Politique
Et voici l’entreprise sans patron…
21.03.2023
Le paradoxe n’est qu’apparent. La multiplication de petites supérettes de quartier est née d’une concentration aiguë des capitaux, côté grande distribution. D’où ces vrais faux indépendants contrôlés à distance. D’où aussi une gestion flexible des unités de profits.
Cet article a paru dans le n°57 de Politique (décembre 2008). Nous le republions dans le contexte du mouvement social en cours chez Delhaize, après que la direction a annoncé le 7 mars son intention de mettre sous franchise ses 128 magasins intégrés.
La grande distribution de masse prend aujourd’hui de multiples visages qui brouillent la frontière classique petit/grand commerce. Depuis trente ans, la multiplication d’espaces commerciaux de petite taille est devenue une nouvelle norme de distribution qui renouvelle à la fois la hiérarchie classique patron/employé et la hiérarchie petit/grand commerce. La figure du patron a été remplacée par celles du cadre manager et du franchisé, dont le pouvoir marchand est limité bien que dans une position d’autorité face à la main-d’œuvre employée. Ces petites surfaces de vente, que nous qualifions de boutiques de masse, pour insister sur leur dimension uniformisante, sont la déclinaison de puissants réseaux de distribution, à la fois des enseignes nationales et internationales. Dès lors, la frontière symbolique entre grand et petit commerce tend à s’estomper et nous avons plutôt affaire à un contrôle social du commerce de proximité par des groupes mondiaux. Depuis les années 1990, l’une des spécificités majeures de ce modèle de distribution a ainsi été la baisse constante des effectifs par boutique, en cela augmenter la rentabilité avec toujours moins de personnel. Développons les principaux mécanismes de ces boutiques de masse et la précarisation des employé-e-s de commerce que ce mouvement induit.
Boutiques paravent
Tout au long de l’histoire du commerce, la petite boutique urbaine a connu un destin étonnant. Vouée à la disparition dès la création des « grands magasins » au XIXe siècle, qualifiée à l’époque de « vampires du commerce » par l’organisation naissante d’un petit patronat commerçant, elle a réussi à perdurer en dépit de multiples « révolutions » commerciales, jusqu’à devenir aujourd’hui méconnaissable. Le mythe de la disparition inéluctable du «petit commerce» serait né de ces premières tensions portées par un modèle capitaliste de distribution associant une concentration croissante de moyens humains, financiers, et techniques. Le succursalisme a été l’une des premières formes de rationalisation du commerce avec les grands magasins. Qu’en est il aujourd’hui ? Un fait marquant est d’entendre dire que le petit commerce disparaît bien que les boutiques soient partout, dans les centres-villes, les galeries marchandes… Or a t-on affaire au même petit commerce indépendant qu’à l’époque ? Certainement pas, l’artisanat ayant diminué, et avec lui le modèle de l’atelier, de même la figure du boutiquier a complètement été remise en cause avec le succursalisme et les réseaux d’enseignes.
Ainsi, le modèle du travail indépendant (propriété d’un fonds de commerce et produit unique toute une vie) disparaît-il devant la rationalisation croissante que connaît le monde actuel de la « boutique de masse ». En effet, il faut mettre l’accent sur les principes évolutifs de la division du travail impulsés à chaque réorganisation du secteur (grands magasins/succursalisme/libre service/grande distribution/boutiques de masse…), entraînant de nouveaux procédés de valorisation du « capital marchandise ».
Le mythe de la disparition du petit commerce serait devenu réalité lorsque la boutique a commencé à se transformer en une « véritable entreprise capitaliste » – dont la finalité est la valorisation marchande du travail : vendre le plus avec le moins d’effectif employé possible et en un minimum de temps – et ce sous le contrôle du modèle de la grande distribution. Nous avons assisté en fait à une évolution particulière des activités marchandes : loin de faire disparaître le principe d’un commerce urbain, la grande distribution a réinvesti l’espace de la boutique lorsqu’elle s’est rendue compte de l’importance de la proximité urbaine et de l’intérêt d’écouler des marchandises dans des formes réduites de magasins employant peu de personnel, cela sous des formes variées : supérettes, boutiques de chaînes ou franchisés…
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De nombreux petits commerçants ont dû accepter, contraints, l’intégration économique (franchise…) et devenir petit entrepreneur, faire ainsi de leur boutique une entreprise mais avec de nombreux échecs liés à la spécificité de leur indépendance professionnelle, et tout en concédant une grande partie de leur autonomie aux chaînes de distribution. Le phénomène de « boutiques de masse » symbolise surtout l’internationalisation des structures de production et de distribution – des chaînes nationales et des firmes multinationales – depuis les années 1970-1980. Le capitalisme mondialisé a su diversifier les espaces de distribution des marchandises, notamment dans le prêt-à-porter. Ce mouvement s’opère par de nouvelles frontières de l’entreprise et des statuts d’emploi de plus en plus intégrés à une gestion flexible des unités de profit et de la main-d’œuvre. Il faut d’abord voir que les multiples boutiques de mode (H&M, GAP, Zara, Etam…) que l’on trouve dans les grandes artères commerciales, les pôles commerciaux et en centre-ville, ne sont pas des PME (petites et moyennes entreprises) mais des succursales contrôlées par une chaîne de distribution. Avec l’extension des réseaux, la taille des boutiques a augmenté et l’effectif varie de deux à trois jusqu’à plus de 20 employé-e-s par boutique. Dans ce contexte, les grandes enseignes mondialisées ont imposé leur domination marchande dans le contrôle du «petit commerce de proximité», contribuant à augmenter leur maillage territorial : des rues transformées en galerie marchande.
Ainsi, à la concentration bien avancée du secteur par le poids des supermarchés (années 1960), a fait place une décentralisation des formats de distribution plus localisés à l’échelle de la boutique (1980-1990). Nous remarquons alors le dédouble ment complexe d’un grand commerce standardisé, faisant office d’usine de main-d’œuvre, en un « petit commerce de masse » à main-d’œuvre limitée, et ce, à côté et en substitution du commerce indépendant traditionnel (épiceries, boutiques artisanales, commerces divers…).
Dès lors, la boutique change de fonction sociale, la figure patronale également ; nous observons de plus en plus un encadrement de proximité, dit manager, contrôlé par un salariat d’exécution mis en situation de précarité. Actuellement, le réseau d’enseigne se structure suivant deux modalités. D’une part, la possession de magasins en propre (succursales) dont la gestion opérationnelle est assurée par un cadre salarié. D’autre part, des points de vente juridiquement indépendants rattachés à l’enseigne par un contrat de franchise ou d’affiliation. Dans ce second cas, le réseau transfère la gestion et le contrôle de la main-d’œuvre à un faux indépendant qui dépendra des directives du fonctionne ment commercial de l’enseigne (informations tarifaires, produits, livraisons…).
Le franchisé, vrai-faux patron
Face à une relative consolidation du statut et des conditions d’emploi dans la grande distribution (concentration salariale, conventions collectives existantes) depuis les années 1970, les chaînes ont restructuré le secteur pour conquérir de nouvelles parts de marché au niveau micro local (favorisées par les lois sur la limitation des implantations commerciales : taille…). Elles ont surtout développé, via un intermédiaire (franchisé, gérant non salarié, cadre…), des petits commerces où les syndicats ont des difficultés à assurer une présence régulière du fait d’une absence de législation et de différentes formes de répressions patronales.
Le développement de la franchise s’inscrit dans ce mouvement d’expansion et de consolidation de la distribution de masse. Il s’agit d’un système de commercialisation de produits, de services ou de technologies basé sur une relation étroite et continue entre des entreprises juridiquement et financièrement indépendantes, le franchiseur et ses franchisés, système dans lequel le franchiseur accorde à ses franchisés le droit et impose l’obligation d’exploiter une entreprise, en conformité avec le concept de sa surface de vente. Ces magasins franchisés demeurent étroitement contrôlés par des chaînes commerciales et se rapprochent plus de la subordination salariale.
Ni vraiment indépendant, ni sous statut salarié, les ex-salariés ou anciens commerçants qui décident d’ouvrir une boutique en adhérant à un réseau de franchise sont placés dans une situation intermédiaire de dépendance à un réseau, source de contraintes multiples. Plus largement, le développement des commerces franchisés s’inscrit dans une généralisation des formes de subordination économique sous l’égide des réseaux commerciaux. Il faut ainsi ne pas s’arrêter à l’apparence traditionnelle de petits commerces (PME) mais tenir compte de leur place dans la reconfiguration gestionnaire de la chaîne de valeur ; les grands réseaux de distribution n’ont alors plus besoin d’embaucher mais juste de reporter la gestion de l’emploi salarié par le biais d’un contrat avec un faux indépendant exploitant un local commercial. Nous constatons surtout que le développement de boutiques en franchise vient soutenir une modification de la gestion salariale des enseignes : en plus d’une baisse des coûts d’exploitation et une rentabilité immédiate – le franchisé versant une redevance chaque mois –, les enseignes arrivent à contourner l’embauche et à se désengager de leurs obligations sociales (cotisations, représentation collective) tout en maîtrisant à distance la phase de distribution.
Cascades d’effets sociaux
Tant en France qu’en Belgique, il est intéressant de relever que la précarisation du salariat du grand commerce a eu lieu dans un contexte d’augmentation croissante de l’activité féminine ; les femmes ont accédé à ces formes d’emploi sur un mode partiel. La grande distribution n’aurait d’ailleurs pu complètement se développer sans la disponibilité d’une main-d’œuvre féminine, en particulier dans les grandes villes et les périphéries urbaines. D’autre part, depuis une quinzaine d’années, les politiques publiques d’abaissement des cotisations sociales patronales, assimilées à un « coût du travail », ont eu pour effet direct la généralisation du temps partiel et d’emplois à bas salaires comme types de statut ordinaire dans le commerce. Une autre condition sociale, toute aussi structurante, s’observe sur un marché du travail marqué par la division sociale sexuelle (la surreprésentation de femmes au chômage) et le chômage massif de jeunes, plus diplômés, entrant sur le marché du travail, et contraint(e)s d’accepter la précarité des emplois proposés. Le modèle des boutiques de masse fonctionne d’ailleurs sur l’abondance de ces flux de main-d’œuvre dotée d’une faible expérience collective de travail.
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Ce fait interagit sur l’affaiblissement des capacités de mobilisation des salariés soumis à la peur de perdre leur emploi et isolés dans de petites surfaces, ce qui alimente et reproduit les conditions de précarité salaria le du secteur. La boutique de masse apparaît donc davantage comme le vecteur de nouvelles pratiques d’exploitation salariale, avec notamment la variation incessante du temps de travail selon les fluctuations de la clientèle, aboutissant par-là à la négation des règles du droit du travail.
Par ailleurs, la figure sociale du « client consommateur » est constitutive de ces rapports de travail en se présentant com me un principe marchand inévitable : se tenir à la disposition du « client roi ». Cette figure, et la domination sociale de la marchandise qu’elle revêt, est surtout utilisée pour justifier l’acceptation des conditions flexibles de statut. Depuis les années 1990, ce mouvement n’a cessé de se renforcer dans un contexte d’internationalisation et de concurrence entre réseaux d’une même filière (alimentaire, habillement, parfumerie…). La forte concentration du capital de la grande distribution spécialisée a eu pour effet une rationalisation productive c’est-à-dire la recherche de conditions de distribution et d’emploi à moindre coût. L’utilisation de l’outil informatique (échanges de données informatisées via internet) sur les stocks, les prix, les livraisons n’a fait que favoriser la rotation des marchandises, entraînant par-là une intensification des conditions de travail et une flexibilité temporelle permanente. L’essor des réseaux et des chaînes internationales est donc à l’origine de cette importante banalisation des emplois précaires, par l’augmentation et la dispersion dans plusieurs points de vente rattachés à une coordination centrale pour l’approvisionnement et la gestion (définition des prix, taux de rentabilité, effectif par boutique).
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L’ancien en habits neufs
De plus, la stratégie des chaînes a consisté à développer à la fois des magasins en franchise et des magasins contrôlés par des managers salariés, aboutissant à une nouvelle forme de gestion salariale à distance, à la fois un éloignement des centres de décision et le renforcement de la contrainte salariale par la hiérarchie directe et la visite régulière de la direction centrale. Il est ainsi important de voir que depuis trente ans, les chaînes de distribution ont généralisé ces formats de boutiques représentant de petits collectifs dispersés de travail sous le commandement d’un cadre manager faisant office de patron bien qu’il soit salarié d’une enseigne. Cette nouvelle catégorie de «faux-patrons» s’est donc constituée pour gérer des boutiques dont l’apparente autonomie masque de fortes contraintes de rentabilité, encore plus renforcées par la mise en concurrence de boutiques d’une même enseigne.
En cherchant à diminuer les coûts d’une entreprise classique (sous-effectif, salaire variable selon les résultats, CDD, intérim, recours à des stagiaires non rémunérés…) et à maximiser la rentabilité des boutiques suivant différents indicateurs – surface, nombre de salariés, rotation des marchandises, chiffre d’affaires par employé –, ces pratiques conduisent à rendre plus complexe la relation salariale d’emploi. En effet, c’est, d’une part, l’effacement de la figure patronale classique, ou du moins le déplacement de cette fonction sur un manager à la fois indépendant vis-à-vis des employés et dépendant des normes d’une direction éloignée. D’autre part, les conditions du conflit salarial changent complètement dans ce nouveau schéma manager/employé, où les directions cherchent en fait à rendre invisible leur position dominante et à affaiblir les possibilités de contestation en diluant leurs responsabilités à l’égard de la force de travail.
À la différence des employés de grands magasins dont le statut est relativement plus formalisé, en partie sous l’effet d’une qualification formelle reconnue par l’affectation à un poste de travail, ceux de petites boutiques sont fortement isolés et contraints à tout faire, dans un espace limité de travail, et confrontés à des situations fréquentes de répression. Mais le changement le plus marquant reste la systématisation d’une discipline de boutique, révélatrice d’un rapport de sujétion sociale constitutif de l’expansion rapide des boutiques de masse[1.Voir notre thèse, « Statut au travail infériorisé et conflictualité salariale. Des employé-e-s de boutiques en France et en Belgique », soutenue le 30 novembre 2007, Université Paris VIII, co-tutelle Université libre de Bruxelles.].
Le mini-supermarché sympa, c’est disposer, à deux pas de chez soi, de l’ultime forme du contrôle social capitaliste. Autant savoir…
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-SA 2.0 ; photo d’un magasin Delhaize, prise en décembre 2016 par Ethan Gruber.)