Politique
Ecolo et l’idéologie (uniquement en ligne)
07.11.2014
La défaite électorale qu’a subie Écolo est à la fois spectaculaire et imprévue dans son ampleur. Ses causes ont déjà été amplement commentées. Comme le montrent les contributions présentées dans ce dossier, elles portent pour l’essentiel sur la communication du parti, son identité électorale et son positionnement politique.
Certaines analyses portent sur la stratégie de communication du parti et sa méthode de conquête du pouvoir. Elles soulignent entre autres le caractère trop technocratique de l’action et de la communication publique d’Écolo, sa prudence excessive, ou encore une crainte du débat idéologique à première vue surprenante de la part du parti qui proposait il y a quelques années de « faire de la politique autrement ».
D’autres pointent le fait qu’Écolo ne parvient ni à se présenter comme un parti non traditionnel traçant son sillon électoral propre, ni à investir durablement le territoire électoral de ses concurrents politiques. Les résultats des élections du 25 mai 2014 montrent que, même en baisse, l’électorat du Parti socialiste lui reste très fidèle K. Deschouwer, P. Delwit, M. Hooghe, B. Rihoux, S. Walgrave (dir.), « Attitudes et comportements des électeurs lors du scrutin du 25 mai 2014 », Courrier hebdomadaire, Crisp, n°2225, pp. 14-15. Les transferts de voix entre le CDH et Écolo se tarissent. La tentative de présenter Écolo comme un parti démocrate axé sur le développement de l’économie verte et la réforme des structures wallonnes n’a pas assuré de transferts électoraux durables en provenance du CDH et du MR Ibidem : a priori plus indépendant, l’électorat centriste-libéral s’est également avéré volatil. Enfin, l’émergence électorale du PTB n’a pas seulement, ni même essentiellement, coûté quelques voix précieuses sur son aile gauche : elle a démonétisé l’image de renouvellement politique qu’Écolo a longtemps portée. Par ailleurs, la défaite d’Écolo répond à un recul global des formations écologistes lors des élections européennes du 25 mai 2014. Certes, ce recul n’est pas uniforme, comme le montre le résultat de Groen. Les partis écologistes européens sont en effet ancrés dans des histoires et des systèmes électoraux très différents. Leurs soubassements idéologiques et programmatiques sont plus éclatés que ceux de la social-démocratie. Il convient toutefois de constater que les thèmes écologistes ne sont dans l’ensemble pas parvenus à s’imposer à l’agenda politique des élections européennes. Les questions environnementales en ont été assez absentes. Les thèmes de la réforme démocratique et du fédéralisme européen ont laissé la place aux questions identitaires. Les propositions socio-économiques des partis écologistes sont par ailleurs apparues peu visibles ou peu distinctes des autres partis progressistes. Ne pouvant pas se reposer sur la simple force de son organisation et de son ancrage social, Écolo doit compter sur la force de son projet : c’est ainsi que le parti écologiste se présente comme un parti de propositions davantage que comme un parti voué à représenter des intérêts ou des classes déterminés. Or, l’entreprise se heurte à une double tendance dans le champ politique. D’une part, un recentrage, ou plutôt une uniformisation des pratiques de pouvoir autour de certains thèmes-clés : libéralisation de l’économie, relance de la croissance par la compétitivité, maintien d’un filet social, et équilibre budgétaire. D’autre part, une polarisation plus grande de l’espace politique, avec l’émergence du Parti populaire et du Parti du travail de Belgique, ainsi qu’un certain rééquilibrage vers la droite du corps électoral francophone. Par conséquent, Écolo encourt le risque réel de se transformer en gauche valoisienne : un aiguillon politique structurellement minorisé, privé de possibilité réelle d’expansion politique. Écolo pourra-t-il atteindre à nouveau les résultats obtenus en 2009 en changeant sa stratégie de communication, en modifiant sa cible électorale ou en mettant en avant de nouvelles têtes ? On peut penser que les difficultés évoquées plus haut ne trouvent pas seulement leurs causes en elles-mêmes ou dans des facteurs conjoncturels, mais dans plusieurs impensés idéologiques. Le premier a trait au rapport d’Écolo à l’idéologie. Le deuxième a trait au rapport d’Écolo à l’action politique. Lié aux deux premiers, le troisième a trait au contenu du projet d’Écolo. Écolo entend se présenter comme un parti « d’idées » et de « projet » pour la société de demain. La relation difficile qu’il entretient avec la notion même d’idéologie a toutefois des conséquences pratiques sur sa capacité à s’imposer dans le champ politique francophone.
L’idéologie de la procédure
Quel est, au fond, le rapport que l’écologie politique entretient avec l’idéologie ? Selon le dictionnaire Lalande, l’idéologie se définit comme « l’étude des idées, de leurs caractères, de leurs lois, de leur rapport avec les signes qui les représentent et surtout de leur origine ». Mais elle désigne également « une pensée théorique qui croit se développer abstraitement sur ses propres données, mais qui est en réalité l’expression de faits sociaux dont celui qui la construit n’a pas conscience, ou du moins dont il ne se rend pas compte qu’ils déterminent sa pensée ». Or, le projet même de l’écologie politique tourne le dos à l’idée qu’un corpus de lois abstraites puisse expliquer et organiser à lui seul le fonctionnement de la société. L’écologie politique se présente originairement comme un discours sur les discours. Influencée par la pensée systémique mais aussi la théorie critique et le poststructuralisme, l’écologie politique s’est érigée sur le constat que les grands programmes idéologiques du XXe siècle ont failli à décrire et transformer la société, et qu’ils sont aujourd’hui inaptes à comprendre les formes contemporaines de pouvoir et/ou d’injustice. Une part importante de la critique écologiste du capitalisme, du productivisme et du socialisme consiste précisément à dévoiler leur nature idéologique – comprise dans le second sens du terme. Les questions de justice, de solidarité et d’économie ne peuvent plus être comprises à partir d’un lieu de pouvoir ou d’un foyer explicatif isolé, mais à travers l’interrelation de différents langages sociaux, formes de pouvoir et types de domination – que ceux-ci soient économiques, culturels ou symboliques. Dans ce cadre, aucun principe naturel ou métaphysique n’est à même de régler unilatéralement ces questions. Bien que l’écologie politique désigne un projet politique substantiel visant à défendre l’environnement et de nouvelles formes de solidarité, elle se caractérise également par son approche procédurale des décisions collectives : la délibération n’est pas justifiée parce qu’elle respecte tel ou tel principe de justice, mais parce qu’elle contribue à les définir.
Ce recul critique vis-à-vis des grands récits représente un apport important de l’écologie politique. Toutefois, quelle que soit la méthode et la qualité de ses débats internes, l’écologie politique est elle-même une idéologie parmi d’autres. Comme toutes les idéologies, la recherche de la cohérence parfaite peut la couper du réel qu’elle prétend décrire. À l’inverse, nier l’importance d’un travail idéologique assumé comme tel ne conduit pas seulement à affaiblir le discours écologiste mais aussi son action politique : considérer que l’écologie politique se distingue des autres idéologies par sa capacité à remplacer l’opinion ou le bruit du monde par « l’intelligence collective » conduit, au choix, à une culture du vide politique ou à une forme paradoxale d’élitisme. Pour dire les choses un peu sommairement, Écolo a tendance à se présenter à la fois comme le parti de la démocratie et le parti de la raison : un processus de délibération ouvert, bien conçu, non manipulé et égalitaire est censé conduire à la bonne solution, et cette bonne solution est censée correspondre au programme écologiste. Dans ce cadre, Écolo n’est pas seulement tenté d’utiliser le mantra de la « délibération » ou de la « bonne gouvernance » comme une sorte de deus ex machina chargé de résoudre toutes les contradictions possibles. D’une part, la volonté d’être le parti de « l’intelligence collective » donne paradoxalement un prétexte à sa particratisation. L’idée qu’Écolo constitue une mini-démocratie délibérative autonome justifie le fait que tout passe par le parti et en son sein. L’assemblée générale est valorisée quand elle permet d’alimenter l’idée qu’Écolo peut avoir raison contre tous ; son principe est sévèrement amendé et est remis en question dès lors qu’il s’agit de restaurer en interne un fonctionnement raisonnable. D’autre part, le parti se trouve face à un angle mort lorsque le processus démocratique refuse obstinément de produire la « bonne » décision : faut-il changer la procédure ? Faut-il éduquer le citoyen plus correctement ? Ou doit-on admettre que l’écologie politique n’a pas le monopole de l’intelligence collective ? Le responsable Écolo risque rapidement d’endosser la chasuble du technocrate procédural, ou d’un premier de classe buté qui donne des leçons de démocratie. La rédaction du manifeste de 2012 tourne le dos au thème du « parti de l’intelligence collective », et défend désormais la démocratie comme étant le régime le plus à même de promouvoir l’égalité de tous. Cette inflexion n’a toutefois pas encore connu de traduction concrète dans la communication publique du parti.
Être et vouloir être
La méfiance d’Écolo vis-à-vis des grands discours s’explique également par leur caractère potentiellement manipulatoire. Une idéologie est à la fois un modèle explicatif et prescriptif, dans la mesure où elle prétend décrire les choses comme elles sont tout en exposant la manière dont elles doivent être. La tentation existe donc de vouloir décrire le réel pour qu’il rentre le plus commodément dans le modèle normatif proposé. La méfiance que l’écologie politique éprouve pour le marxisme scientifique trouve sa source dans cette analyse : l’art de frapper sur l’enclume pour la transformer en marteau contribue parfois à changer les réalités sociales, mais s’appuie sur un rapport faussé ou mensonger au langage politique. Cette réticence ne doit toutefois pas faire perdre de vue un point que les grandes idéologies du XXe siècle ont à la fois compris et permis de comprendre : défendre des idées, c’est aussi adopter une manière de les défendre. Or, force est de constater qu’il existe un écart substantiel entre la manière dont Écolo conçoit le fonctionnement de l’espace démocratique et la manière dont le parti tente de s’y imposer. L’idée ne consiste pas à dire que l’écologie politique est sans stratégie ni méthode : peu de programmes politiques ont poussé aussi loin la réflexion sur le renouvellement des institutions démocratiques et des formes de militantisme. Elle ne consiste pas davantage à dire que cette réflexion a été sans effet sur le champ politique : un rapide survol du volet « renouveau politique » de la sixième réforme de l’État ou des bilans régionaux en matière de gouvernance publique montre que ce n’est pas le cas. Par contre, il existe d’importantes contradictions entre la manière dont Écolo conçoit le fonctionnement démocratique et la manière dont le parti conçoit son propre fonctionnement. Tout d’abord, Écolo critique les modèles élitistes de démocratie tout en partageant certains de leurs traits au niveau de son fonctionnement interne. Écolo s’est originairement présenté comme un parti-mouvement, régénérant la politique par le bas et ne faisant pas de la représentation parlementaire un objectif en soi. Or, comme le montre Benoît Lechat, le processus effectif de fondation d’Écolo ne correspond pas tout à fait à cette imagerie. Écolo a été formé par des militants fortement politisés, provenant de la société civile organisée comme des mouvements fédéralistes wallons B. Lechat, Écolo, la démocratie comme projet. Tome 1 : 1970-1986, du fédéralisme à l’écologie, Éditions Etopia, 2014, pp. 46-63, 104-123 et 155-187. Ceux-ci n’ont jamais, malgré d’amples débats sur le sujet, organisé Écolo en un parti-mouvement Ibidem, p. 188-205 : l’objectif derrière la création d’Écolo était avant tout de faire élire des représentants. Dans ce cadre, la manière dont Écolo conçoit l’activité parlementaire consiste davantage à retourner aux principes d’origine du parlementarisme libéral que de contester ses fondements. L’écologie politique dénonce la déconnexion de la représentation avec l’espace public et, plus largement, les limites du parlementarisme libéral. Elle propose de les compléter par des mécanismes de démocratie directe et/ou participative. Toutefois, il est intéressant de constater que le programme écologiste valorise également plusieurs traits importants du parlementarisme libéral, qu’il s’agisse de l’autonomie des représentants par rapport aux représentés, du primat de la délibération sur l’idéal de la représentation-miroir, ou d’une suspicion générale vis-à-vis de la professionnalisation de la politique. Dès lors, comment défendre à la fois l’autonomie du travail des représentants et le maintien d’un lien direct, voire impératif, entre l’espace social et l’espace politique ? L’indépendance de ses mandataires et le travail collectif du parti ? Une plus grande intégration de l’expérience vécue dans le débat démocratique et une délibération dépassionnée ? Enfin, et de manière générale, comment est-il possible de renforcer le régime parlementaire tout en lui imaginant des alternatives ?
En outre, Écolo a bâti sa fortune politique sur un modèle de démocratie dont les écologistes critiquent également les possibles effets pervers. D’une part, Écolo a calqué sa stratégie et sa communication politique sur les caractéristiques de ce que Bernard Manin appelle la « démocratie du public » B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995 : le déclin des partis de masse, une volatilité croissante de l’électorat, la construction du rapport parti/électeur comme la rencontre d’une offre et d’une demande politique, une communication électorale basée sur des stratégies de récit et d’amorçage psychologique L’amorçage est une technique de communication politique consistant à « mettre en relief certaines questions en leur accordant plus d’espace dans le discours, avec l’objectif d’induire les électeurs à se concentrer sur ces questions au moment de choisir entre les candidats ». J. Druckman, L. Jacobs, E. Ostermeier, « Candidate Strategies in Prime Issues and Images », The Journal of Politics, vol. 66, 2004, p. 1181. C’est ainsi qu’un acteur politique pourra choisir d’associer un même concept, par exemple la liberté individuelle, à des thèmes aussi différents que le droit à la sécurité ou le droit à la vie privée. D’autre part, l’écologie politique reste profondément influencée par les travaux de l’École de Francfort sur la société médiatique, et la dénonciation debordienne de la société du spectacle. L’idéal participatif et le libéralisme de principe se rejoignent dans une critique commune de la consumérisation du débat public, du monopole des médias de masse, de la personnalisation politique, des perversions de la télécratie. Dans ce cadre, dans quelle mesure ces traits négatifs sont-ils dissociables du fonctionnement « normal » de la démocratie du public ? En quoi une affiche électorale dessinée par François Schuiten Élections communales de 1982 diffère-t-elle d’une publicité électorale particulièrement frappante ? En quoi le slogan « Des solutions pour chacun » Élections régionales de 2009 est-il autre chose qu’une manière de réduire le geste électoral à un geste de consommateur ? En quoi la trouvaille du « Quand c’est vert, on avance » Élections fédérales, régionales et européennes de 1999 est-elle plus respectueuse de l’intelligence du citoyen que le « Yes we can » obamien ? Il ne s’agit pas ici de faire le procès de la démocratie du public ou de la communication d’Écolo, mais de souligner que les perversions politiques qu’Écolo dénonce ne sont pas forcément dissociables des traits que le parti valorise dans ses pratiques, et qui ont parfois contribué à son succès. Le choix éventuel d’une communication sobre et axée sur des éléments programmatiques risquerait de priver Écolo de l’arsenal de propagande sur lequel il construit son ascension électorale. À l’inverse, l’adoption d’une communication de masse l’identifierait chaque jour davantage aux partis dits traditionnels. Par ailleurs, le retour à une communication visant à assurer avant tout la notoriété des thèmes écologistes, et à détourner à ces fins les codes de la démocratie d’opinion, ne semble plus être à l’agenda du parti. Enfin, Écolo partage une grande part des idéaux portés par les luttes sociales et syndicales Le Manifeste du 23 juin 2013 prend ainsi la peine de souligner que les écologistes veulent « prolonger les mouvements qui combattent toutes les formes de privilèges, d’exploitation et d’ignorance, mouvements dans lesquels s’ancrent depuis plus de deux siècles les valeurs de la gauche ». Le décalage avec la déclaration de Peruwelz/Louvain-la-Neuve de 1985, qui fut sans doute le premier grand texte de référence idéologique du parti, est frappant à cet égard tout en ne s’étant jamais constitué en parti de masse. Ainsi qu’évoqué plus haut, l’écologie politique dénonce à la fois la politique des notables et la démocratie d’opinion. Toutefois, la philosophie politique d’Écolo valorise l’autonomie de l’acteur politique, la séparation de la sphère sociale et de la sphère politique, l’idée que la décision politique résulte d’un processus de transformation des opinions. Elle associe par ailleurs le mouvement social davantage à l’action de la société civile organisée et du militantisme non aligné (féminisme, pacifisme, mouvements de reconnaissance des minorités…) qu’à la mobilisation de masse de la population. Qu’il s’agisse de les apprécier ou de les déprécier, ces idées ne sont pas celles à partir desquelles la social-démocratie – et plus largement les partis de masse du XXe siècle – a émergé. Ainsi que B. Lechat le souligne, les textes fondateurs d’Écolo insistent au contraire sur la nécessité de créer des formes de mobilisation alternatives au syndicalisme, de dépasser le système des piliers, d’éviter les pièges de la cogestion consociative B. Lechat, op.cit. Le fonctionnement en assemblée générale procède quant à lui d’un rejet explicite du fonctionnement par cooptation des partis de masse, qu’il s’agisse du PS ou du PSC de l’époque. La volonté manifestée depuis une vingtaine d’années de se rapprocher des mouvements syndicaux ne peut faire oublier qu’il subsiste un décalage entre les luttes que le parti soutient et les formes de mobilisation dont il est issu.
Le rapport au programme idéologique
Enfin, le rapport d’Écolo à l’idéologie se répercute sur le contenu de son programme. Certes, les programmes partisans ne sont jamais entièrement cohérents, et leur rédaction exige souvent des arbitrages internes byzantins : un parti politique regroupe, par définition, des citoyens qui ne pensent qu’approximativement la même chose. Néanmoins, certains des angles morts du programme d’Écolo découlent également du refus du parti d’assumer la nature idéologique de ceux-ci. Ils ne sont pas sans conséquences sur la communication publique du parti. Matérialisme et post-matérialisme Une première tentation consiste à dénier au débat d’idées sa dimension idéologique, et le prendre uniquement comme une simple question d’ajustement politique. Écolo tend parfois à croire que des arguments politiques qui sont objectivement en tension peuvent coexister tranquillement dans le programme et la communication politique du parti, en tant que signe de la complexité naturelle de l’écologie et de son pragmatisme bien pensé. Écolo se positionne – avec des pudeurs parfois amusantes – comme un parti de gauche, dans la mesure où son projet se fixe pour objectif de lutter pour l’égalité de tous, et de combattre toutes les formes de domination politique et sociale. La poursuite de ces objectifs demande de réorganiser la production et la distribution des ressources de telle sorte que tous les citoyens puissent jouir d’une égale liberté. Or, Écolo conteste également l’idée que la politique consiste avant tout à répartir des ressources matérielles. Faire de la politique autrement, c’est aussi penser la politique au-delà de sa dimension matérialiste. L’écologie veut promouvoir une société conviviale et la sphère autonome de l’individu. Une institution n’est considérée comme juste que si elle ne dégrade pas l’autonomie personnelle en devenant indispensable, que si elle ne crée ni esclave ni maître, et qu’elle élargit le rayon d’action personnel de l’individu I. Illich, La convivialité, Paris, Seuil, 1973. L’écologie politique valorise ainsi l’ensemble des « activités productives dont le produit n’est ni vendu sur le marché ni commandé par une autorité publique » P. Van Parijs, « De la sphère autonome à l’allocation universelle », in C. Fourel (éd.), André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 166. Elle entretient ce faisant un rapport méfiant vis-à-vis de la valeur travail, ou l’idée que la production de tous aboutit au bien-être de chacun.
Cette dimension post-matérialiste est un point important de l’écologie politique. Elle suscite toutefois une difficulté : comment penser la question des inégalités tout en considérant que la question des ressources n’est pas prioritaire ? Un pan important de l’écologie politique assume de front la discussion sur l’identification des ressources utiles au bien-être de tous, leur mode de production, et la meilleure manière de les redistribuer. Toutefois, considérer que cette question est purement abstraite, ou peut être résolue en ménageant la chèvre de la « croissance alternative » et le chou de « l’économie verte » peut poser des problèmes de lisibilité. Soit Écolo tente de montrer – « L’écologie est l’avenir de l’économie » – que l’écologie est utile à la production de biens et à la croissance, au risque paradoxal de réduire l’économie à sa dimension productive. Soit Écolo considère que la question des ressources n’est pas centrale pour lutter contre les inégalités, et qu’être de gauche requiert avant tout de promouvoir le vivre-ensemble, la solidarité et la citoyenneté. Or, il convient de constater qu’une société peut être à la fois solidaire, citoyenne et injuste. Et qu’il n’est pas certain qu’il vaille mieux vivre dans une société solidaire et injuste que dans une société juste mais peu solidaire. Dans ce cadre, soit Écolo défend l’idée que les inégalités sociales et politiques sont avant tout d’ordre symbolique et culturel. Soit Écolo considère qu’il est difficile de parler d’égalité sans considérer les conditions de répartition – et donc de production – des ressources matérielles. Il revient alors à l’écologie politique de montrer qu’elle prend au sérieux les combats de la gauche tout en renouvelant leur formulation. Or, comme le souligne cruellement Daniel Zamora, ce n’est peut-être pas en respectant les pauvres qu’on lutte pour l’égalité D. Zamora, « Plaidoyer contre le respect des pauvres », Politique, n°83, janvier-février 2014. Ces lignes ne visent pas à dire que la lutte pour l’égalité et le dépassement du productivisme sont incompatibles, ou que les inégalités sont seulement une affaire de redistribution des ressources matérielles. L’écologie politique a peut-être les outils idéologiques pour répondre à ces questions. Toutefois, tant que celles-ci seront considérées comme un simple problème de communication ou d’équilibrage interne, elles risquent d’écarteler Écolo entre deux types de critiques. La première consisterait à considérer qu’Écolo n’est qu’un parti social-démocrate un peu ravalé : en quoi le thème de l’économie verte se distingue-t-il de la promotion du capitalisme environnemental ? En quoi les propositions d’Écolo en matière de justice et de sécurité sociale diffèrent-elles du programme du Parti socialiste ? La seconde consiste, au contraire, à considérer l’écologie politique comme l’aiguillon festif, libéral et culturel de la gauche. Marie-Antoinette demandait à ses serviteurs qu’on apporte de la brioche au peuple. Écolo donne parfois l’impression de réduire la justice sociale à plus de solidarité dans les quartiers et davantage de vivre-ensemble dans l’entreprise. La démocratie comme deus ex machina Une seconde tentation consiste, à l’inverse, à assigner à l’écologie politique un rôle qu’elle ne peut pas tenir, à savoir un mode de résolution objectif des conflits sociaux. Le titre de l’ouvrage de B. Lechat, La démocratie comme projet B. Lechat, op.cit , expose peut-être sans le vouloir l’ambiguïté profonde du rapport d’Écolo à la démocratie. Il rappelle à un premier niveau l’exigence de renouvellement démocratique qui parcourt de part en part le programme d’Écolo, qu’il s’agisse d’associer davantage le citoyen à la décision politique ou de proposer de nouveaux modes de délibération collective. Mais il recouvre également l’idée qu’il revient à la démocratie de définir et de justifier rationnellement le projet d’une communauté politique. Dans ce cadre, la réforme démocratique ne se justifie pas seulement, ni même essentiellement, pour des raisons d’égalité politique. Elle se légitime par le fait qu’elle forme l’intelligence collective et contribue à la transformation de la société. La démocratie est désirable car elle constitue un mode rationnel et progressiste de décision politique. Cette conception de la démocratie est proche de certains courants des théories dites délibératives de la démocratie J. Cohen, « An Epistemic Conception of Democracy », Ethics, n°97, 1986, pp. 26-38 ; J. Cohen, « Procedure and Substance in Deliberative Democracy », in S. Benhabib (éd.), Democracy and Difference: Contesting the boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996, pp. 95-119 ; J. Elster, « The market and the Forum: Three varieties of political theory », in J. Elster, A. Hylland (éd.), Foundations of Social Choice Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; H. Kamienka, L’écologie motocultable : défaite, délibération, renaissance, Luxembourg, Éd. Nojean Clechoute, 1989. Mal comprise ou détournée, elle conduit toutefois à réduire la décision publique à une technique de management de la rationalité collective. Une bonne procédure de consultation est censée produire de bons résultats. Une campagne menée avec intelligence dans une démocratie saine ira donc forcément à l’avantage de l’écologie politique. Dans ce cadre, le slogan « faire de la politique autrement » peut paradoxalement conduire à une définition assez pauvre de la démocratie. En effet, que faire lorsque les résultats d’une consultation/assemblée générale ne correspondent pas aux « bons » résultats ? À l’inverse, pourquoi la démocratie devrait-elle être défendue en dépit du fait qu’elle ne représente pas toujours une plus-value pour la délibération ? La tendance consistant à justifier la démocratie à partir de sa capacité à fournir les bonnes réponses explique en un sens pourquoi Écolo n’a pas réellement pris la mesure de la crise de confiance démocratique de ces dernières années Comme semble par ailleurs l’indiquer le degré de satisfaction et de confiance moyen vis-à-vis des institutions des électeurs ayant voté pour Écolo en 2014 : cf. K. Deschouwer et al., « Attitudes et comportements des électeurs lors du scrutin du 25 mai 2014 », op.cit., pp. 27-29. Quelques-unes de ses individualités mises à part, Écolo a présenté la crise financière puis la crise politique de 2010-2011 comme un problème de gestion collective de la négociation, pas comme un enjeu démocratique. Les écologistes considèrent aujourd’hui qu’une réforme de l’État sous huis-clos est par principe préférable à la tenue d’un véritable débat public sur la forme que doivent prendre nos institutions démocratiques. Ils n’ont pas paru penser que la ratification du Traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) n’a pas seulement un impact sur le périmètre d’action de l’État mais aussi sur le fonctionnement des institutions démocratiques Cet argument constituant un des moyens principaux du recours introduit le 13 décembre 2013 par la Ligue des Droits de l’Homme et la CNE contre la norme d’assentiment fédérale relative au Traité européen sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG).
Triangulation
Afin de se reconstruire politiquement, Écolo rebâtira sans doute son programme, identifiera des thèmes-clés en phase avec l’opinion publique, réformera certains aspects de son organisation interne et élira peut-être une autre équipe présidentielle pour porter le flambeau du parti. Ces lignes ont voulu montrer que cette entreprise fera face à des difficultés pratiques et stratégiques importantes si elle n’assume pas sa nature idéologique, qu’il s’agisse du rapport d’Écolo au débat d’idées, de sa conception de l’action politique ou de certains débats de fond concernant son programme. Écolo a bâti sa victoire électorale aux élections de juin 2009 sur une stratégie de triangulation, un pragmatisme affiché, et un programme ambitieux de réforme de la gouvernance publique : pour reprendre les mots entendus de la bouche d’un dirigeant d’Écolo de l’époque, ce n’est pas en faisant de la philosophie qu’on dépasse 8% des voix. Ces lignes font quant à elles l’hypothèse que la plus sûre manière de retrouver ce plancher électoral a été de croire que l’idéologie ne compte pas, ou qu’Écolo est immunisé contre ses effets pervers. Un mouvement politique meurt soit de ne rien trouver à dire, soit de refuser de dire quoi que ce soit : Écolo risque plutôt de céder au second écueil.