Union européenne • Idées
Encore un effort pour devenir vraiment européen
31.07.2024
Nous avons un hymne, une monnaie et un drapeau, mais ne manque-t-il pas l’essentiel pour développer une identité européenne et un projet commun, à savoir une véritable démocratie ? Pour Eric Corijn, il est temps que les nouveaux et les nouvelles élues s’attaquent à des transformations structurelles et changent de grille d’analyse.
Cet article a été publié en version courte dans le numéro été 2024 de la revue Politique (n°126)
La présidence belge de l’Union européenne avait été lancée en fanfare. Avec un logo adapté, les célébrations d’usage, 150 diplomates affectés et trois objectifs extrêmement vagues : la protection des citoyens, l’approfondissement de la coopération internationale et le renforcement de l’Union en vue d’un nouvel élargissement. Un flou qui devait plaire à tout le monde et surtout faire briller l’aura libérale de notre diplomatie, entre autres avec des ego-clips chèrement réalisés.
Après tout, 2024 est bien une année électorale. Le Premier ministre Alexander De Croo, la ministre des Affaires étrangères Hadja Lahbib et le président Charles Michel s’étaient vraisemblablement mis d’accord sur la répartition des projecteurs.
Mais il y a vraiment plus à dire sur l’Europe que le « business as usual ». Après tout, le projet de l’Union n’est pas très stable. Sa position géopolitique dans un monde en guerre est plus qu’ambivalente. Sans parler de ces fameuses « normes et valeurs », censées être les nôtres et que nous n’appliquons nous-mêmes nulle part.
Que dire de Frontex et de sa politique migratoire inhumaine ? Ou sur le fait que l’Europe compte cinq fois plus d’océans que de terres et que rien n’est dit à ce sujet dans les politiques climatiques ou de biodiversité ? Pour ne pas parler des attitudes lamentables par rapport au carnage à Gaza. Pourrait-on rediscuter de l’essentiel?
Les institutions européennes doivent être démocratisées de toute urgence.
L’Europe est à la base du système-monde actuel. C’est ici que l’économie de marché capitaliste a été conçue. Elle est devenue un produit d’exportation avec le colonialisme et l’impérialisme. C’est ici que la démocratie a été couplée à l’idée des états-nations. Ici le nationalisme et la concurrence économique ont également créé deux guerres mondiales, l’holocauste, trois « mondes » (le premier, le deuxième et le tiers) et une guerre froide persistante pour l’hégémonie mondiale, d’abord entre les États-Unis et l’URSS, puis aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine.
Dans l’invention de l’ « Occident », l’Europe est liée à l’Amérique du Nord et à son alliance militaire. Mais l’Europe a aussi été le lieu de la Renaissance et des Lumières, des révolutions française et russe, des libertés et des droits de l’homme, du mouvement ouvrier…
Autant de contradictions qui créent aujourd’hui une crise existentielle entre le nationalisme, la décolonisation, un excès d’eurocentrisme, et les droits de l’homme, la démocratie et l’émancipation. Un agenda qu’aurait besoin d’un peu plus d’attention et de débat.
Démocratiser l’Union
L’Union européenne est un État en devenir, sans légitimité. Elle fonctionne comme une alliance de pays prétendument souverains. Ceux-ci ont transféré environ la moitié des pouvoirs économiques et régulatoires à une bureaucratie, sur le fondement de quelques traités néolibéraux.
Ce manque de transparence et de débat démocratique est en partie responsable du tsunami actuel de nationalismes de droite et d’extrême droite. Il rend impossible une géopolitique et une diplomatie communes, ainsi que l’élaboration d’une harmonisation sociale.
Après plusieurs projets et tentatives d’après-guerre, l’Union actuelle est le produit contradictoire d’une unification des marchés, tout en préservant l’État et la culture nationale. Cela conduit à un grand écart qui est intenable : d’une part, les pays ont pratiquement perdu le contrôle de leurs politiques socio-économiques et monétaires ; d’autre part, l’Europe n’a pas d’outils pour développer un « démos » européen. L’éducation, la culture et la socialisation restent des compétences exclusivement nationales.
La survie de l’Union implique des transformations politiques majeures.
L’Europe n’a pas de récit propre, pas d’âme, pas de culture. C’est ainsi que l’UE reste tributaire des sommets entre dirigeants nationaux, qui doivent voir s’ils peuvent vendre des intérêts économiques unifiés à leurs circonscriptions et institutions nationalistes. Avec l’impasse du mondialisme néolibéral en faveur d’un nationalisme conservateur, parfois soutenu par un corporatisme travailliste, cela devient de plus en plus difficile. On peut encore s’estimer heureux que le Brexit donne des résultats si peu reluisants, si mauvais que peu de « souverainistes » au sein de l’UE proposent encore une sortie.
Nous ne pouvons plus attendre. La survie durable de l’Union implique des transformations politiques majeures à deux niveaux au moins. Premièrement, les institutions européennes doivent être démocratisées de toute urgence. Cela signifie qu’elles doivent être portées par une citoyenneté européenne, et non par les strates d’une représentation nationale. Une transition de la diplomatie à la démocratie est vitale.
Pour ce faire, un Parlement européen qui s’appuie en dernier ressort sur des circonscriptions et des partis nationaux est in-
suffisant. Tant dans les médias que dans les rapports de force, les politiciens nationaux continuent de mener la danse.
L’Europe doit être pensée plus explicitement comme un post-nationalisme
Sans idée européenne, sans récit et sans imagination à cette échelle, les citoyens ne peuvent adhérer au projet. Il faut donc une politique européenne des médias, de la culture et de l’éducation. Un nouveau débat sur une constitution peut-être. Celle-ci devrait s’inspirer de la libre circulation des personnes, qui fait qu’un nombre croissant de personnes d’origines différentes vivent ensemble.
L’Europe doit être pensée plus explicitement comme un post-nationalisme, comme une ode à la diversité contre la monoculture, comme une nouvelle modernité où le vivre ensemble dans le respect de la diversité et de la différence devient la norme. La survie de l’Union européenne passe par une révolution culturelle et mentale.
Penser la matérialité de l’Europe
Le combat autour de la nouvelle conception du social, du vivre ensemble, a aussi une base objective. Regardez la démographie du continent. Les Européens ne sont pas répartis de manière homogène sur le territoire. Ils ne vivent même pas uniformément répartis dans leurs pays respectifs. Moins d’un cinquième du territoire abrite plus des deux tiers des habitants qui produisent près des trois quarts de l’économie.
L’Europe a un centre. Cette « banane bleue » s’étend du sud de l’Angleterre au nord de l’Italie, en passant par les Pays-Bas, la Ruhr et la Bavière. Il s’agit essentiellement des zones urbanisées de la Renaissance : les Pays-Bas et les Flandres, les cités-États italiennes et les villes du Rhin, avec quelques antennes sur les côtes de l’Atlantique ou de la Baltique. Ce noyau fixe la barre en matière de productivité, de mode de vie, d’éthique du travail…
La politique européenne de cohésion tente de gommer les disparités régionales à partir des normes productivistes du Nord-Ouest.
À l’opposé, il existe deux zones périphériques : d’une part, les pays et la culture méditerranéens, qui sont en concurrence, avec une productivité du travail plus faible (mais des modes de vie plus équilibrés) ; d’autre part, les pays d’Europe de l’Est, qui vivent leur transition postcommuniste vers une économie de marché compétitive. La politique européenne de cohésion tente de gommer ces disparités régionales, mais à partir des normes productivistes du Nord-Ouest (qui est majoritairement protestant).
Cette séparation géographique est exacerbée par l’urbanisation post-industrielle. La majorité des Européens vivent aujourd’hui dans des zones urbaines. Principalement dans des villes historiques (plus petites) : quelque 500 villes de plus de 150000 habitants, 52 villes de 500000 à 1 million d’habitants, 36 villes de plus d’un million d’habitants et quelque 70 métropoles de plus d’un million d’habitants.
Mais surtout, ces pôles urbains sont interconnectés. Plus encore que les pays, ces réseaux constituent la trame spatiale de l’économie européenne. L’« espace des flux » est devenu plus important que l’« espace des lieux ». C’est ce qui fait la cohésion du continent européen. Par conséquent, les pays, en particulier ceux de la périphérie, sont obligés d’investir beaucoup pour maintenir leurs villes dans ces réseaux, souvent au détriment des zones rurales qui s’appauvrissent et qui, de ce fait, nourrissent l’exode vers les villes.
Face à une Union encore plus à droite et nationaliste après les élections du 9 juin, la résistance devra venir des villes.
Les villes deviennent donc de plus en plus des lieux d’arrivée de nouveaux venus et de « super-diversité ». Il s’agit non seulement des «migrants», mais aussi de nombreux «provinciaux ». Voici la dynamique systémique profonde de l’Union : centre-périphérie et urbanisation. Mais ceci est dissimulé et étouffé par la rhétorique de la droite et du nationalisme conservateur. Elle n’est pas entendue lors des prises de décision.
En prendre conscience et mettre en œuvre des politiques spécifiques dépassant l’ancien paradigme nationaliste, voilà pourtant ce qui permettra à chacun et chacune de se sentir et de se vivre pleinement citoyen européen. Face à une Union européenne encore plus à droite et nationaliste après les élections du 9 juin 2024, la résistance devra venir des villes.