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En débat. Comprendre l’impérialisme russe

iStock ©Marc Chesneau
iStock ©Marc Chesneau

Le volte-face opéré par les États-Unis de Donald Trump vis-à-vis de l’Union européenne et de l’Ukraine ont dramatiquement bouleversé les positions stratégiques des dignitaires européens. Dans ce contexte, les gauches occidentales continuent à s’opposer sur les réponses à apporter. La revue Politique entend contribuer à la réflexion et au dialogue entre progressistes en publiant différentes opinions sur le sujet. Pour Thibault Deleixhe, l’un des malentendus qui œuvre à cette partition est l’appréhension inégale de deux variantes de l’impérialisme : américaine et russe.

Le sentiment qui se dégage des débats récents est que certains d’entre nous rejettent d’autant mieux l’impérialisme américain qu’il leur est familier, tandis qu’ils accordent d’autant plus volontiers le bénéfice du doute à l’impérialisme russe qu’ils le méconnaissent. Cela laisse accroire que, contre un atlantisme ayant mué en un bilatéralisme aussi inégal que brutal, il y aurait de larges concessions diplomatiques à faire à  une Russie dont les exigences seraient raisonnables. Si je souscris sans difficulté à la première assertion, j’avoue ne pas comprendre sur quoi se fonde la seconde. 

Tout d’abord, notons que la méconnaissance de la Russie n’est pas une fatalité. La redéfinition de son rôle impérial a fait l’objet d’ouvrages synthétiques très complets (Teurtrie, Marchand, Gliniasty), le déploiement de ses capacités militaires a été analysé sous toutes les coutures (Facon, Galeotti, Slipchenko), ses activités de déstabilisation géopolitiques ont été retracées avec minutie (Applebaum), la mise à nu de son instrumentalisation mensongère de l’histoire a rempli des bibliothèques entières (à commencer par ce qu’en a dit et écrit l’immense Snyder) et des compendiums existent qui cadastrent la généalogie de la pensée théorique qui fournit aujourd’hui au Kremlin son logiciel de fonctionnement (Tyrsenko, Eltchaninoff). Il est néanmoins certain que, jusqu’à très récemment, ce n’est pas une question qui a vécu avec beaucoup d’intensité dans nos contrées. 

Nous partageons toutefois une communauté de destin avec des pays dont ce voisinage a forgé l’histoire et qui, loin d’être figés dans une crispation viscérale, ont déployé des analyses froidement lucides des modalités de cohabitation, et cela par nécessité. Je crois qu’il est temps de prêter attention à l’expertise qu’ils ont à nous partager. 

La Russie et ses frontières : une instabilité historique et un impérialisme en mouvement

J’ai eu la chance de vivre en Europe centrale, d’effectuer de fréquents voyages en Russie et de mener des recherches sur les influences croisées entre le politique et la littérature dans l’espace slave. Permettez-moi donc de rappeler quelques faits au sujet de la Russie contemporaine.

Il s’agit de signaler que la Russie est désormais porteur d’une forme d’ordre moral qui ne s’arrête pas aux limites de son territoire.

Le premier rappel utile est que, depuis la création de l’État moscovite au XIIème siècle, son territoire n’a jamais connu de frontières fixes plus de 50 années d’affilé. Cette instabilité a permis à Poutine d’affirmer, puis de le faire afficher dans les rues des métropoles de la fédération, que « les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ». L’ambigüité de la formule est employée à dessein, il s’agit de signaler simultanément que la Russie est désormais un pays porteur d’une forme d’ordre moral qui ne s’arrête pas aux limites de son territoire mais également de sous-entendre que cette mission supérieure ne peut s’embarrasser de contingences telles que les frontières internationalement reconnues, le tout en formulant la promesse implicite d’une expansion à venir dans un futur incertain. 

Les tensions sociales et leur impact sur le régime russe et ses politiques expansionnistes

Il est bon aussi de se garder d’un certain romantisme. La société russe est marquée par la faiblesse de ses institutions de pacification des relations sociales. Qu’il s’agisse de la sécurité sociale à couverture faible et aux allocations insuffisantes, des pensions rachitiques, des tensions interethniques, de la défiance envers les fonctionnaires publiques, de l’hyper banalisation des violences sexuelles et domestiques, de la détestation unanimement professée à l’égard de la communauté LGBTQIA+ ou encore de l’organisation du succès économique autour d’une rente corruptive, le tissu social est irrigué par une violence latente qui affaiblit considérablement la notion de solidarité, si ce n’est dans sa forme la plus directe qu’est le soutien à la famille et dans sa forme abstraite qu’est le devoir envers la patrie. Cette relative anémie sociale, et le fait que la plupart des conscrits viennent des régions pauvres à faible composante ethnique grand-russienne, contribue à une plus large tolérance aux pertes humaines de ses concitoyens dans le cadre d’un conflit. Celle-ci permet au Kremlin de déployer des forces au sol sans s’exposer à une érosion de sa légitimité, ce qui contribue un avantage tactique considérable en comparaison des démocraties libérales.   

Il est par ailleurs difficile de ne pas voir un continuum entre l’absence de pacification des relations sociales par les institutions étatiques et la disponibilité des individus qu’elle produit à l’exercice de massacres. On rappellera utilement que l’on recense désormais dans les territoires ukrainiens libérés de l’occupation russe des centaines de lieux de tortures et des dizaines de lieux d’exécution. Le plus documenté est le massacre de Boutcha qui, pour mémoire, s’est déroulé dans les faubourgs de Kiev, dans une zone périphérique qui pourrait correspondre à ce qu’est Wavre pour Bruxelles. La proximité de ce massacre invalide par ailleurs l’idée qu’il ait pu s’agir d’une simple dispute territoriale frontalière et commande de considérer l’évidence : l’objectif initial était la conquête intégrale du territoire. Dans ce contexte, la crainte qu’un contrôle total ne mène à des purges ethniques visant à une « dé-ukrainisation » ne peut être écartée.

L’Europe face à la menace russe : entre diplomatie…

Les services secrets polonais, les plus actifs sur cette question, n’ont de cesse depuis le début de 2024 d’alarmer leurs homologues européens d’une reprise d’intensité des activités de déstabilisation par la Russie. Le champs des activités qu’ils recensent est vaste : ingérence électorale par la saturation des réseaux sociaux avec des armées de faux comptes (encore facilitée par la cessation de la modération des contenus annoncée par les propriétaires de ces plateformes), pression et corruption de ressortissants étrangers en Europe pour qu’ils se livrent à des actes de vandalisme ou de violence (à la façon des taggueurs d’étoiles de David sur les mosquées de Paris qui se sont avérés être des Moldaves en service commandé pour des intermédiaires russes), soutien logistique et pécuniaire aux milices, cyberattaques, sabotages, tout le registre de l’ignition des tensions y passe, et nous faisons montre d’une impréparation un peu naïve qui en constitue le meilleur terreau.

La Russie est le meilleur tuteur politique des extrêmes-droites d’Europe. Elle leur fournit un modèle d’illibéralisme mâtiné de religiosité dont émane jusqu’à présent une certaine puissance qu’elles peuvent ériger en horizon de leur lutte. Elle leur pourvoit un narratif sur le dysfonctionnement de l’Europe, la disproportion de ses exigences sur la scène internationale au regard de son aptitude réelle à se faire entendre. Elle leur avance les fonds nécessaires. Enfin, elle veille à créer les faits divers et l’environnement médiatique propices à la propagation de leur rhétorique. Souvent avec succès, comme on a pu le voir récemment en Roumanie. À vrai dire, de toutes les incompréhensions qui animent la gauche, la plus mystérieuse reste pour moi que ceux qui se disent viscéralement antifascistes puissent entretenir une mansuétude à l’égard du régime de Poutine.

La Russie fournit aux extrêmes-droites d’Europe un modèle d’illibéralisme mâtiné de religiosité dont émane jusqu’à présent une certaine puissance qu’elles peuvent ériger en horizon de leur lutte.

Souvenons-nous que le motif invoqué pour l’invasion était historique. Le cœur de l’argument était que la Rus’ de Kiev fut au Xème siècle le lieu de baptême de Vladimir le Grand qui est identifié dans les livres d’histoire russe comme le fondateur de l’État. L’histoire réelle est naturellement un peu plus compliquée et Valdemar, de son nom d’origine, était en réalité un prince viking qui cherchait à consolider sa puissance en effectuant un mariage avec une princesse byzantine, ce qui requérait l’adoption de sa religion de l’époque, la foi chrétienne d’Orient. Il est par ailleurs à noter qu’il n’y a pas de continuité historique entre la Rus’ de Kiev et l’État moscovite qui s’émancipa progressivement du joug tatar à compter du XIIème siècle, tout au plus un recouvrement dans la langue d’usage et la foi professée. Bref, à enjamber des gouffres historiques si massifs, on peut aisément dupliquer cette rhétorique pour l’appliquer à d’autres ensembles : que penser de la Finlande qu’Alexandre Nevski considérait déjà au XIIIème siècle comme une part intégrante de la Carélie ? qu’attendre pour la Lituanie, le Bélarus et le fronton oriental de la Pologne qui ont assuré une forme de transition entre la Rus’ de Kiev et l’État moscovite ? En lui appliquant des torsions si flagrantes, l’Histoire restera disponible pour justifier de visées expansionnistes futures.

…et sécurité

Ceci nous amène donc à la question proprement géopolitique de gestion de notre sécurité au regard de l’attitude constante de ce voisin. Je professe pour ma part qu’il nous faut redevenir machiavéliens au sens noble du terme, c’est-à-dire renouer avec l’idée que la diplomatie n’est jamais complètement détachée de l’aptitude à faire respecter les traités sur lesquels elle repose et que, en l’absence de gendarme international institué, l’Europe doit disposer d’une force de dissuasion suffisante. Je n’ai pas de désir plus vif que de tendre vers le désarmement mais force est de constater que cela devra se faire de façon concertée, une fois le respect d’un ordre régional rétabli qui garantisse à l’Ukraine un fonctionnement autonome et assure le respect de la souveraineté de ses décisions démocratiquement exprimées. Pour l’instant, un des acteurs régionaux exploite la réticence européenne à la militarisation pour s’accroître des gains. Confrontés à un bilatéralisme basé sur la force, nous devons disposer de la capacité d’en exercer une. C’est regrettable mais, à nouveau, c’est à la Russie que la gauche devrait reprocher de nous contraindre à cette extrémité.

Pour l’instant, un des acteurs régionaux exploite la réticence européenne à la militarisation pour s’accroître des gains.

La diplomatie doit être un effort de chaque instant mais le premier ingrédient de tout accord est la confiance. Or, les mémorandums de Budapest, puis les accords de Minsk ont été rompus par la Russie. Au regard de ce précédent, il ne peut y avoir d’accord de paix sans garanties de sécurité, ce qui suppose l’implication d’une force armée étrangère. Différents pays s’y disent disposés (on parle de la Turquie ou de l’Inde). Pourquoi pas ? Mais c’est précisément cette exigence ukrainienne que Trump a qualifié d’excessive, se faisant l’allié objectif du Kremlin. Voilà la situation diplomatique actuelle. Dans ce contexte, la diplomatie se retrouve à nouveau subordonnée à la capacité des différentes parties prenantes à faire admettre à la Russie l’imposition de garanties de sécurité. Avec l’abandon des États-Unis, l’Europe n’a désormais d’autre choix que d’assumer son sort géopolitique. 

Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur du succès populaire de cette vaste campagne de haine à l’égard des Européens et de l’inertie qu’elle risque d’avoir sur tout successeur de Poutine.

Il nous faut aussi mesurer à quel point la société civile est écrasée actuellement en Russie. Qu’il s’agisse de la fermeture du quotidien indépendant Novaïa Gazeta, de l’incrimination et de la fermeture subséquente de l’association Memorial qui effectuait des recherches sur les crimes du stalinisme, de la loi requalifiant d’agent étranger toute association percevant des financements internationaux, le régime de Poutine a contraint la politique à refluer dans ce que Svetlana Alekseïevitch désignait comme la « République des cuisines », à savoir des discussions domestiques dont rien ne peut transparaître publiquement. Il faut mesurer que la vie publique est rythmée par des célébrations de l’ « opération spéciale » où Poutine et Shaman, un chanteur de pop ultranationaliste, s’alternent pour surenchérir en injures à l’égard des Ukrainiens sous les bravas de foules colossales. Ou encore que les plateaux d’experts dont raffole la télévision russe se concluent régulièrement sur des appels aux massacres, tantôt des Ukrainiens, tantôt de tous les Européens. Il ne nous faut pas sous-estimer l’ampleur du succès populaire de cette vaste campagne de haine à notre égard et de l’inertie qu’elle risque d’avoir sur tout successeur de Poutine. 

Bref, il y a des raisons documentées, à gauche, de nourrir des méfiances à l’égard de la Russie contemporaine. Et l’idée que son impérialisme serait propice à la domestication ou à des accommodements trouve bien peu de support dans les faits. La politique est l’art du possible, sachons nous aussi mesurer avec sang-froid la réalité du risque russe, les obligations qu’il fait naître et la marge de manœuvre dont nous disposons.