Politique
Espagne : réussite et limites d’un processus ouvert
16.12.2008
L’une des clefs de voûte du mouvement altermondialiste espagnol fut, de 2000 à 2004, sa capacité de rassembler toutes les gauches, des plus radicaux aux plus institutionnalisés. Avec comme mots-clefs : assemblée ouverte et recherche d’un consensus large.
Si l’éruption de colère dans les rues de Seattle de novembre 1999 se préparait depuis au moins cinq ans, avant que syndicalistes et écologistes ne se retrouvent côte à côte, il est indéniable que ce sont les images de cette manifestation contre l’Organisation mondiale du commerce qui en ont amené beaucoup par la suite à militer dans ce mouvement des mouvements. En Espagne, le mouvement qui a su capitaliser puis catalyser ce nouvel élan de (ré)action est le Movimiento de resistencia global (MRG), qui dès septembre 2000 emmenait plusieurs centaines de manifestants dans les rues de Prague pour protester contre le Fonds monétaire international. Il réussit à rassembler des militants de tendances d’engagements diverses qui ont fait vivre les mouvements altermondialistes pendant des années et organisé les plus importantes manifestations. Il s’est agi là du processus politique le plus grisant que l’Espagne ait connu depuis des décennies. Les militants radicaux qui étaient allés à Prague ont appris ensuite que la prochaine réunion de la Banque mondiale se tiendrait à Barcelone. Une assemblée ouverte fut convoquée pour organiser une mobilisation internationale contre cette institution financière, et d’une bonne trentaine d’organisations qui s’étaient manifestées lors de cette première rencontre, on était passé à 250 quelques semaines avant la manifestation de Barcelone. Il s’est avéré difficile de gérer pareille campagne dans la mesure où il fallait concilier les intérêts des mouvements d’occupation autonomes les plus radicaux avec ceux des principales ONG, des syndicats et des partis de centre-gauche (les jeunes socialistes faisaient partie de la Campagne contre la Banque mondiale), sans oublier les associations de quartier, les mouvements écologistes et un éventail très créatif de petits groupes militants. Grâce à ces assemblées ouvertes et à l’adoption du principe de consensus large pour la prise de décision, la campagne a pu rester radicale : réclamer l’abolition des institutions financières internationales sans condamner aucune forme de résistance. Son radicalisme n’avait d’égal que la volonté du gouvernement espagnol de juguler les protestations en faisant appel à des milliers de gendarmes anti-émeutes, en suspendant la validité du Traité de Schengen et en fermant la zone autour du lieu de la conférence. Quelques jours avant la date prévue, néanmoins, un porte-parole de la Banque mondiale a annoncé que la rencontre était annulée. Prague et la campagne contre la Banque mondiale ont donné le ton pour les années suivantes : le rôle d’égérie joué par le MRG (même s’il était très ambigu) s’est confirmé, la capacité de mobilisation citoyenne s’est incroyablement accrue et le processus politique fascinant qui parvint à intégrer sous la même dynamique les acteurs les plus divers (et même parfois en opposition les uns avec les autres) s’est poursuivi.
Union sacrée et décentralisation
Le mouvement altermondialiste espagnol réussit à inclure les acteurs les plus divergents, sinon contradictoires, sous une même bannière. Et il n’aurait sans doute jamais atteint le niveau auquel il est parvenu s’il n’avait constitué un processus ouvert qui se réinvente à chaque étape. Seul le déplacement à Prague avait été organisé par une organisation unique, le MRG. Par la suite, c’était toujours des campagnes qui formaient l’espace politique de manifestations et de contre-forums : la campagne contre la Banque mondiale dont il vient d’être question (Barcelone, 2001), la campagne contre l’OMC, la campagne contre l’Europe du Capital et la guerre, la campagne anti-guerre, la campagne contre le Forum des cultures… La logique de réseaux qui a été développée dans tant d’ouvrages était omniprésente dans les mouvements sociaux espagnols, et même si les personnes au centre des noyaux étaient généralement les mêmes, leurs affiliations étaient aussi fluides que les réseaux auxquels elles participaient. Cette fluidité a sans doute aussi représenté une des faiblesses des mouvements, et explique probablement en grande partie son incapacité à s’institutionnaliser, si l’on entend par ce terme la capacité de créer des espaces d’intervention politique et d’action permanente. Cependant, cette qualité même s’est avérée cruciale pour réaliser de larges consensus qui obligeaient tous les acteurs en présence à quitter leur territoire et à s’aventurer à découvert pour rencontrer des groupes idéologiquement différents. Il n’est pas toujours facile de réunir des squatters libertaires et des syndicats (subventionnés par l’État), mais pouvoir créer un espace de rencontre qui soit suffisamment attrayant pour amener des opposants farouches à travailler ensemble, écouter les arguments de l’autre et expliquer leurs positions, a transformé ces campagnes en véritables processus politiques et leur a donné une légitimité publique sans précédent. Un autre élément essentiel du mouvement altermondialiste espagnol fut sa nature décentralisée. Il aurait été impossible d’organiser un mouvement important comme le MRG sur une base nationale vu les réalités politiques de la Catalogne et du Pays basque. Mais la décentralisation fut une réalité à des échelons encore bien plus bas : des sections locales du MRG se sont créées un peu partout dans des quartiers urbains, en dehors de tout processus formel. Un groupe local pouvait décider de devenir une branche du MRG n’importe où, et il était reconnu. Certains n’existaient que par internet. Ce sont eux qui donnaient vie aux campagnes au niveau local, qui s’occupaient du matériel, organisaient des ateliers et conscientisaient la population ; ce sont eux aussi qui ont fait du mouvement une plateforme qui ne pouvait être ignorée. Avec le temps, une autre carte d’Espagne s’est dessinée, où cinq grandes villes se partageaient le pouvoir politique (entendu évidemment au sens de pouvoir de mobilisation) grâce à leurs quartiers actifs : Barcelone, Madrid, Oviedo, Valence et Séville. Ces villes sont devenues les noyaux du mouvement. Cette autonomie et cette décentralisation sont les clés qui permettent de comprendre ce qui s’est passé en mars 2004, pendant les 48 heures qui ont séparé les terribles attentats dans les trains madrilènes et les élections nationales. Dans cet intervalle, un soulèvement populaire a renversé le résultat escompté et chassé le Parti populaire d’Aznar. S’il est difficile d’établir exactement l’effet du mouvement altermondialiste dans ce qui s’est passé après les attentats, il est clair que les mobilisations des années précédentes ont représenté un facteur de prise de conscience et renforcé le désir de recherche de la vérité derrière les attentats, lequel a changé le cours des élections. Bien que l’impact politique du mouvement altermondialiste ne s’est pas limité à ce soulèvement de masse contre un gouvernement de droite, le temps a prouvé que l’accroissement continuel de sa légitimité aux dépens de l’institutionnalisation avait ses limites. Si de l’intérieur il était évident qu’il y avait une continuité entre les campagnes successives, elle était difficile à percevoir depuis l’extérieur et le point de ralliement que constitua le MRG n’a jamais pu être relayé par d’autres coalitions du même type. Ainsi, quand le gouvernement décida de prendre part à la guerre en Irak (alors même que les statistiques indiquaient une opposition de plus de 90% et que 10% de la population était descendu dans la rue partout dans le pays le 15 mars 2003), la confusion conduisit à la paralysie. Un an plus tard, immédiatement après les bombardements, la montée de la colère contre Aznar prouva que les gens étaient toujours là, que la résistance conservait une forte consistance mais qu’il n’y avait plus de point de relais.
Espoirs légitimes
La faiblesse du processus de Seattle en Espagne avait conduit à la désactivation de cette colère à moyen terme, précisément parce qu’il n’avait pas été capable d’assurer une pression constante sur le processus politique et ses acteurs principaux. En l’absence d’une meilleure alternative (et en particulier d’une alternative politique à la gauche du Parti socialiste), Zapatero, et sa promesse de retirer les troupes d’Irak, est devenu une nouvelle source d’espoir de changement. Certains signes aujourd’hui indiquent que la crise et le nouveau contexte politique pourraient permettre la construction d’espaces institutionnels au sein desquels les forces altermondialistes et leurs analyses trouveraient toute leur légitimité. L’expertise accumulée par des milliers de militants ces dernières années, combinée aux nouveaux outils à notre disposition (nouvelles technologies, nouveaux médias) pourrait s’avérer une ressource appréciable dans les luttes des prochains mois. Dans le cadre de la crise actuelle touchant l’économie réelle, les alternatives proposées ces dernières années sont plus pertinentes que jamais pour commencer à construire un monde dont les principes seraient basés sur la justice sociale et non l’appropriation ou l’accumulation privée. Traduit de l’anglais par Christine Pagnoulle.