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Entretien. Laurent de Briey, le philosophe derrière la victoire des engagés

Peut-être plus encore que la victoire du MR, la grande surprise des élections du 9 juin 2024 fut le succès rencontré par Les Engagés. Derrière le travail de ses militants et militantes, il y a un philosophe, homme de l’ombre, chef de cabinet, responsable du manifeste politique « pour une société régénérée », qui nous accordé un entretien exclusif. Une rencontre pour comprendre le sens de cette victoire, avant de prochains débats de fond sur les politiques mises en place par les gouvernements MR-Les Engagés, en Wallonie et Fédération Wallonie-Bruxelles.

Un philosophe en politique

POLITIQUE Bonjour Laurent de Briey, d’abord une question personnelle : vous jouez un rôle politique de premier plan auprès des Engagés, vous êtes aussi philosophe. Comment pouvons-nous vous présenter ?

LAURENT DE  BRIEY Je dirais que je suis un philosophe engagé, dans tous les sens du terme. Mais biographiquement, je suis d’abord un académique. Le titre de ma thèse était : « Du sens à l’action ». Je ne savais pas à quel point ce serait annonciateur de ma carrière professionnelle. Je pourrais dire, de façon moins positive, que je soigne une frustration par une autre.

Quand je suis dans mon rôle académique, je suis heureux d’avoir du temps pour la réflexion, mais la question du sens demeure s’il n’y a pas d’action et d’effets qui s’en suivent. Et quand je suis en politique, je vois ce que je fais, mais je regrette de ne pas avoir assez de temps pour réfléchir. On court souvent dans l’urgence, sans pouvoir s’interroger sur l’horizon qui est le nôtre. J’ai toujours voulu rapprocher les deux mondes.

POL « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il est venu le temps de le transformer ? »

LDB Plutôt que la figure de Karl Marx, que vous citez, celle qui a été déterminante pour moi c’est la pensée du philosophe Eric Weil, qui a notamment influencé Paul Ricœur. Il a développé une forme de logique de la philosophie, avec des catégories conceptuelles qui s’enchaînent les unes aux autres. Le basculement est celui de la catégorie de l’action à celle du sens. Mais comment ensuite, du sens, revenir à l’action ? C’est ce jeu entre ces deux catégories qui fut le fil conducteur de mon mémoire et l’arrière-plan de ma thèse de doctorat. Ma référence est donc plus Weil que Marx. Mais j’ai la conviction avec Marx que penser le monde ne suffit pas. Il faut une volonté de transformation. Essayer que les choses soient un peu meilleures, après notre action, qu’avant elle.

À la conquête du pouvoir

POL En parlant de transformation du monde, à quoi attribuez-vous vos excellents résultats le 9 juin dernier ?

LDB Il y a trois éléments. Tout d’abord, je crois que la personne de Maxime Prévot a séduit, notamment par le ton utilisé. Il incarne, je pense, cette « force de la nuance », qui est l’un des slogans que nous avons martelés. Il y a donc une adéquation entre l’image et le message délivré. Et même « le courage de changer », qui était notre autre slogan, était confirmé par le processus de refondation que nous avons réalisé. Ce processus a représenté une certaine prise de risque, une certaine forme de courage. La personnalité de Maxime a pu incarner ces deux slogans. Un deuxième facteur est lié aux nombreuses personnalités nouvelles qui nous ont rejoints. Elles ont crédibilisé le fait que Les Engagés étaient un nouveau mouvement. Même si nous n’étions pas déconnectés du passé, notre refondation n’était pas un simple « ravalement de façade ». Le troisième facteur est justement le fait que cette refondation n’était pas qu’un travail médiatique, communicationnel. Il y a eu un travail de fond. Quand nous demandions à une personnalité ses raisons de nous rejoindre, elle répondait souvent : « je ne serais pas venue au cdH, mais je suis là car le manifeste des Engagés m’a convaincu. »

J’ai la conviction avec Marx que penser le monde ne suffit pas. Il faut une volonté de transformation.

POL Le changement est donc important ?

LDB Le cdH, en 2019, est un parti de cadres avec des militants passifs. Les Engagés, en 2024, est un parti qui a renoué avec une forme de société civile, en tout cas à travers les nouveaux visages, et avec des adhérents motivés sur le terrain. Cela change une dynamique de campagne. Au bout de quinze ans de participation minoritaire dans des coalitions, sans jouer le jeu de la « participe-opposition », nous n’étions plus identifiés à quelque chose de clair. Le cdH, pour faire passer ses idées, pratiquait, au fond, plus le judo que le catch. Ce qui veut dire : essayer de jouer avec la force de son partenaire pour faire avancer ses projets. Cette façon de faire est efficace mais elle rend un projet beaucoup moins identifiable auprès des électeurs et électrices. Peut-être aussi que la transformation du PSC au cdH a conduit à un retour trop rapide au pouvoir, sans qu’une série de réflexions aient pu tout à fait aboutir.

POL Notamment en termes d’idées ?

LDB Oui, mais repenser son idéologie tous les vingt ans, ce n’est pas beaucoup face à l’évolution de la société. C’est quelque chose de très sain. Il fallait donc créer un espace de discussion pour remettre notre projet à jour, sans renier nos racines, mais sans non plus se cloisonner à nos seuls militants. La grande différence avec ce qui a été fait vingt ans plus tôt, c’est qu’il ne s’agissait pas d’avoir une réflexion entre intellectuels, dans un centre d’études. On s’est ouvert d’emblée en créant un processus participatif, avec une marque propre, « Il fera beau demain ». C’était un peu un satellite du parti, mais qui avait son autonomie, et que je pilotais avec une marge d’autonomie importante.

PSC, cdH, Engagés : ruptures ou continuités ?

POL Il s’agissait, selon vos termes, de « refonder sans trahir les racines du parti », mais le nouveau nom a suscité des commentaires. On y a vu un abandon de toute référence à la forme organisationnelle (parti, mouvement…), à la tradition idéologique (démocratie chrétienne, christianisme social) et même au positionnement sur une échelle idéologique (centre).

LDB Si vous lisez nos statuts, nous continuons à revendiquer un positionnement politique au centre.

POL D’accord, mais les noms précédents, PSC et cdH, indiquaient le caractère social, chrétien, démocrate et humaniste. Ce n’est plus le cas avec Les Engagés. Est-ce un changement cosmétique ou plus profond ?

LDB Le changement de nom n’est pas simplement « cosmétique », mais renvoie à une conviction profonde. Concernant le manque de valeur explicite dans le nom, je répondrais : « oui, d’accord, pour un intellectuel ! » Mais l’engagement est une valeur. Il s’agit de mettre en avant un mot qui exprime une valeur, de manière presque affective. L’idée est que la participation est un droit et une responsabilité. En résumé : « tous pour un et un pour tous. » Ce qui est terriblement centriste. Le « tous pour un » renvoie à la dimension de « centre gauche ». La collectivité a une responsabilité pour assurer à chacun le droit de participer. Tandis que le « un pour tous  renvoie à la responsabilité de chaque personne – et vous remarquerez que j’emploie le mot « personne » et pas « individu » (NDLR : la personne est au centre du « personnalisme », le courant de pensée historique des sociaux-chrétiens dont est issu le cdH, courant de pensée développé par le philosophe français Emmanuel Mounier vers 1930, en réponse aux idéologies communiste, capitaliste, fasciste) – est plus au « centre droit ». Cette responsabilité renvoie à la question de savoir ce que je fais pour la collectivité. C’est cette idée forte – qui est anti-individualiste et donc finalement très personnaliste –, que l’on se réalise en s’engageant, en faisant quelque chose de positif pour soi et pour les autres aussi.

POL Si je résume, le nom n’est pas un effacement des marqueurs antérieurs, mais une espèce de nouvelle synthèse ?

LDB Oui… et pas tout-à-fait ! Car, dans l’humanisme démocratique, se trouvait déjà la conviction qu’un certain nombre de valeurs et de projets de société pouvaient être partagés par des personnes ne se reconnaissant pas dans la tradition chrétienne et parce que le projet des Engagés conserve de nombreux points fondamentaux, communs à ceux de la démocratie chrétienne.

Repenser son idéologie tous les vingt ans, ce n’est pas beaucoup face à l’évolution de la société.

POL « Centre démocrate humaniste », ça ne parlait plus aux Belges ?

LDB Nous avions en effet la conviction qu’il y avait des personnes qui, parce que l’étiquette ne leur parlait pas, ne goûtaient pas le produit. C’est clair. Et c’est une étiquette qui donnait parfois une image différente de celle que nous voulions porter ou à laquelle on s’identifiait, notamment au sujet des enjeux éthiques. Nous étions catalogués dans une position conservatrice, alors que le cdH était un parti dont la plupart des cadres n’allaient plus à la messe depuis longtemps et avaient même des convictions religieuses extrêmement diverses. Cela allait d’une foi chrétienne pour les uns, à un clair athéisme pour les autres. Il y avait donc le sentiment que l’étiquette créait un malentendu.

Un relais de la société civile ?

POL L’évolution des Engagés traduit-elle une évolution des relations au sein du pilier chrétien ?

LDB La présidente du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), Ariane Estenne, a encore répété à la radio que cela fait 50 ans que le MOC est pluraliste et détaché. À raison. J’ai donc l’impression que c’est une question périmée. Le basculement du cdH aux Engagés ne signifie rien de nouveau par rapport à ce sujet. Toutes les instances du pilier chrétien ont des contacts avec d’autres partis.

Parce que l’étiquette [cdH] ne leur parlait pas, des personnes ne goûtaient pas le produit.

POL Cela ne marque-t-il pas, quand même, le passage à une relation moins privilégiée ?

LDB Il existe dans ces instances une relation privilégiée avec un certain nombre de partis, pas avec un seul. Je ne suis pas sûr que le MOC ou la CSC n’aient pas de relation davantage privilégiée avec un autre parti que le nôtre, mais nous sommes toujours parmi leurs contacts. Au fond, cela dépend des personnes. Elisabeth Degryse, par exemple, vient effectivement des mutualités chrétiennes. Et il y a une série de personnalités qui viennent de ce monde. Ces instances gardent une relation privilégiée avec les personnes issues de chez elles, mais la question de la pluralisation du pilier est bien antérieure, me semble-t-il.

POL Comment analysez-vous ces relations du pilier chrétien au monde politique ?

LDB Très honnêtement, la question est aussi celle de la participation ou non au pouvoir. Comme tout acteur intermédiaire, les associations composant le pilier chrétien ont besoin de relais en capacité de peser sur le débat public. Et donc, avant toute autre réflexion intellectuelle ou idéologique, avant toute réponse à la question du pourquoi ces acteurs se sont éloignés et diversifiés par rapport au PSC et au cdH, cela tient d’abord à une baisse de la force politique. Le résultat est qu’ils ont donc cherché d’autres relais, généralement dans des partis de gauche mais parfois au MR également, pour certains acteurs comme le Segec, par exemple.

C’est évident que nous avons une aile gauche.

Mais en revanche, là où la question est intéressante, c’est de manière prospective. Ces acteurs, ainsi que la revue Politique, vont-ils identifier un bloc de droite versus un bloc de gauche, et se considérer dans une posture d’opposition par rapport à un « gouvernement de centre droit », voire « de droite » ? C’est déjà la petite musique qui s’installe. Soit dit en passant, ce serait un cadeau énorme de ces acteurs à Georges-Louis Bouchez. Cela signifierait valider les « 50 nuances de gauche » contre la droite. Une droite qu’il incarne de manière privilégiée. Si c’est ça, la stratégie mise en place, c’est un choix. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit tactiquement porteur…

Le défi du pouvoir

POL On peut renvoyer la balle aux Engagés. Dans quelle mesure considérez-vous être encore doté d’une aile de centre gauche, dont la volonté serait de peser, au pouvoir, dans une coalition avec un parti clairement de droite comme le MR ? Les Engagés se conçoivent-ils encore comme un interlocuteur, pour un ensemble d’acteurs effarés par la droitisation prise par le Mouvement réformateur ?

LDB Je peux vous répondre en deux temps. Premièrement, si l’on regarde qui a voté pour nous, c’est évident que nous avons une aile gauche. Nous avons pris l’aile la plus progressiste des libéraux, les libéraux sociaux en quelque sorte. Et nous avons surtout gagné ce que j’appellerais le « centre vert ». Écolo s’est d’abord vidé de ses voix pour nous. Sans oublier les sociaux-démocrates qui ne se retrouvaient pas dans la course du Parti socialiste (PS) derrière le PTB. Ils ont aussi voté pour nous. À partir des analyses de transferts de vote, c’est donc au centre vert qu’on a gagné. Deuxièmement, nous sommes dans un contexte budgétaire où préserver les services publics va imposer, non pas de dépenser de manière inconsidérée, mais de faire preuve de responsabilité. À un moment ou un autre, cela risque d’être identifié à un discours de droite et de centre droit. Le piège, qui est aussi notre mérite, est que, si nous sommes uniquement de trop bons gestionnaires, en jouant aussi le jeu de la solidarité gouvernementale avec le MR, comme on l’a fait avec le PS en son temps, nous risquons d’avoir des difficultés à montrer notre différence. Mais oui, nous allons servir, sans doute, de relais. On va parvenir à atténuer. Nous allons continuer à jouer au judo plutôt qu’au catch, pour reprendre cette image.

Faire de la participe-opposition serait préférable, mais ce n’est pas notre ADN.

POL Ne serait-il pas venu le temps de la « participe-opposition » (en affichant ses désaccords politiques au sein de la majorité, et même en bloquant publiquement certains dossiers), pour se distinguer du MR ?

LDB Si l’on pense électoralement, oui, faire de la participe-opposition serait préférable. Mais ce n’est pas notre ADN, qui est d’être doté d’un sens du bien commun et de la bonne gestion. Et le risque, avec la bonne gestion, c’est qu’elle soit trop contrainte par le contexte. Nous serons peut-être fiers de ce que nous aurons accompli, avec le sentiment du devoir rempli, mais électoralement, il y aura un risque de sanction. Mais que ferait un gouvernement de toutes les gauches de différent de nous ? Il y a toujours le fait de s’assurer que les efforts soient partagés de façon plus équitable. Sur ce point, je pense que nous avons une responsabilité. Je pense qu’il va falloir montrer que tout le monde contribue. Montrer que nous sommes un centre. Et pas un centre « ni-ni », « ni de droite ni de gauche », mais bien un centre « et-et », « et de droite et de gauche », qui marche sur deux jambes.

POL Pourriez-vous nous donner un exemple ?

LDB Il y a des propositions comme la réduction des droits de succession. Elle est identifiée à la droite, mais dans notre projet politique, elle est accompagnée d’une taxation plus forte des revenus du capital, qui est elle identifiée à la gauche. Les deux vont de pair.

POL Ce qui n’est pas nécessairement le cas au MR…

LDB Le problème est que nous avons en effet un partenaire qui pèsera toujours plus sur l’une de nos jambes. C’est donc sûr que ce type de gouvernement est risqué. En même temps, c’est le résultat qui est sorti des urnes. C’est une conséquence de l’effondrement de la gauche. Nous avons donc une responsabilité quasiment schizophrénique entre, d’une part, notre volonté de faire fonctionner les gouvernements, d’éviter un climat de blocage mutuel et la paralysie politique – dans un contexte qui exige de l’action – et d’autre part, la nécessité de parvenir à contrebalancer le positionnement clairement à droite du MR. C’est ça notre mission. Et c’est une mission extrêmement difficile. Rendez-vous donc dans cinq ans, pour savoir si nous avons réussi !