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Entretien. Bert Engelaar, le nouveau visage de l’opposition syndicale en Flandre
25.03.2025

Le nord du pays tiendrait-il son Che Guevara ? Une chose est sûre : rencontrer Bert Engelaar permet de déconstruire bien des clichés sur une Flandre ronronnante et fataliste face à la domination conservatrice-libérale et au repli identitaire. Le fringant nouveau secrétaire général de la FGTB (son numéro 2, après le président Thierry Bodson),fait souffler un vent de fraicheur sur le syndicat. Dans un rare entretien accordé de ce côté de la frontière linguistique, ce fan de street art et collectionneur assidu de verres de Duvel – dont il rapporte trois splendides nouveaux spécimens en arrivant dans son bureau –explique ses projets pour faire reculer à la fois l’extrême droite et l’Arizona. Sans craindre ni l’autocritique ni de pointer les renoncements de son frère de pilier, Vooruit.
POLITIQUE Vous êtes connu comme un militant de terrain qui n’a pas sa langue dans sa poche. Comment appréhendez-vous ce passage aux plus hautes fonctions ?
BERT ENGELAAR Quand j’étais plus jeune, j’allais écouter en personne les grandes personnalités syndicales, comme Rudy De Leeuw ou Michel Nolet, dès que c’était possible. Le fait d’être aujourd’hui le successeur de ces grandes sources d’inspiration est encore difficile à concevoir pour moi. Pour autant, je n’ai pas changé de discours avec mes nouvelles fonctions, et j’entends bien continuer à parler avec mon cœur, ce qui n’est pas sans me causer des problèmes. À la veille de la conclusion de l’accord Arizona, j’ai par exemple fait un post sur Facebook adressé « à mes amis de la social-démocratie ou tout ce qu’il en reste ». J’y faisais part de mon indignation quant au projet de note sur l’immigration de l’Arizona, sujet que le syndicat avait peu traité, puisque nous nous étions concentrés sur le socio-économique, notre core business. N’importe qui qui aurait lu cette note sans en connaître l’auteur serait arrivé à la conclusion qu’il s’agissait du programme du Vlaams Belang. Les droits des migrants ne sont pas une marchandise que l’on troque pour des miettes socio-économiques ! Cela a créé une tempête médiatique, et mon téléphone a chauffé toute la journée. J’ai pu constater à quel point j’étais une voix « atypique » sur le sujet, mais ce sont des choses qui devaient être dites. Le jour où je ne pourrai plus contester le récit dominant, c’est que je ne serai plus à la bonne place.
Pour l’heure, ce franc-parler semble plutôt vous réussir ! Vous êtes désormais une voix reconnue au nord du pays, pourtant très à droite…
Depuis mon entrée en fonction au 1er janvier 2025, j’ai effectivement été dans la presse à de nombreuses reprises. Pour la première fois depuis longtemps, le contre-pouvoir était le syndicat, et non pas un parti antidémocratique fondé sur l’opposition entre les gens… L’extrême droite a peur de ne plus pouvoir donner le ton, ce qui me vaut d’ailleurs de fréquentes insultes, et même des menaces assez graves, ce qui peut être éprouvant d’un point de vue personnel, mais qui est plutôt bon signe. Cela étant dit, certains médias en Flandre restent très complaisants face à l’extrême droite, et ne réalisent pas le fact-checking élémentaire. On est loin de me dérouler le tapis rouge lors de mes passages radio ou télé.
L’extrême droite prospère là où on lui laisse du terrain.
Le fait que la Flandre bénéficie d’un haut taux de syndicalisation (même supérieur à la Wallonie) et soit en même temps l’un des bastions de l’extrême droite européenne ne constitue-t-il pas un échec majeur des syndicats ?
Il y a une responsabilité collective de la gauche, y compris syndicale. L’exemple de la victoire du Vlaams Belang à Ninove aux dernières élections communales est révélateur. Si on se balade dans la rue, on n’a pas exactement l’image d’une ville fasciste. Mais les gens éprouvent de nombreuses difficultés, et la désaffiliation sociale progresse, avec notamment la fermeture de nombreux cafés populaires. Au lieu d’y répondre, les syndicats et mutualités ont au contraire fermé des bureaux d’accueil. Et qu’est-ce que les gens voient dans ce contexte ? Que le Vlaams Belang a fondé une maison du peuple, un concept qui est lié à l’histoire socialiste ! Dans cette « Vlaams Huis », l’extrême droite fait… du travail syndical, en prodiguant de l’aide sociale et administrative ! L’extrême droite prospère là où on lui laisse du terrain.
On ne doit pas critiquer le Vlaams Belang uniquement sur son volet raciste. Son message social laisse parfois au grand public le sentiment qu’il serait plus à gauche que les syndicats, mais il est hypocrite au regard de ses votes dans les différents Parlements. Quand on est dans la merde, il est bon d’avoir une victime pire que nous, qui serait le « profiteur », surtout s’il est différent. Ajoutez à cela l’abandon de l’État, et le Vlaams Belang apparaît comme le dernier recours pour eux.
Comment dès lors refaire du syndicat une force d’attraction ?
Si les gens ne voient pas la plus-value du syndicat, ils s’en éloignent. L’exemple de la crise sanitaire de 2021-2022 est éloquent. Si dans une telle crise, la plus grande depuis les chocs pétroliers des années ’70, le syndicat ne croît pas, c’est un grave problème, car c’est précisément dans ces moments qu’il doit être le plus présent. Nous n’aurions jamais dû être fermés lors du confinement, car on était la dernière ligne pour aider ceux qui étaient abandonnés. Même si au début on a eu une hausse vertigineuse du nombre d’affiliés, vu l’augmentation rapide du chômage temporaire, beaucoup se sont désaffiliés par la suite… Sauf à la section de Brussel/Vlaams-Brabant que je présidais à cette période. Contrairement à la plupart des autres sections, nous sommes restés ouverts, et nous avons réorienté nos activités pour pouvoir procurer le meilleur soutien possible aux affiliés. Résultat : on est passé de 43 000 à 53 000 membres aujourd’hui, à rebours de la tendance à l’érosion des affiliations, tous syndicats confondus. Pour nombre d’entre eux, le syndicat n’était plus la caricature de gens fâchés qui brûlent des pneus sur un carrefour, mais une structure qui peut leur venir directement en aide, procurer une assistance juridique bon marché, etc.
Que l’on me comprenne bien : l’ensemble de la FGTB fournit un travail de soutien excellent. Mais trop souvent, nous n’en faisons pas la publicité. On ne m’invite que pour parler des crises, mais rarement pour tout ce qu’on peut faire pour les gens. Partout dans le pays, on doit être visible et évoquer quelque chose de positif. Nous disposons d’antennes dans tout le pays, mais nous sommes désespérément trop peu connus. On doit être un point d’ancrage, un peu comme une enseigne « Kruidvat » !
Le problème n’est-il pas précisément de ne parler qu’aux convaincus ?
Pendant longtemps, on a manqué de pédagogie pour expliquer notre projet de société. Regardez [Il tend une brochure sur l’extrême droite]. Il n’y a rien à redire sur le fond. La vraie question est comment traduire un message progressiste là où ce message contraste avec le quotidien des gens. Nous avons beaucoup de travail sur ce plan.
La semaine dernière, je suis par exemple allé à De Tafel van Gert, un talk-show populaire animé par le riche propriétaire de Plopsaland… Si l’on veut comparer à la presse francophone, ce n’est pas le niveau de Politique, mais plutôt de la DH… Avant, on n’aurait même pas considéré participer à ce genre d’émission qu’on aurait traité avec mépris. Moi, ce que je vois, c’est qu’on peut toucher un public beaucoup plus large qu’avec une émission « sérieuse » comme Terzake ou De Zevende Dag [NDR : célèbres émissions politiques de la première chaine de télévision flamande, la VRT], et que cela permet de casser le sentiment que nous sommes déconnectés de la réalité sur le terrain…
C’est une stratégie qui a assez bien réussi à Vooruit…
À la différence que j’en appelle à rester ferme sur les valeurs. Vooruit a droitisé son discours, au point de devenir « flinks » comme on dit en néerlandais [Jeu de mot entre « links », de gauche, et « flink », costaud], c’est-à-dire plus dur sur les questions de migration, de sécurité, de diversité et de solidarité. Je ne dis pas qu’il ne faut pas mettre les questions difficiles sur la table. Le problème, c’est que le président de Vooruit, Conner Rousseau, se les pose avec des partis de droite, ce qui ne peut conduire qu’à de mauvaises réponses.
Il ne faut pas laisser le sentiment que l’on donnerait des leçons, ce que la gauche, y compris syndicale, a trop tendance à faire.
Comment élargir sa base tout en restant ferme sur les valeurs, dès lors ?
Si on veut changer la vision dominante en Flandre, il faut un large travail commun avec les mutualités, les associations, les syndicats, etc. qui apporte des propositions concrètes pour les gens. On peut penser au mouvement flamand Hart boven Hard et son pendant francophone Tout Autre Chose, tout en tirant les leçons de ses limites. On ne peut se contenter de deux ou trois colloques à droite et à gauche, où les convaincus vont se rencontrer. Il ne faut pas laisser le sentiment que l’on donnerait des leçons, ce que la gauche, y compris syndicale, a trop tendance à faire.
Beaucoup de gens modestes ne se considèrent pas de droite ou de gauche, veulent simplement vivre dignement, élever leurs enfants, aiment bien boire une bonne bière devant la télé… Ces gens ont aussi du cœur ! Il est possible de rassembler tout le monde sur un programme de justice sociale sans être agressif envers ceux qui ne partagent pas forcément nos codes. Mon rêve serait d’avoir un grand concert avec des groupes connus, sur le modèle des rallyes aux USA… Je pense que des tas de gens qui ne sont pas très intéressés par les manifestations pourraient l’être par un tel événement populaire. C’est là que nous pourrions sensibiliser les gens sur un projet, voire les convaincre d’aller à la prochaine manifestation.
Les méthodes d’action syndicales n’ont-elles pas tendance elles-même à ne pas être toujours comprises du grand public ?
Je me suis opposé à la grève des deux syndicats corporatistes minoritaires de 9 jours à la SNCB, annoncée sans les grands syndicats la veille de la manifestation nationale. J’ai été permanent, j’ai fait plus de 120 jours de grève pour sauver un délégué dans le secteur du nettoyage, donc ce n’est pas moi qui vais critiquer les grèves. Mais si on veut tenir sur la durée, on ne doit pas perdre en crédibilité et en popularité aux yeux du grand public. J’entends déjà des camarades qui appellent à 48 h de grève après celle du 31 mars… Je suis d’accord que le mouvement social doit aller crescendo, mais pour moi ça ne veut pas dire que la prochaine action doit être forcément plus dure que la précédente, mais plutôt qu’on doit garder une ligne de conduite de lutte constante, en ayant l’intelligence de choisir les moyens d’action. Quand les syndicats se rendent impopulaires par leurs actions, la droite rigole !
Ce que je vais dire est impopulaire, mais en après 2014 et les mobilisations, on s’est brûlé comme ça. On a fait d’énormes manifestations, et nous étions convaincus qu’on allait faire plier le gouvernement. Mais à la fin, les gens ne voient pas de résultats, et nous disent « à quoi vous servez, si le gouvernement se fiche de ce que vous dites ? » Je crois au rapport de force, mais il faut être capable de réfléchir à ce qui est le plus efficace. Nous ne pouvons pas nous contenter d’être d’accord entre convaincus : l’ensemble des gens doivent se sentir représentés. Quand on vise le siège du MR, comme lors de la manifestation du 13 février, je ne peux pas dire que cela me choque, j’ai été jeune aussi. Mais je ne peux pas l’accepter, ce n’est pas un modèle d’action. Et en plus, je sais que la première question qu’on me posera en studio portera sur ces incidents et non sur nos revendications.
Je ne souhaiterais rien de mieux qu’une alliance des partis de gauche. Encore faut-il que les premiers concernés la veuillent !
Concernant le gouvernement De Wever, estimez-vous que le lien entre Vooruit et l’ABVV a permis de limiter la casse ?
Sur base des nombreux contacts entre nos collaborateurs et techniciens, il est clair que nous avons eu une influence. Suis-je content du résultat ? Bien sûr que non, et je pense que la photo qui a fait le tour des rédactions de moi, les bras ostensiblement croisés lors du vote de validation des membres de Vooruit aux conférences d’adhésion, l’illustre plus qu’un long discours. Mais le fait que l’accord final soit inacceptable est le fruit de rapports de forces au gouvernement.
Il existe donc encore un pilier socialiste en Flandre ?
Bien entendu, comme en Wallonie, même si on ne s’est pas toujours lancé des fleurs les uns aux autres… Je dispose toujours d’un siège au bureau de parti de Vooruit, même si je suis maintenant invité, alors qu’avant le mandat de Conner Rousseau, c’était statutaire. Certains ont contesté cette présence après la conclusion de l’accord Arizona, mais on doit garder notre pouvoir d’influence sur les partis. Même si le sp.a est devenu Vooruit, je suis convaincu qu’être socialiste n’est pas un gros mot et que beaucoup en sont toujours fiers.

Pourriez-vous appeler à une alliance des gauches côté flamand, comme l’a fait Thierry Bodson à l’adresse des partis francophones ?
Je ne souhaiterais rien de mieux qu’une telle alliance à gauche. Encore faut-il que les premiers concernés la veuillent ! MR et NVA, malgré leurs divergences fondamentales, arrivent à s’accorder sur une vision commune. PVDA, Groen et Vooruit doivent comprendre qu’il est possible de travailler ensemble tout en gardant leur identité. Mais quand je vois la façon dont ils s’attaquent malheureusement, y compris après les élections, je ne suis pas optimiste.
« Nord de droite, Sud de gauche ». A-t-on trop longtemps eu cette vision réductrice de la Belgique, partiellement invalidée par le résultat des urnes en juin dernier ?
Grâce notamment au cordon sanitaire, vous avez limité l’émergence de l’extrême droite, mais ça ne veut pas dire pour autant que l’atmosphère n’y était pas également hostile aux migrants, aux chômeurs, aux malades de longues durées… On ne me fera pas croire que les 30 % de Wallons qui ont voté pour le MR sont constitués uniquement d’indépendants et de grandes fortunes. En réalité, Georges-Louis Bouchez a utilisé des recettes similaires au Vlaams Belang. Par ailleurs, sauf dans les milieux militants de gauche, il n’y a pas eu énormément de protestations suite au transfuge de plusieurs candidats du parti d’extrême droite Chez Nous vers le MR. Je pense que si l’Open VLD avait accueilli des candidats du Belang, ça aurait fait un plus grand scandale.
Je dois le plus beau compliment qu’on m’ait fait récemment à Thierry Bodson, qui a dit à la presse flamande que ma plus grande qualité était de penser comme un Wallon !
Je crois donc que c’est une erreur de jouer à qui est le plus ou le moins de gauche selon les régions. Les réalités politiques fluctuent et je ne suis pas convaincu que la victoire de la droite en Wallonie n’est qu’une parenthèse qui se refermera comme par magie, et qu’au contraire elle ne montera pas encore de 10 points supplémentaires si la gauche n’est pas à la hauteur…
Même à la FGTB, je suis convaincu qu’il faut cesser de se comparer les uns aux autres, car nous avons besoin d’unité pour l’ensemble des travailleurs. Je suis intervenu hier à Beez devant une section de pensionnés, où j’ai reçu un formidable accueil, et je compte bientôt m’exprimer devant les métallos wallons. Je dois le plus beau compliment qu’on m’ait fait récemment à Thierry Bodson, qui a dit à la presse flamande que ma plus grande qualité était de penser comme un Wallon ! En réalité, je ne pense ni comme un Wallon, ni comme un Flamand, mais comme un syndicaliste, qui veut changer la société.
Propos recueillis par Gregory Mauzé. Entretien réalisé le 20 février 2025.