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« Faire perdre Erdoğan ». Les voix kurdes aux élections présidentielles de Turquie
12.05.2023
Les sondages actuels et les débats publics montrent clairement que le soutien kurde est indispensable pour remporter l’élection du 14 mai contre Erdoğan. S’il perd, cela sera en grande partie dû à la position de l’Alliance du travail et de la liberté, dirigée par le Parti démocratique des peuples (HDP), qui représente la majorité de la population kurde en Turquie et se compose de partis progressistes, de gauche et verts.
Pour s’opposer à Erdoğan, l’alliance a choisi de soutenir Kemal Kılıçdaroğlu, le président du CHP (Parti républicain du peuple). Cependant, même en mettant de côté la responsabilité historique du CHP dans l’émergence et la transformation de la question kurde, on peut interroger le choix de Kılıçdaroğlu. En effet, celui-ci a soutenu des décisions politiques qui ont eu des conséquences néfastes dans le passé. Il a notamment appuyé la levée de l’immunité parlementaire des représentants élus kurdes, ayant entraîné leur emprisonnement, et l’invasion turque du Rojava (Kurdistan occidental) en Syrie, qui a provoqué un nettoyage ethnique dans les régions historiquement kurdes telles qu’Afrin.
Pourquoi l’alliance dirigée par le HDP a-t-elle donc décidé de soutenir Kılıçdaroğlu, alors que sa position sur les questions cruciales concernant les Kurdes n’est pas très différente de celle du gouvernement ? La réponse courte est qu’il s’agit de rétablir les fondements mêmes de la lutte politique, le « point de départ zéro ». Il convient de rétablir une situation où la transformation politique est tout simplement possible, réalisable, sans risque de répression, à travers la participation démocratique et les mobilisations sociales.
Dans le cadre de l’élection présidentielle en cours, quatre candidats se présentent et l’un d’entre eux devra obtenir plus de 50% des voix dès le premier tour pour devenir directement président. Si cela ne se produit pas, les deux candidats en tête se disputeront le second tour de l’élection.
L’AKP en difficulté
Ces derniers temps, Erdoğan et son parti, l’AKP, allié avec l’ultranationaliste MHP (Parti de mouvement nationaliste), ont subi une forte baisse de popularité. En effet, la corruption, l’effondrement de l’économie, le fossé historique sans précédent entre les plus riches et les classes inférieures, et la mauvaise gestion de la crise sanitaire ont fortement nui à leur image. De plus, l’incapacité à répondre aux besoins des victimes de tremblements de terre et d’inondations, ainsi que l’obstruction aux efforts de secours des organisations civiles ont également nui à leur crédibilité. Bien que les sondages indiquent qu’Erdoğan conserve encore environ 40% des voix populaires, en grande partie par sa capacité à maintenir la polarisation de la société, la majorité de la population, même chez les partisans du parti dans diverses communautés, a perdu confiance en l’AKP et sa capacité à diriger le pays.
Une union nécessaire
La victoire électorale seule du candidat de l’opposition principale, Kemal Kılıçdaroğlu, ne semble pas envisageable non plus. En effet, les chances de l’opposition de remporter les prochaines élections présidentielles sont limitées en raison de divisions internes qui traversent les lignes politiques, ethniques, religieuses.
L’alliance de l’opposition, composée principalement du CHP, qui se revendique comme social-démocrate, et du parti de droite İyi Parti (Le Bon parti), un groupe dissident de l’ultranationaliste MHP, ainsi que d’autres partis mineurs, dont le parti conservateur de droite de l’ancien Premier ministre, Davutoğlu, rassemble des intérêts politiques contradictoires, risquant de prendre le dessus sur l’objectif commun des élections.
Les lignes de division au sein de l’opposition sont nombreuses. Elles concernent des problèmes politiques fondamentaux, tels que la question kurde et la laïcité, des points de friction qu’Erdoğan exploite consciemment, de manière pragmatique, pour accentuer les divisions au sein de l’opposition. En outre, les deux autres candidats à la présidentielle, notamment Muharrem İnce, renforcent Erdoğan en utilisant les mêmes arguments contre Kılıçdaroğlu. Toutefois, le sentiment anti-Erdoğan dans la société exerce une pression énorme sur l’opposition pour qu’elle s’unisse et présente une alternative viable. Dans ce cadre, le soutien kurde est crucial, puisque, sans celui‑ci, le candidat de l’opposition Kemal Kılıçdaroğlu ne dépasserait même pas les 40%.
L’Alliance du travail et de la liberté au milieu du gué
Au sein du paysage politique complexe de la Turquie, l’Alliance du travail et de la liberté, dirigée par le mouvement politique kurde et qui représente 10 à 15% des voix dans les sondages, fut confrontée à un choix difficile. D’un côté, elle pouvait présenter son propre candidat à la présidentielle et risquer une victoire d’Erdoğan dès le premier tour contre Kılıçdaroğlu. De l’autre, elle pouvait prêter son soutien à ce dernier candidat, lui permettant de remporter les élections au deuxième tour, voire au premier. Finalement, l’alliance a pris la décision stratégique de ne pas présenter de candidat et de soutenir Kılıçdaroğlu.
Cette stratégie, connue sous la formule « faire perdre Erdoğan », est similaire à celle employée lors des élections municipales de 2019, qui ont vu la victoire du CHP dans les principales municipalités métropolitaines telles qu’Istanbul, Ankara et Adana. Cette décision est une réaction au bilan du gouvernement Erdoğan au cours des huit dernières années, qui a montré qu’aucun changement concernant les problèmes fondamentaux de la Turquie, y compris la question kurde, n’était probable si Erdoğan restait au pouvoir.
Le bilan d’Erdoğan en matière de fraudes électorales et les préoccupations quant à l’équité des résultats électoraux sont également déterminants pour tenir une telle position. Le contrôle généralisé et la pression extrême qu’Erdoğan exerce sur la Haute commission électorale, la police, l’armée, la justice et d’autres institutions de l’État, ainsi que la peur qu’il a instillée chez les citoyens ordinaires, rendent imaginable une victoire électorale par des moyens frauduleux. Par conséquent, la meilleure chance de l’opposition de stopper une telle éventualité est de surpasser Erdoğan par une marge significative et indiscutable. Dans ce contexte, l’alliance composée du mouvement kurde, de la gauche et des verts a opté pour le soutien de Kılıçdaroğlu, reconnaissant les conséquences désastreuses d’un autre mandat sous l’alliance ultranationaliste d’Erdoğan.
Les Kurdes et « le parti d’Atatürk »
Néanmoins, se pose la question de savoir si le CHP, connu aussi comme « le parti d’Atatürk », peut offrir une alternative crédible au gouvernement d’Erdoğan. Bien que se présentant comme un parti social-démocrate, le CHP a une longue histoire de nationalisme qui a conduit à la marginalisation des Kurdes. En effet, le parti a été l’épicentre du kémalisme, une idéologie qui a façonné toutes les décisions politiques jusqu’à un passé récent et qui a historiquement justifié l’exclusion des Kurdes. L’alliance du CHP avec le İyi Parti, qui représente une génération plus jeune d’ultranationalistes laïques et modernes, par opposition au nationalisme plus traditionnel du MHP, rend la situation encore plus complexe pour l’alliance dirigée par les Kurdes.
En outre, ces élections revêtent une signification particulière pour la Turquie, car elles coïncident avec le centenaire de la fondation de la République. Cette commémoration historique ajoute une couche de complexité pour les Kurdes, qui se retrouvent en position de soutenir « le parti d’Atatürk », tout comme ils l’ont fait, il y a un siècle, pour le fondateur de la République. Malgré le fait que le contexte politique actuel est très différent, soutenir le parti qui représente le paradigme fondateur de la République est symboliquement un rappel des souffrances endurées par les Kurdes au cours du siècle dernier.
Le soutien kurde pour un changement démocratique
Face à ces défis, le soutien de l’alliance dirigée par les Kurdes à la candidature de Kılıçdaroğlu se voit motivé par une multitude de facteurs. De manière générale, ces élections représentent une opportunité de réaliser un changement démocratique en Turquie, notamment en ce qui concerne la question kurde. En outre, l’élection de Kılıçdaroğlu pourrait créer un espace de résistance et de mobilisation dans les rues, ce qui fut sévèrement limité, voire complètement interdit, sous le régime d’Erdoğan. Ainsi, les représentants élus du HDP sont jusqu’à présent empêchés de parler dans les rues, encerclés par des centaines de policiers et isolés des gens par des boucliers antiémeutes. Les forces de l’ordre sont utilisées par Erdoğan comme une sorte d’armée privée de son parti, intervenant systématiquement pour empêcher toute forme de protestation. L’élection de Kılıçdaroğlu pourrait ainsi offrir une occasion aux forces prodémocratie de prendre les rues, d’exercer une pression sociale par le bas et de pousser pour une Turquie plus démocratique. Il ne s’agit donc pas uniquement de vaincre Erdoğan, mais aussi de créer des opportunités pour un changement significatif.
Il est indispensable de souligner l’enjeu de la politique parlementaire en Turquie. L’Alliance de la nation, dirigée par Kılıçdaroğlu, a explicité son intention de réintroduire un système parlementaire renforcé et de mettre fin à la nomination de fonctionnaires gouvernementaux dans la région kurde, renforçant ainsi la démocratie représentative. Sous le régime d’Erdoğan, le Parlement a en effet été rendu inefficace, toutes les décisions étant prises par un petit groupe d’individus qui défendent un nationalisme turc discursif et l’islamisme, tout en bénéficiant simultanément de gains économiques, notamment dans le secteur de la construction. Dans la région kurde, Erdoğan a remplacé les co-maires élus par des fonctionnaires gouvernementaux, en arrêtant les co-maires pour des infractions présumées en vertu de la loi antiterroriste, ce qui a rendu les élections sans importance, sapant ainsi les fondements mêmes de la démocratie représentative.
Mais se pose ici une question cruciale : la principale alliance d’opposition acceptera‑t‑elle de manière volontaire les changements induits par une victoire électorale ? Les faits passés et la convergence avec Erdoğan sur les questions de politique étrangère et la question kurde à l’échelle régionale suggèrent le contraire. Cependant, la situation actuelle représente un moment historique de changement, avec une scission nette entre deux alliances, plus ou moins nationalistes, l’une dotée de tendances plus traditionnelles, l’autre de tendances plus laïques. Face à cette dispute pour le contrôle hégémonique du pays, se présente une opportunité pour les forces sociales non hégémoniques, ainsi que pour les groupes d’opposition de gauche, féministes et écologistes, de mettre en avant leur programme et de le faire davantage accepter.
Un enjeu en Belgique également
Les électeurs originaires de Turquie ont également exercé leur droit de vote dans bien des pays étrangers, notamment en Belgique. Les résidents belges se sont rendus dans trois centres de vote, à Bruxelles, Anvers et Hasselt, du 29 avril au 7 mai. Les résultats des élections présidentielles de 2018 ont montré que la majorité des électeurs en Belgique étaient pro-Erdoğan, qui avait remporté 74,9% des voix, tandis que le candidat kurde de gauche, Selahattin Demirtas, n’avait obtenu que 6,6% des votes. Malgré cela, nous avons pu observer que la communauté kurde en Belgique a manifesté une forte mobilisation en Belgique pour les élections de 2023. Ils se sont engagés pour leur parti, mais aussi en faveur de Kılıçdaroğlu. En plus des facteurs généraux mentionnés, l’élection de Kılıçdaroğlu pourrait potentiellement résoudre certains problèmes politiques immédiats qui concernent les Kurdes en Belgique et, en général, à l’étranger. Cela inclut, entre autres, la réouverture des portes de la Turquie pour certains exilés politiques, la réduction de la pression politique sur leurs familles et leurs amis, ainsi que la facilitation de la procédure de visa Schengen, qui constitue un grand obstacle pour les visites de leurs familles et amis.
Vers un nouveau « point zéro »
Les élections présidentielles à venir en Turquie représentent une occasion exceptionnelle de créer un point de départ, ou un « point zéro », pour la lutte en faveur des droits fondamentaux. En effet, elles peuvent permettre à l’opposition de réintégrer la politique parlementaire formelle et d’offrir un espace pour les mouvements sociaux et les mobilisations populaires, qui peuvent exercer une pression à partir de la base pour un changement profond et durable, allant au-delà de la simple représentation parlementaire. De quoi faire rêver de nombreux opposants, de Bruxelles jusqu’à Ankara et Diyarbakir.