Idées • Guerres et conflits
En débat. Du bon usage du mot pogrom
16.10.2024
« Présente aujourd’hui à Uccle pour honorer la mémoire de toutes les victimes du pogrom du 7 octobre 2023. Il est temps que les otages soient libérés. Il est temps que le bain de sang cesse de toutes parts. »
En postant ce statut sur son profil Facebook et X (ex-twitter), le 7 octobre 2024, Marie Lecocq, la coprésidente d’Écolo, ne pensait sans doute pas encaisser un nombre aussi important de commentaires négatifs, que ce soit sur les réseaux sociaux ou en dehors.
En cause, l’usage jugé impropre du terme « pogrom » qui réduirait les massacres commis par le Hamas durant la journée du 7 octobre 2023 à leur seule dimension antisémite. Dimension, par ailleurs, largement contestée au sein de la gauche, dès lors qu’elle n’entre pas dans un format prêt-à-penser d’une lecture purement décoloniale du conflit israélo-palestinien.
Qu’importe d’ailleurs, si cette lecture est complètement décontextualisée d’un processus historique où le fait colonial joue évidemment un rôle essentiel, mais dont les causes et motivations méritent d’être analysées autrement que par une analogie mimétique aux processus de colonisation menés par les puissances occidentales.
Le terme « pogrom » occulterait la nature même du 7 octobre, qui serait un acte de résistance.
La « problématisation » du terme pogrom, du moins pour les contradicteurs de la coprésidente d’Écolo, est simple à résumer : ce terme occulterait la nature même du 7 octobre qui serait, non pas un acte antisémite, mais plutôt un acte de résistance, aussi barbare soit-il, face à l’occupation et à la colonisation des territoires palestiniens.
Par ailleurs, en utilisant ce terme, Marie Lecocq se serait rendue coupable de relayer la propagande israélienne, qui aurait fait du terme « pogrom » un de ces principaux axes narratif du 7 octobre.
Sur ce dernier point, relevons que le terme, qui revient régulièrement dans la qualification de ces massacres en Israël, est celui de « tevach » qui désigne, en hébreu, l’abattage d’animaux, la boucherie et, par extension, un massacre barbare d’humains.
Ce que pogrom signifie
Le mot pogrom, tel qu’il est entré dans le vocabulaire français, désigne en premier lieu les actes de violence perpétrés par des populations de l’Empire russe à l’encontre des minorités juives, actes le plus souvent encouragés par les autorités. Selon l’historien Tal Brutmann, son usage pour qualifier les massacres du Hamas, serait impropre dès lors que, dans son acception historique, le pogrom a pour principal objectif le pillage de biens appartenant à ces minorités et non leur massacre.
Dans son œuvre monumentale « la destruction des Juifs d’Europe », Raul Hillberg, un des plus grands historiens de la Shoah, définit, lui, le pogrom comme «une brève explosion de violence d’une communauté contre un groupe juif qui vit au milieu d’elle-même ». Hillberg considère donc le terme dans une acception plus large dès lors qu’il englobe les violences à l’égard des Juifs, qu’elles soient ou non encouragées par les autorités.
Le mot est entré dans le langage courant pour désigner un déchaînement de violence contre une minorité.
C’est dans ce sens que le terme est utilisé bien après la fin de l’Empire russe, notamment pour désigner des massacres de Juifs intervenus après la Seconde Guerre mondiale à Tripoli (Lybie) en novembre 1945 ou à Kielce (Pologne) le 4 juillet 1946.
Au-delà de cette définition purement historique, il est, par ailleurs, établi que le mot pogrom est entré dans le langage courant pour désigner un déchaînement de violence contre une minorité. Le terme pogrom est, en effet, mis à toutes les sauces, en ce compris en Israël où il est utilisé par certains pour désigner les attaques de colons israéliens contre les habitants palestiniens de la Cisjordanie.
La matrice idéologique et opératoire du Hamas est restée enfermée dans un récit complotiste et antisémite qui dépasse largement le cadre de la résistance.
Si on se réfère à sa dimension sémantique, l’usage du terme pogrom pour désigner les massacres du 7 octobre 2023 peut évidemment être débattue, dès lors que les populations civiles visées par le Hamas ne constituaient pas une minorité (notons toutefois que cette notion n’apparaît pas dans la définition du pogrom par Hillberg).
Un mot symbole
Dans sa dimension politique, la question semble moins facile à résoudre et mérite qu’on s’y attarde.
S’il faut s’interdire d’y voir la seule grille de lecture du possible du 7 octobre, il semble difficile de nier le caractère antisémite des massacres du Hamas. Tout simplement parce qu’il est difficile de nier l’antisémitisme du Hamas. Le récit de la domination israélienne qu’en fait sa charte de 1988 contient de nombreux référents antisémites qui furent utilisés pour justifier les violences contre les populations juives d’Europe avant la Shoah.
La matrice idéologique et opératoire du Hamas est restée, malgré des évolutions, enfermée dans un récit complotiste et antisémite qui dépasse largement le cadre de la résistance à l’occupant et de la libération des territoires illégalement occupés. Dans l’’idéologie du Hamas, antisémitisme et résistance à l’occupation sont intrinsèquement liés et il est impossible d’analyser le 7 octobre sous un seul de ces angles.
Il n’est pas question de trancher la controverse, mais d’admettre que l’usage du terme pourrait, a minima, être débattu sereinement.
Il est, par ailleurs, utile de prendre en considération la portée symbolique de l’attaque de Kibboutz (et du massacre de leurs populations civiles), implantés dans les limites géographiques accordées à l’État juif par le plan de partage de 1947. Ces attaques de communautés juives perçues comme « isolées » (même si évidemment on se doit de relativiser cette assertion dans le contexte ultra-sécuritaire du sud d’Israël) a eu une résonance historique importante au sein des communautés juives européennes.
Dans ce contexte, la référence au pogrom, à défaut de « coller » parfaitement à la définition historique, doit pouvoir être comprise dans cette dimension symbolique. Il n’est pas ici question de trancher la controverse, mais simplement d’admettre que l’usage du terme pourrait, a minima, être débattu sereinement.
Entre procès d’intention et simplification
Est-ce à dire que ce débat empêcherait la prise en considération des autres motivations qui ont conduit le Hamas dans la préparation et l’exécution de la plus grande opération armée menée par une organisation palestinienne depuis 1948 ? Certainement pas. Le Hamas n’a pas visé que des populations civiles mais également des bases militaires. Même si l’énorme déséquilibre entre les victimes civiles (qui constituent à elles-seules plus de 70% du total des décès) et militaires, ainsi que la prise d’otages de près de 150 civils, démontre que l’objectif premier de l’opération était de terroriser l’opinion publique israélienne plutôt que de viser les objectifs opérationnels classiques qu’une action militaire.
Il y a également les motivations politiques de ces attaques, intrinsèquement liées au contexte géopolitique du Proche-Orient et aux rapports de force de plus en plus défavorables aux Palestiniens depuis le rapprochement opéré entre Israël et une série de pays arabes de la région. Rapprochement que le Hamas a souhaité faire voler en éclat pour remettre la question palestinienne au centre du jeu.
La complexité de l’analyse de ce qui s’est produit le 7 octobre 2023 invite à ne pas résumer le déclenchement de ces événements à une seule cause.
La complexité de l’analyse de ce qui s’est produit dans le sud d’Israël le 7 octobre 2023 invite à ne pas résumer le déclenchement de ces événements à une seule cause. Par ailleurs, il devrait également être possible de penser que cette multiplicité de cause n’implique pas qu’elles s’annulent.
Enfin, et pour en revenir au cœur du débat, discuter de la nature des massacres du Hamas, n’implique pas qu’on cherche à invisibiliser les 40.000 morts palestiniens, les premières conclusions de la justice internationale sur le risque de génocide à Gaza, la fascisation rampante d’une partie de la société israélienne et l’action criminelle de son gouvernement. Qu’on ne vise pas à mettre sur un même pied, les massacres du 7 octobre et l’éradication d’un territoire dont l’ampleur rejoint en intensité (voire les dépassent) les précédents récents comme les destructions commises par l’armée russe à Marioupol, en Tchétchénie et en support du régime de Bachar al-Assad en Syrie (et en particulier à Alep).
Un faux dilemme
Non, l’utilisation du terme pogrom un an après le 7 octobre invite simplement à prendre en considération qu’il y a également eu une part de souffrance dans « l’autre camp ». Qu’on le veuille ou non, cette souffrance a résonné jusqu’en Europe, comme beaucoup d’éléments d’un conflit qui structure notre champ politique.
L’utilisation du terme invite à prendre en considération qu’il y a eu une part de souffrance dans « l’autre camp ».
La reconnaissance ne revient ni à la mettre en rapport, ne serait-ce que sur un plan purement proportionnel, à celle du peuple palestinien, mais cela ne devrait pas empêcher qu’elle puisse également être entendue, notamment le jour de la commémoration du premier anniversaire des massacres.
Et c’est en cela que le statut de Marie Lecocq, aussi débattable soit-il, aurait mérité mieux qu’une énième controverse au sein de la gauche, où certains se sont arrogés le pouvoir et la supériorité morale de définir qui sont les meilleurs alliés de la cause palestinien et qui en sont les traîtres.