Manuel, Michel Caraël et Jean-François Bastin.]. Et puis, je ne suis pas cette démarche-là, en tout cas par rapport au Congo. Ce qui m’intéresse, c’est comment se battre contre Mobutu. À l’époque où je commençais mes projets, Mobutu était président, tout-puissant.
Donc, c’étaient des projets risqués. Mon argument, c’était de trouver comment casser ce personnage, mais en célébrant quelque chose. Nous [NDLR : les peuples du Sud], nous ne maîtrisons pas nos images, nous n’avons pas la maîtrise de notre histoire. Donc, il fallait que je déterre un personnage comme Lumumba, parce que c’est pour nous une lueur d’espoir de pouvoir se retourner sur notre propre histoire et se dire : « On n’a pas été totalement nuls. »
Je n’ai jamais fait de film sur Duvalier, non plus. Si on parle de la Shoah, on ne va pas faire d’abord un film sur Hitler, on va d’abord dire aux autres ce qu’est la Shoah, ce qu’est la dictature, dire qu’il y a des gens qui se sont battus contre la dictature. C’est cela qu’il faut préserver d’abord. Et il ne faut pas non plus faire semblant qu’on vous laisse faire ce que vous voulez.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Pendant de longues années, le régime de Mobutu a été célébré. Particulièrement en Belgique, ce n’est que très tard que Mobutu a commencé à être critiqué…
RAOUL PECK : J’ai toujours regardé ça de loin, comme une bataille de cousins, entre le pouvoir belge et le pouvoir congolais. Il ne faut pas oublier qu’il y a une certaine connivence, consciente ou inconsciente, entre une partie du pouvoir belge et une partie du pouvoir congolais, à tous les niveaux, diplomatique, militaire, journalistique… Je connais des journalistes qui, à Bruxelles, critiquaient Mobutu mais qui, au Congo, jouissaient du fait d’avoir accès à Mobutu. Il y en a un que je ne nommerai pas, qui a fait carrière en Belgique…
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Je suis sûr que vous pensez à Pierre De Vos[11.Journaliste puis directeur de l’Information à la RTBF, Pierre De Vos (1925-2009) a aussi été correspondant du Monde à Bruxelles.].
RAOUL PECK : Par exemple, mais il n’était pas le seul. Mobutu avait beaucoup de moyens de se montrer gentil avec des journalistes, des politiques… C’est pour cela que j’utilise le mot « cousins ». Moi, je n’ai jamais essayé d’entrer dans ce cercle.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Revenons à vos films sur Lumumba. Le premier, le documentaire, m’a vraiment bouleversé. J’ai des souvenirs un peu épars, les fameuses photos dont vous venez de parler…
Mais ce que je n’oublierai jamais de ce film, c’est l’originalité du travail documentaire. Vous parlez beaucoup de vous, de vos parents, et vous racontez le Congo à partir de la Belgique, la place des Martyrs, les pavés sous la pluie, ces visages, ces gens, cette banalité de la vie à Bruxelles, avec ce magnifique texte, que avez écrit et que vous dites vous-même.
Au fond, vous vous créez là une sorte de style. Cette façon d’écrire, entre l’essai et la poésie…
RAOUL PECK : N’oubliez pas que je venais d’un cinéma militant. Mes aînés étaient des cinéastes militants, les Cubains, Santiago Álvarez[12.Santiago Álvarez Román (1919-1998), un des plus célèbres cinéastes cubains, figure importante du « cinéma révolutionnaire ».], des Allemands assez gauchistes. Mais ce cinéma avait buté contre un mur. Je sentais l’écart se creuser entre le public potentiel et ces gens-là. On ne pouvait plus convaincre que les convaincus. Moi, j’ai toujours été d’avis qu’il fallait aller là où est la majorité. J’ai essayé de toucher cette majorité, de lui donner du cinéma, sans contradiction ni compromis, avec ce qu’on a à dire. C’est ça, l’exercice : parler à tout le monde, viser le plus large possible. La limite, c’est là où il faudrait faire trop de raccourcis, ou des compromis. Cette limite, je ne l’ai jamais dépassée. Ce dont j’étais certain, c’est qu’il faudrait que je trouve ma propre voie, sans me vendre, puisque je viens d’un pays sans cinéma, d’un Tiers-Monde sans cinéma. Je ne possédais pas les moyens de production, il allait falloir que je trouve de l’argent ailleurs, un argent qui allait vouloir me contrôler.
J’ai suivi une école de cinéma à Berlin et j’ai eu de la chance : mon école était forte en documentaire, forte en politique. J’avais des aînés comme Chris Marker[13.Documentariste français (1921-2012) qui fut également illustrateur, poète, essayiste et éditeur. On lui doit notamment Lettre de Sibérie (1958), La Jetée (1962), Loin du Viêtnam (1967). Lire aussi « Chris Marker, l’homme-image« , par Hugues Le Paige, Politique, Chronique Image, n°106, décembre 2018.], Alexander Kluge[14.Né en 1932, un des représentants du Nouveau cinéma allemand des années 1960-70, auteur notamment de Les Artistes sous le chapiteau : perplexes (1968).], Harun Farocki[15.Cinéaste allemand (1944-2014), auteur de courts métrages documentaires et expérimentaux.], toute une palette de documentaristes qui ont été importants, non seulement pour moi mais pour beaucoup d’autres. Ce que j’ai surtout appris de ces cinéastes, c’est qu’on peut tout faire et rester dans du cinéma.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Mais, alors que beaucoup de ces cinéastes faisaient du cinéma militant, votre film n’est pas un film militant. Vous racontez l’horreur là-bas en montrant la banalité ici, ce qu’on pourrait appeler la belgitude. Je ne sais pas comment cette idée vous est venue, mais c’est d’une efficacité sidérante. Et si vous utilisez des images d’ici pour poser la question « qui a tué Lumumba ? », c’est évidemment parce que la réponse est ici, en Belgique, pas seulement du point de vue judiciaire, mais en rapport avec l’histoire coloniale. In fine, la mort de Lumumba est un produit de cette histoire.
RAOUL PECK : Ce que je découvre aussi, c’est qu’on peut raconter une histoire à différents niveaux. Le cinéma n’est pas un médium très subtil, mais en utilisant les différentes couches, l’image, le montage, le son, le rythme, les nuances, la parole, on arrive à restituer une complexité qui peut être rare. Il faut faire confiance à celui qui va regarder le film et qui va faire lui-même les liens. Il faut simplement lui donner les éléments, avec les différents filtres, pour qu’il se les approprie. C’est ce que j’ai toujours fait. Il ne faut pas tout livrer, il faut laisser des espaces dans l’histoire.
Pour moi, le cinéma, ce n’est pas simplement être assis derrière un bureau et imaginer : c’est corporel, c’est émotionnel. Donc, on se place dans une position de combat, de création. J’ai pris deux décisions importantes, dès le début, pour Lumumba, la mort du prophète. C’était d’abord de maîtriser ce film, donc de le produire moi-même, pour n’avoir à discuter aucune décision avec qui que ce soit, ni demander aucune permission. Et deuxièmement, j’ai décidé que, comme c’était un projet difficile, j’allais me servir de tout ce qui arrivait dans le sujet. Mais je n’ai pas pu aller tourner au Congo, j’ai renoncé au voyage. Alors, il me fallait des images, je ne pouvais plus faire ce film sans images. Eh bien, j’ai retourné la contrainte. J’ai utilisé ce formidable poème de l’est du Congo : « On n’a jamais pu enterrer Tolenga, donc il rôde ». J’ai repris cette idée de l’âme de Lumumba qui rôde, puisque le corps a disparu ; l’âme d’un Lumumba qui n’est pas revanchard, qui rôde presque chez ses parents, chez ses complices… C’est comme ça que le scénario s’est développé.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Pour les 50 ans de l’indépendance du Congo, en 2010, on m’a commandé un documentaire. J’ai décidé de raconter l’histoire des 50 années d’indépendance en faisant parler Lumumba[16.Le Géant inachevé, avec Isabelle Christiaens, 2010.] J’ai écrit un texte où Lumumba dit « je », du début à la fin, et c’est lui qui raconte, non seulement sa propre histoire, qui commence le 30 juin 1960, date de l’indépendance, mais aussi l’histoire qui a suivi sa mort. Il continue à parler, donc il y a un côté fantomatique, apparemment transgressif, mais c’était pour moi une nécessité, une question de point de vue : il me fallait celui d’un Congolais, et plus encore d’un nationaliste.
Évidemment, c’est moi qui écris, donc c’est fictionnel, mais cela correspond à une vérité profonde. Grâce à cette fiction, je peux imaginer ce que Lumumba aurait pensé de ces 50 ans d’indépendance, notamment l’invention d’une nation inconcevable au temps colonial, la seule réussite de Mobutu. La question du public me paraît aussi cruciale. Vous – et vous le revendiquez –, vous vous adressez au plus grand nombre, à tous ceux qui ont envie de sortir de leur condition, de se battre, alors que moi, j’ai toujours travaillé, sur ces sujets-là, pour le public postcolonial, c’est-à-dire en pensant d’abord aux Belges qui regardent et qui ont été farcis depuis toujours d’idées de propagande concernant la colonisation, concernant les Noirs en général…
RAOUL PECK : Moi, comme je viens d’Haïti, donc d’un pays à la cinématographie inexistante, quand je fais une fiction sur Lumumba, c’est pour faire un film que des gamins de 12 ans peuvent voir sur leur propre histoire, un film que, moi, je n’ai pas pu voir. Ensuite, comme je sais qu’il n’y en aura pas des milliers, je veux faire un film qui va rester. Donc, je dois avoir une approche plus universelle que simplement relater un événement, un personnage.
Il faut que je lui donne cette dimension. Ces films sur Lumumba (la fiction, mais aussi le documentaire), ils ne vieillissent pas, finalement, parce que je raconte une vraie histoire. Mes documentaires sont différents parce que je ne les date pas. Je les formule de telle manière que vingt ans, quarante ans plus tard, ils gardent cette force. L’Odyssée – sans vouloir me comparer ! –, ça crée la même émotion, quel que soit le siècle où on la lit. C’est à cela qu’il faut arriver, même dans un documentaire.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Autant le documentaire m’a bouleversé, autant je suis resté perplexe devant la fiction[17.Lumumba, long métrage de fiction sorti en 2000.] Pourquoi avez-vous voulu traiter à nouveau du même sujet, la mort de Lumumba, alors que vous l’aviez fait si magistralement dans le documentaire ?
RAOUL PECK : D’abord, ce n’est pas le même public. Et puis, je veux faire un film que je peux aller voir dans un vrai cinéma, avec d’autres gens, et qui parle de moi, sans que j’aie à décoder l’histoire des autres. C’est un point politique, aussi. Le premier film est passé à la télévision, il ne passe pas dans les salles. Ce n’est pas le même cadre, pas la même force. Lumumba, la fiction, circule encore partout, alors qu’on ne retrouve plus le documentaire. Les professeurs d’histoire, les instituteurs s’en servent, sur plusieurs continents. Il y a des thèses de doctorat à son sujet. Ce film a ouvert Lumumba à l’Amérique. Non seulement il sort en salles et a un succès commercial aux États-Unis, mais encore c’est le premier film étranger acheté et diffusé par HBO[18.Home Box Office, chaîne à péage et de VOD américaine qui produit et diffuse des œuvres cinématographiques.].
Le DVD est un succès commercial également. J’ai vu des jeunes Noirs américains pleurer après le film et venir me dire : « Je ne savais pas qu’il y avait en Afrique des Noirs politiques et qui s’étaient engagés. Ce n’est pas cette image que j’avais de l’Afrique. » Il ne faut pas sous-estimer la puissance du cinéma.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Si vous êtes passé du documentaire à la fiction, n’est-ce pas parce que la fiction donne plus de liberté par rapport à la vérité historique ?
RAOUL PECK : Non, la fiction est précise. Tous mes films partent de la réalité. Je n’ai jamais fait un film de fiction pour « inventer ». Dans Le jeune Karl Marx[19.Sorti en septembre 2017.] (lire notre autre entretien avec Raoul Peck à propos de ce film), tout est vérifié ; je pars des correspondances de Marx. Dans Lumumba, la première scène, où deux Belges découpent un corps en morceaux, je ne l’ai pas inventée[20.Dans L’Assassinat de Lumumba (Karthala, 2000), Ludo De Witte rapporte des éléments tendant à établir que le corps de Lumumba a été dépecé avant d’être dissout dans l’acide.]. Dans la scène de l’exécution, les uniformes sont identifiés. Vous pouvez regarder cette scène et savoir qui était là, comment ils étaient habillés, quelles voitures ils avaient… Pour moi, et là d’où je viens, c’est une reconstitution importante, parce qu’on ne la trouve nulle part ailleurs.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Je vais vous donner deux exemples de libertés qu’à mon avis, vous avez prises avec la vérité historique. Le premier, c’est le rôle surdimensionné que vous attribuez à Mobutu.
Évidemment, il est devenu ce qu’il est devenu par après, et on comprend bien la force dramaturgique que porte le personnage, mais c’est un arrangement avec l’histoire… D’autre part, Lumumba nous apparaît tout d’un coup, dans sa majesté, comme s’il n’y avait pas eu toute la construction de ce leader politique charismatique.
RAOUL PECK : J’en parle ! Je raconte qu’il vendait de la bière. Je montre qu’il fait de la prison[21.En 1956, Lumumba a été condamné à un an de prison à Stanleyville (Kisangani) pour avoir détourné des fonds
du service des chèques postaux où il travaillait. Pour lui, ce n’était que justice, car il n’était pas payé.]. Je montre qu’il sort d’un examen « d’évolué »[22.Lumumba reçoit en 1954 la carte d’immatriculé, preuve qu’il fait partie des « évolués », selon les critères de la puissance coloniale.]. Je ne fais pas un film de fiction pour être plus libre, je fais un film de fiction pour amener de la vérité en un lieu où il y en a très peu, en un lieu où cette histoire-là n’existe pas. Ma manière de travailler, c’est toujours de partir du réel et de voir comment je peux l’intégrer dans la fiction. Ce n’est pas le contraire.
Si je peux décrire Lumumba tel que je l’ai décrit, c’est parce que j’ai compris qui était Lumumba, comment il était et quels étaient les rapports entre les politiques congolais.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Au départ du film, Lumumba est en train de jouer une partie décisive face aux autres leaders. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est qu’il est d’une certaine manière, le dernier des indépendantistes et le premier des nationalistes[23.En 1956, Lumumba est membre du parti libéral belge et partisan, non de l’indépendance, mais d’un accord de coopération avec la Belgique. Il évolue ensuite vers des positions de plus en plus nationalistes et participe en 1958 à la création du Mouvement national congolais (MNC).].
RAOUL PECK : Je montre à quel point c’est compliqué. Il y a cette scène de discussion entre Lumumba, Munongo[24.Godefroid Munongo (1925-1992), figure du combat pour l’indépendance, cofondateur de la Conakat (le parti sécessionniste katangais), sera un des leaders de la sécession katangaise, impliqué dans l’assassinat de Lumumba.] et Kasa-Vubu[25.Joseph Kasa-Vubu (1917-1969), leader de l’Abako (Association des Bakongo), le premier parti politique à demander l’indépendance immédiate du Congo. Président de la république en juin 1960, il démet Lumumba de ses fonctions en septembre et est renversé par le coup d’État de Mobutu en novembre 1965.], dans cette cour, où il y a une vraie joute politique : ils ne sont pas tous du même avis et cela décrit les positions des uns et des autres. Mais en même temps, un film n’est pas une thèse de doctorat.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : À ce moment, Munongo est un personnage secondaire. Les premiers nationalistes, c’est Malula[26.Joseph-Albert Malula (1917-1989), prêtre, fondateur en 1951 du groupe Conscience africaine avec Joseph Ileo et Joseph Lobeya, deviendra archevêque de Kinshasa en 1964 et s’opposera au pouvoir de Mobutu.], Ileo[27.Joseph Ileo (1921-1994), co-fondateur de Conscience africaine, puis, plus tard, du MNC, sera président du Sénat en juin 1960. Il succédera à Lumumba comme Premier ministre en septembre 1960, mais démissionnera en 1961. Il n’occupera plus par la suite que des fonctions honorifiques.], Ngalula[28.Joseph Ngalula, (1929-2001), vice-président de la Ligue des employés chrétiens, rejoint Conscience africaine en 1951 et est plus tard Premier ministre de l’État autonome du Sud-Kasaï, puis un député du régime Mobutu, avant de créer l’UDPS et de rédiger la Lettre ouverte au citoyen président fondateur.], les gens qui ont publié le Manifeste de Conscience africaine[29.Manifeste de juillet 1956 demandant l’intégration progressive des Congolais dans la gestion de la chose publique.]…
RAOUL PECK : Oui, mais quand le pouvoir est acquis, ils ne sont plus aussi présents. Je suis obligé de faire des choix de personnages. Si je prends Malula, je ne le retrouve plus par la suite, dans l’histoire.
Comment vais-je raconter mon histoire ? Munongo, c’est important parce que je vais le retrouver au moment de l’assassinat. Faire de la fiction, ce n’est pas simplement faire un bout à bout historique, il faut construire une histoire. Sans tricher.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : N’aurait-il pas été fantastique, pour la construction du personnage de Lumumba lui-même – au fond, une espèce de saint –, de parler de ce qui caractérise souvent une vie de saint, c’est-à-dire la conversion ? La transformation, le retournement ? Jusqu’en 1956 il a été un thuriféraire de la Belgique, il a théorisé la collaboration avec le pouvoir colonial, avant de tenir le langage le plus nationaliste de tous les leaders congolais à partir de 1958, et de les doubler tous sur la route de l’indépendance.
RAOUL PECK : Je montre un Lumumba proche de la réalité, dans la mesure où il est plein de défauts. Mais il est le premier à ouvrir des portes. Il fait des erreurs, mais en face de lui il y a toutes les puissances du monde occidental. J’ai construit le personnage de Lumumba par rapport à son vécu politique à l’époque, par rapport à ses connaissances et à partir de ce que m’en ont dit tous ses amis, comme Jean Van Lierde[30.Jean Van Lierde (1926-2006), militant pacifiste, anti-impérialiste, libertaire et chrétien, fonde en 1948 l’association Les Amis de Présence africaine, favorable à une conquête pacifique de l’indépendance, et s’oppose à l’envoi de troupes belges au Congo. Il sera l’ami et le conseiller de Lumumba.]. J’ai fait mon enquête, j’ai parlé avec la famille, avec tous ceux qui l’ont croisé, j’ai même parlé avec le chef des services secrets belges. Tous m’ont donné « leur » Lumumba. Mon travail, c’est de distinguer le vrai du faux. Le film est très précis, y compris sur les faiblesses de Lumumba, sur son côté parfois intempestif. Mais il faut se mettre à sa place. Serge Michel[31.Un des conseillers belges de Lumumba.] m’a raconté que l’un des secrétaires français fouillait dans les sacs de courrier pour savoir ce que Lumumba recevait. À certains moments, Lumumba prenait lui-même un sac de courrier parce qu’il n’y avait plus de secrétaire… C’est l’histoire d’un type qui a été Premier ministre pendant trois mois seulement ! Il n’a pas d’infrastructure, il n’a pas de cabinet. Il n’a pas de parti politique digne de ce nom, parce que construire un vrai parti politique, ça prend entre dix et vingt ans… Il faut former des cadres : il ne les a pas. Il y a quelques têtes, qui sont parfois des célébrités régionales ou des militants de la première heure. Ils ont gagné les élections, mais ils n’ont pas encore une vraie structure de parti.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Le film ne raconte pas vraiment cela.
RAOUL PECK : Si vous me donnez six heures pour raconter la vie de Lumumba, je vais vous raconter tout ça. J’ai fait ce film à un moment où le monde du cinéma n’était pas prêt à accueillir un film sur Lumumba. Je pars aussi d’une réalité politique. Je suis arrivé à financer ce film parce que j’étais à un moment où on ne pouvait pas me le refuser et que j’arrivais avec un scénario solide.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Il y a quand même cette phase essentielle de la conversion. C’est quand Lumumba est mis en prison à Stanleyville que, selon moi, tout bascule. Auparavant, il croit qu’il peut être associé au pouvoir colonial. Il est dépassé par beaucoup de nationalistes qui, bien avant lui, ont revendiqué l’indépendance : il y a ceux qui disent « un jour, bientôt », et Kasa-Vubu qui veut l’indépendance immédiate. Quand il sort de prison, là, il en veut à mort aux Belges. Il a compris, comme je l’ai écrit dans mon monologue, que les Belges, c’est fini. Il « dit » alors : « J’étais plutôt fier d’être un évolué. Mais tout d’un coup j’ai compris que
je ne serais jamais que cela : un évolué. Un évolué pour la vie, un indigène, un super-indigène peut-être, mais pour toujours. J’ai compris que l’histoire allait plus vite que nous, et que pour devenir congolais le Congo devait cesser d’être belge. » Il s’empare résolument du MNC (qui vient de se créer, en 1958) et il décide de faire sien le slogan de Kasa Vubu, « l’indépendance immédiate ». C’est là qu’il double tout le monde. C’est absolument fulgurant comme ascension, puisque, je le répète, dernier des indépendantistes, il devient le premier des nationalistes.
RAOUL PECK : Lumumba a toujours dit que, pour lui, le début de son parcours, c’est quand il a commencé à comprendre qu’il y avait des contradictions entre ce qu’il lisait et ce que les Belges faisaient. Comment savoir à quel moment exact a-t-il basculé ? Le temps est quand même très court, toute l’histoire dure quelques années à peine. Et tous ont dû s’adapter, presque au quotidien, aux nouvelles donnes qui se présentaient devant eux.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : Il y avait une confusion entre le fait d’obtenir le pouvoir, c’est-à-dire de devenir Premier ministre dans un État indépendant, et le fait d’avoir les instruments de ce pouvoir. Les indépendantistes avaient obtenu l’indépendance, comme ils le voulaient, le plus vite possible, mais donc dans les moins bonnes conditions possible. Les instruments principaux, ils ne les avaient pas.
RAOUL PECK : Parce que personne n’avait plus confiance en la Belgique. Ils [NDLR : les leaders congolais] se rendaient compte qu’on les tournait en bourriques. Je montre, justement, cette scène dans l’hôtel à Bruxelles. Ils négocient non seulement avec les Belges, mais aussi entre eux, parce qu’ils ne sont pas tous du même avis. Il faut qu’ils commencent à se faire des concessions les uns aux autres. Et ils y réussissent, d’une certaine façon, même si certains ont en tête que, plus tard, on pourra toujours se rattraper. Mais ils montent quand même un « front commun », comme ils l’appellent, face aux Belges.
C’est arriver à faire preuve à toute vitesse de beaucoup d’expérience politique, qu’ils n’ont pas. Ils ont en face d’eux tout un monde, avec ses conseillers, qui a une longue expérience diplomatique, qui a toutes les clés, financières, militaires. Eux, ce sont juste des politiques qui représentent des partis. Ils n’ont aucune clé du pouvoir entre les mains et ils doivent négocier tout. Pour Lumumba, je ne crois pas qu’il y a eu, comme vous le suggérez, une conversion qui se serait faite d’un coup. Chaque jour, il apprenait, dans une situation nouvelle. Il est vrai qu’il y a un moment où il se rend compte qu’il ne peut plus rien sauver. Cette attitude, je l’ai vue même chez Che Guevara. Ces hommes se rendent compte que leur mort va être plus importante que tout le reste. Et là, ils y vont. Mais ça, c’est très tard. D’abord, Lumumba se laisse aller à croire qu’il va pouvoir revenir, à la manière napoléonienne[32.Mis en résidence surveillée après sa destitution, Lumumba s’échappe le 27 novembre 1960 et tente de rejoindre Stanleyville, où ses partisans ont créé un gouvernement provisoire. Mais il est arrêté trois jours plus tard et transféré au camp militaire de Thysville avant d’être expédié au Katanga, où il mourra.]. Et ensuite, il y a presque un suicide pour la grande Histoire.
JEAN-FRANÇOIS BASTIN : N’y a-t-il pas là une histoire qui va se reproduire dans un grand nombre de pays décolonisés ? Les nouveaux dirigeants ont eu sous les yeux, pendant la colonisation, un modèle d’État qui était tout sauf démocratique, et on leur dit : « Maintenant, vous êtes indépendants. Regardez la belle Constitution que vous avez : c’est la Constitution d’un État démocratique. »
Il leur est très difficile de comprendre qu’ils deviennent les maîtres d’un État qui, en principe, n’est pas du tout celui qu’ils ont vu à l’œuvre pendant des dizaines d’années et qui les a, forcément, impressionnés puisqu’il semblait tout puissant. Un État nouveau dont la Constitution, en plus, prévoit la possibilité de les écarter du pouvoir en cas d’échec électoral…
RAOUL PECK : Ces « nouveaux politiciens » congolais, ils doivent tout apprendre en l’espace de deux ou trois ans : comment gagner les élections, comment organiser un parti, comment trouver de l’argent…
Ils y arrivent, puisque les élections ont lieu. Ensuite, comment créer un nouvel État ? On leur met des bâtons dans toutes les roues qui existent. Je crois qu’ils auraient trouvé une forme, pour s’organiser, car ils ont montré qu’ils pouvaient apprendre vite, sans avoir les atouts qu’ont eus d’autres. Mais qu’est-ce qui arrive ? On les assassine ! Ce sont des pays qui partent de rien et qui ont toute la puissance occidentale contre eux. En plus, en arrière-fond, il y a la Guerre froide. On a mis une casquette communiste à Lumumba. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Quand il demande de l’aide, il demande d’abord aux Américains et à l’ONU, contre Tshombe[33.Moïse Tshombe (1919-1969), fondateur du
parti sécessionniste katangais Conakat. Il proclame
l’indépendance de la province le 11 juillet 1960 et devient
président du Katanga.] Il leur dit : « Ce type est en train de faire une sécession, il faut que vous interveniez, vous êtes là pour ça. » On lui répond : « Non, on est là pour préserver la paix. » Et une fois Lumumba mort, l’ONU, qui ne voulait pas intervenir, brusquement, intervient. C’est alors qu’on va voir les premiers mercenaires, un système qu’on utilisera partout en Afrique par après. Mais c’est une autre histoire…