Politique
Egales devant Allah, inégales sur terre ?
01.04.2005
« Autochtones » ou « allochtones »: Le comportement machiste règne des deux côtés. Le facteur religieux n’est souvent qu’un outil utilisé par les hommes pour justifier leur domination. Une approche autocritique et solidaire qui revendique l’autodétermination des femmes musulmanes et la reconnaissance de l’hétérogénéité de la société islamique. Ce texte est paru dans le n°30 de la revue Politique en juillet 2003. Il a été traduit du néerlandais par Anne Grauwels.
Yamila Idrissi fut candidate aux élections législatives de mai 2003 sur la liste SP.a-spirit. Elle est par ailleurs engagée dans l’association « Steunpunt Allochtone Meisjes en Vrouwen » « Centre d’aide aux filles et femmes allochtones » en français, bien qu’il n’existe pas de traduction officielle du nom de cette association La politique d’intégration actuelle a échoué puisqu’elle n’a pas réussi à effacer le retard économique, social et culturel de certaines couches de populations d’immigrés. Avec comme conséquences, pour n’en relever que deux, une sur-représentation parmi les chômeurs et un racisme quotidien. Quelques allochtones, dont je fais partie, proposent une nouvelle politique d’intégration fondée sur les principes conjoints de diversité et d’égalité. Autrement dit, une politique qui prône le respect mutuel entre allochtones et autochtones. Si nous allons jusqu’au bout de ce raisonnement, cela signifie que ces principes doivent être portés haut et fort dans chaque communauté. En d’autres termes, la diversité doit exister aussi bien au sein des différentes cultures qu’entre elles. Je voudrais m’attarder sur les principes d’égalité et de diversité au sein de la communauté allochtone (marocaine ou musulmane). Et en particulier sur l’égalité et la liberté individuelle des hommes et des femmes. Je suis consciente du fait que certains me reprocheront de donner des arguments aux adversaires de la société multiculturelle. La communauté allochtone a pourtant elle aussi la responsabilité de s’interroger sur les us et coutumes culturels qui s’appliquent à « ses » filles et à « ses » femmes et de soumettre ces habitudes à un questionnement critique afin d’en dénoncer les injustices fondamentales. Je refuse de minimaliser les problèmes, ce piège dans lequel tant de femmes allochtones tombent par peur d’être considérées comme déloyales envers leur communauté. Il est difficile de se défaire de conceptions inculquées depuis l’enfance. Le défi est également de trouver des manières de parler qui permettent d’être à la fois critiques et solidaires de la communauté allochtone qui est aussi la mienne. Koen Raes, dans un texte intitulé « De grenzen aan de tolerantie » (les limites de la tolérance), distingue deux courants philosophiques dans le débat sur le multiculturalisme. Il y a ceux qui estiment qu’il existe différentes communautés culturelles dont il s’agit de respecter les us et coutumes respectifs, même si ces derniers sont en opposition fondamentale avec les normes de base de la morale contemporaine Notons qu’ une culture n’est jamais homogène. Prendre l’homogénéité comme point de départ risque fort de n’écouter que les voix dominantes d’une communauté et rester sourd aux voix minoritaires et dissidentes. En d’autres termes, tous les musulmans ne sont pas réactionnaires. Et puis il y a le courant philosophique qui estime que la morale contemporaine prime les traditions et les coutumes culturelles. Aujourd’hui, sur la base de l’argument culturel, il serait contraire aux principes des Lumières de tolérer des pratiques que cette morale contemporaine a condamnées. Je me rallie à ce second courant de pensée. Revendiquer l’identité musulmane et ses « droits culturels » est néfaste pour les femmes musulmanes. Les défenseurs des droits culturels n’accordent pas suffisamment d’importance à la sphère privée des cultures qu’ils défendent. Or c’est dans celle-ci que les rapports de pouvoir sont les plus prononcés. Certains allochtones prétendent à juste titre que, dans la culture patriarcale occidentale, les jeunes filles d’origine musulmane ont plus de chances sur le marché de l’emploi que leurs collègues masculins parce qu’elles sont perçues comme moins menaçantes. Toutefois, il est tout vrai aussi que certains hommes de la société patriarcale musulmane utilisent l’Islam pour maintenir les femmes en position d’infériorité. Tout cela n’a rien à voir avec la religion, mais a tout à voir avec un comportement machiste. La politologue somalienne Ayaan Hirsi Ali dit très justement que des pratiques terribles et cruelles se perpétuent au nom de l’Islam : répudiation, lapidation d’une femme adultère (dont l’exemple le plus connu est celui de la Nigériane Amina Lawal) ou encore mariages forcés. Sans l’émancipation des femmes musulmanes, l’arriéré social des musulmans perdurera. Ayaan Hirsi Ali prétend qu’il y a un lien direct entre la position d’infériorité des femmes et le retard en matière d’enseignement, d’emploi, de criminalité des jeunes et de dépendance aux services collectifs. En Belgique, un assez grand nombre de femmes apprennent, à leur grand étonnement, qu’elles sont répudiées par leur époux alors que rien dans leur comportement n’indiquait une volonté de rupture. Pour ces femmes, le mari est souvent perçu comme la porte qui mène au ciel ou en enfer. Bref, celui dont leur vie dépend. Un phénomène moins connu est le fait que l’oppression des femmes est en grande partie relayée par les femmes elles-mêmes. Ce sont les mères et les belles-mères qui rendent la vie impossible à leurs filles et belles-filles. Les potins circulent sans arrêt entre cousines et tantes. Au bout du compte, ce contrôle social n’aboutit qu’au maintien de leur propre soumission. Il est frappant de constater que les femmes musulmanes sont rarement entendues. Les représentants officiels sont en majorité des hommes qui, tous, nient, banalisent et évitent les problèmes des filles et femmes musulmanes de Belgique. Il est évident que les femmes allochtones doivent pouvoir faire leurs choix elles-mêmes. Étudier et construire une carrière professionnelle ? Rester chez elles et éduquer les enfants ? Les deux ? Pour la femme musulmane, il importe surtout de pouvoir déterminer librement ses choix. Elle n’a pas besoin du prêchi-prêcha paternaliste pour faire la distinction entre ce qui est bon ou mauvais pour elle. Bref, les musulmans sont aussi des hommes. Ils font partie de la même société avec sa pluralité de rôles sociaux. Eux aussi sont père, mère, ouvrier, étudiant, citadin ou consommateur. En somme, « ce n’est pas l’Islam qui est à l’origine des injustices d’aujourd’hui, c’est l’homme » (Herman de Ley). Le débat qui sévit actuellement au sein de la communauté allochtone démontre la diversité de cette communauté et met à mal le cliché d’un groupe homogène. Dans la société musulmane, il y a aussi des gens de gauche, des gens d’extrême gauche, d’extrême droite, des réactionnaires ou des (ultra) conservateurs. Et c’est tant mieux.