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En débat. Pistes pour un pacifisme réellement anti-impérialiste

Faisant suite à la tribune de Thibaut Deleixhe appelant la gauche à la vigilance face à un impérialisme russe dont la nature est trop méconnue, Luca Ciccia appelle à ne pas fermer les yeux sur notre propre impérialisme, et alerte sur l’urgence à sortir de la confrontation et de la course aux armements qui vient.

Alors que la Commission européenne se dote d’un plan de réarmement de l’Europe à hauteur de 800 milliards1, la « gauche » revit les tensions non résolues depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Voici déjà trois ans que s’opposent, dans un débat sans grande finesse, les tenants d’une tradition pacifiste à ceux pour qui le soutien militaire à la résistance ukrainienne doit primer. Les premiers supposés complices des horreurs du régime russes ; les seconds accusés d’être contaminés par la propagande de guerre et de fermer les yeux sur la responsabilité étatsunienne.

Je suis de ceux qui, dès le départ de cette invasion russe, ont considéré qu’alimenter la guerre ne pouvait qu’aboutir en une guerre de tranchée, longue, sanglante, et sans victoire possible, sauf à risquer l’aventure nucléaire, et qui déboucherait inévitablement sur une solution à la coréenne. Il ne s’agissait pas de nier la réalité d’un régime russe impérialiste et militariste, mais bien de considérer en premier lieu les victimes toujours inutiles de la guerre. Il n’a jamais été question, dans le camps des « pacifistes », demandeurs d’un cessez-le-feu et de vraies négociations, de privilégier l’impérialisme russe, voire de nier son existence. Le débat n’est pas là. Sauf à penser que notre rôle de « démocrates » consiste à agir pour changer le régime politique de la Russie, il s’agit de comprendre les points de vue et besoins légitimes des uns et des autres pour permettre la négociation raisonnée, la paix durable, dans le respect du principe de souveraineté et du droit international. Je n’ai aucune prétention à pouvoir agir sur ce qui se passe en Russie. Mon monde est occidental. C’est mon monde qui m’incombe, mon empire.

Supériorité morale de l’empire occidental ?

Depuis la chute du mur de Berlin, mon empire a assisté à l’effondrement quasi instantané de l’empire soviétique, de manière relativement pacifiée, et la réunification de l’Allemagne. Mon monde a ensuite observé de loin la violence sociale inouïe subie par la population russe provoquée très largement par la mise au pas capitaliste occidentale. La dissolution de l’URSS fut récompensée par un dépeçage des éléments sociaux de son régime, ses infrastructures, ses services publics. On ne peut comprendre la Russie de Poutine si on n’intègre pas ce qui fut légitimement ressenti par les Russes comme une grande humiliation.

Instruit par l’expérience, le reste du monde a quelques raisons de douter de la légitimité du bloc euro-atlantique à se proclamer les phares de la démocratie, du développement humain, et de la paix dans le monde.

Mais ce ne fut pas tout.  Dès la chute du mur du Berlin, c’est mon empire, l’Union européenne et l’Otan, qui n’ont cessé de s’étendre vers la Russie et d’une manière assez inouïe. On peut considérer, chez nous, que ceci ne fut pas à vocation impérialiste2. Mais qu’en pense le reste du monde ? Instruit par l’expérience, ce dernier a quelques raisons de douter de la légitimité du bloc euro-atlantique à se proclamer les phares de la démocratie, du développement humain, et de la paix dans le monde, et pour qui la vie aurait valeur supérieure. En atteste les innombrables civils tués au nom d’intérêts géostratégique, parfois de façon assumée, comme le rappelle les mots glaçants de l’ancienne secrétaire d’Etat étatsunienne Madeleine Albright au sujet du décès d’un demi-million d’enfants en raison de l’embargo sur les médicaments contre l’Irak dans les années 1990. Qui peut raisonnablement penser à gauche que l’Otan est un outil de paix ? Combien d’interventions sous son égide sans aval de l’ONU depuis la chute du mur ? Quel rôle joué par les pays de mon empire face à un génocide en Palestine ? N’est-ce pas notre sinistre et mortifère « marché » qui a bâti et continue à bâtir notre empire sur le fossile et la destruction du vivant ? Être de gauche ne permet pas un sentiment européo-centré de supériorité morale qui, au regard de l’Histoire, n’a pas lieu d’être. Nos guerres n’ont que le vernis de la démocratie. C’est au nom de notre « modèle » de démocratie libérale que notre « allié » a envahi l’Irak, pas en celui de Chevron, Halliburton, Texaco, etc. Et les murs ne poussent pas qu’au sud des États-Unis… À cet égard, les velléités  étatsuniennes d’arrimer l’Ukraine à l’Otan étaient bien éloignées des nobles considérations avancées. La population ukrainienne n’en voulait pas et c’est bien par l’action conjuguée des deux impérialismes (l’un étant, pour des raisons historiques évidentes, perçu comme la menace principale) , que les « souhaits » ukrainiens ont évolué.

Ces impérialismes concernent également le champ économique, chacun cherchant à mettre le pays en coupes réglées à son profit. Trump le montre aujourd’hui sans fard en demandant rien de moins à l’Ukraine que de brader ses ressources minières en échange de garanties sécuritaires. De façon plus pernicieuses, les européens cherchent également à avancer leurs pions. Ainsi, l’accord d’association UE-Ukraine, au centre des événements de Maidan en 2014, ne visait-il pas tant à promouvoir les “valeurs occidentales” qu’à constituer, pour le capital du Vieux Continent, une réserve de main-d’œuvre bon marché.

Il est aussi souvent question de la guerre asymétrique menée par la Russie en Europe et son rôle dans le développement de l’extrême droite européenne. C’est exact. Mais mon monde fait de même. Mieux encore, ce sont bien les chefs d’États européens qui sont mis sous écoute par ses propres alliés américains, et ceci depuis bien avant Trump. Et que dire de cette nouvelle administration et du rôle d’Elon Musk auprès des forces réactionnaires européennes… Cette tendance d’une certaine gauche à renvoyer vers la Russie la responsabilité des maux européens minimise l’influence « américaine ». Plus encore, elle omet que le principal sponsor des droites populistes et extrêmes en Europe sont le fait des politiques européennes elles-mêmes, au service premier des puissances du « marché ».

Le réel supplante l’idéologie

Les tensions entre ami.e.s progressistes portent aussi sur la bonne estimation des intentions de la Russie. Impérialiste, son souhait serait d’envahir toute l’Ukraine, nécessairement, et même un nombre important de zones russophones, dans les pays baltes notamment. « Elle ne s’arrêtera jamais »…  Analyser les contextes idéologiques et les ambitions impérialistes russes est indispensable, mais ceci ne doit pas nous épargner l’analyse rationnelle des capacités objectives des pays étudiés et l’histoire militaire. Un pays aussi grand et peuplé que l’Ukraine ne peut jamais être conquis avec moins de 350.000 hommes comme les Russes en avaient déployés en début d’invasion3. Lors de la première guerre de Tchétchénie, plus de 250.000 soldats russes furent mobilisés dans une guerre de près de deux ans, pour un pays de plus de 17.000 km² et de moins de 1,3 millions d’habitants, quand l’Ukraine fait plus de 603.000 km² et comptait au début de l’invasion plus de 41 millions d’habitants. De même que le discours sur une guerre rapide relève du fantasme. Jamais les guerres visant à occuper un pays ne sont rapides et se font avec si peu d’hommes. Je m’étonne qu’une gauche progressiste puisse tomber dans cet élément de propagande de guerre occidentale aussi grotesque en exagérant tant les capacités conventionnelles russes.

Mais que faire face aux possibles menaces territoriales impérialistes ?  Commençons par quantifier les forces en présence. L’Europe dispose d’un budget militaire pour les pays européens trois fois plus importants que le budget russe, en surchauffe, et qui en est à devoir faire appel aux coréens, avec une population européenne et des richesses largement supérieures. La Russie affecte plus de 6% de son PIB en 2024 à sa défense. Et rappelons que le PIB de la Russie est moitié moindre que le seul PIB allemand, et globalement équivalent aux deux tiers de celui de la France. La puissance militaire de la Russie est nucléaire. La peur européenne de l’armée conventionnelle russe est irrationnelle.

Un accord de paix sera signé bien avant le début de la construction d’une ligne de construction de chars à la chaîne en Belgique… À quoi serviront-ils ?

À quoi bon un plan de réarmement d’une telle ampleur, et décidé si rapidement sans le temps nécessaire au débat démocratique (ce qui devrait mettre la puce à l’oreille de tout  progressiste), alors que l’on sait bien que renforcer une armée demande énormément de temps, et nous engage pour facilement 15 à 20 ans vers une militarisation outrancière fondée sur des entreprises privées et qui aboutira en un complexe militaro-industriel renforcé dont on sait ce qu’il a fait des USA…  Et pourquoi développer autant les forces conventionnelles alors que nous disposons encore de la dissuasion nucléaire ? Pour préserver des micros territoires des pays Baltes ? Pour aller sur le terrain ukrainien ? Sérieusement ?  Quels enfants enverrons-nous ? Quant à l’alibi de la guerre en Ukraine et d’un retournement de position étatsunienne, pour justifier ce plan, il faut admettre qu’en aucune manière un investissement de 800 milliards d’euros dans l’armement n’aura d’importance sur ce qui s’y passe maintenant. Un accord de paix sera signé bien avant le début de la construction d’une ligne de construction de chars à la chaîne en Belgique… À quoi serviront-ils ? Où seront-ils livrés ? Qui tueront-ils ? 

Reconnaissons surtout la grande naïveté européenne (et sa duplicité qui confine à la manipulation) qui, par son plan, répond fort bien aux demandes étatsuniennes, qui ne datent pas de Trump : augmenter les budgets militaires, augmenter les achats de matériels américains, assurer le service après-vente de la guerre en Ukraine en allant y poster des forces au nom des légitimes garanties de sécurité.  Ne soyons pas dupes. Ceci vise à pouvoir s’occuper de la première menace considérée comme telle par les États-Unis :  la Chine. Accepter un tel plan de réarmement, à gauche, dans le contexte mondial qui voit un déplacement vers l’Est de l’économie mondiale n’est probablement pas le choix le plus judicieux pour la paix mondiale.

Que faire à gauche ?

Mais ce plan est quasi acquis, y compris aux yeux de cette gauche prompte à dénoncer les “Munichois”. A défaut de la convaincre d’une approche pacifiste, comment dès lors lui éviter de se fourvoyer intégralement ?      D’abord, il s’agit de s’assurer que les classes moyennes et précaires ne soient pas impactées, ni maintenant, ni demain par le biais d’une austérité devant servir à rembourser une dette contractée aux « marchés »…

Ensuite, puisqu’il s’agit d’assurer la défense européenne contre toutes les possibles interventions impérialistes, nous devons nous assurer que toute dépense militaire future soit totalement affectée à de la production européenne, et par le biais d’entreprises publiques uniquement. C’est bien de défendre le service public mais si nous ne sommes pas capables de revendiquer que la production d’armes de guerre doit toujours relever du service public, mieux vaut cacher notre honte et nous taire à jamais.

Comment pouvoir légitimer la construction d’une défense européenne sans, dans le même temps, ne pas sortir d’une Alliance pilotée par une puissance impérialiste ? 

Il va aussi de soi que la gauche européenne doit nécessairement exiger la dissolution de l’Otan. Comment pouvoir légitimer la construction d’une défense européenne sans, dans le même temps, ne pas sortir d’une Alliance pilotée par une puissance impérialiste ?  De même que nous devons nous assurer qu’une défense européenne soit bien consacrée à la défense. Ceci suppose de ne jamais intervenir en dehors de ses frontières sans mandat de l’ONU.

Et enfin, alors que l’extraction fossile est pour l’ONU le risque existentiel majeur pour l’humanité, et que sa sortie requiert des moyens importants, comment ne pas exiger sans délai un plan visant la fin à terme des combustibles fossiles, quoi qu’il en coûte ? Il ne s‘agit pas ici d’une menace possible, mais certaine ! Qui pour exiger un plan de  800 milliards pour rendre l’Europe indépendante du fossile ? Serait-ce moins saugrenu que de penser sauver l’Europe en vendant plus de chars à l’Inde et au Proche-Orient ?

Et le dernier éléphant dans la pièce pour conclure : disposer d’une défense européenne c’est bien, mais construire une réelle Europe sociale c’est mieux. Pour ce fait, il faut à minima revoir ses traités ! Aucune cohérence à gauche sans revenir sans cesse sur ce cadre institutionnel qui fait des pays européens des impuissants face au pouvoir des « marchés ».

J’aimerais que les débats au sein de la gauche puissent se conclure sur une convergence sur ces conditions.