Politique
Droite radicale : de la marge au « mainstream »
11.04.2022
Cet article a paru dans le n°111 de Politique (mars 2020)
Le 26 mai 2019,la Flandre s’est éveillée après un nouveau « Dimanche noir[1.Dénomination du scrutin du 24 novembre 1991, qui vit un succès retentissant du Vlaams Blok, passant de 2 à 12 sièges à la Chambre.] ». Grand vainqueur des élections, le Vlaams Belang a appelé les autres partis flamands à rompre le cordon sanitaire. Cette pratique, datant de 1989, est le refus formel des différents partis flamands d’entrer dans une coalition avec ce parti de droite radicale[2.L’autrice adopte ici le point de vue des chercheurs en science politique qui estiment que les termes « d’extrême droite » ne s’appliquent qu’aux partis qui rejettent la démocratie.]. Bien que différents partis flamands soient réticents à l’égard d’une coalition avec le Vlaams Belang, la N-VA a affirmé vouloir rejeter l’idée du cordon sanitaire et respecter le signal de l’électeur. Pour la première fois dans l’histoire belge, des discussions en vue de la formation d’une coalition ont eu lieu avec un parti de droite radicale.
Selon un sondage réalisé par VTM Nieuws et Het Laatste Nieuws, la plupart des électeurs de droite ne seraient pas opposés à une collaboration avec le Vlaams Belang. La toute grande majorité (85 %) des électeurs du parti nationaliste flamand N-VA serait même en faveur d’une coalition avec le VB. Cela ne serait pas étonnant, puisque ces deux partis semblent fonctionner comme des vases communicants. Le passage vers la N-VA, en 2012, d’élus VB – parmi lesquels quelques poids lourds ayant participé à la rédaction du programme si contesté des « 70 points[3.Notamment Karim Van Overmeire. Voir l’article de Lode Vanoost « Alost, Asse ou Londerzeel ? », dans ce dossier (NDLR).] » – a conduit à une victoire éclatante de la N-VA lors du scrutin de 2014. Quant aux pertes enregistrées par la N-VA lors des élections de 2019, elles semblent être dues essentiellement au retour de certains électeurs vers le VB.
Cette sympathie pour la droite radicale ne se révèle pas seulement chez les nationalistes flamands : dans les partis de gauche (SP.A, Groen, PVDA) il y aurait aussi des électeurs qui accepteraient une collaboration avec le VB. C’est un signe clair que le discours de la droite radicale est considéré comme normalisé, d’une part à cause de la montée de la droite radicale, et d’autre part en raison du fait que les partis traditionnels, soumis à la pression électorale, reprennent de plus en plus l’agenda de la droite radicale. Avec sa théorie de la contagion of the right (« contagion de la droite »), J. Van Spanje[4.J. Van Spanje, Contagious parties: Anti-immigration parties and their impact on other parties’ immigration stances in contemporary Western Europe, Party Politics, 2010, 16(5), p. 563-586. ] signalait déjà en 2010 l’effet de contamination des points de vue de la droite radicale lorsque ceux-ci sont appréciés par les électeurs. Les partis traditionnels reprendraient le discours et les positions de la droite radicale dès lors que ceux-ci apportent des gains électoraux.
La « crise des réfugiés »
La « crise des réfugiés » (en fait, plutôt une crise de l’accueil) en 2015 a fait ressortir que les partis de droite radicale n’étaient pas les seuls à défendre des approches contestables, mais que celles-ci étaient reprises avec enthousiasme par d’autres formations politiques. Le discours autour de la migration s’est durci : les réfugiés et les migrants sont évoqués comme des intrus et des termes comme « flux de réfugiés », « envahir » et « évacuer » sont devenus courants.
Différents politiciens, au-delà des appartenances partisanes, adoptent un langage aussi musclé que celui de la droite radicale en ce qui concerne la migration et la « crise des réfugiés ».
Le président du SP.A, John Crombez, a plaidé en février 2016 en faveur des refoulements. Depuis lors, Johan Vande Lanotte[5. Ancien président du SP.A et ancien vice-Premier ministre (NDLR).] a préconisé, en 2018, une « tolérance zéro » à l’égard des « transmigrants ». En 2017, la présidente de l’Open VLD, Gwendolyn Rutten, a défendu sa position selon laquelle « notre style de vie est supérieur à tous les autres ». Auparavant, elle avait déjà été critiquée pour son message de nouvel an : « soyez normaux ou partez », une variante moderne de « s’adapter ou dégager », le slogan bien connu du Vlaams Belang. La tête de liste SP.A Jinnih Beels[6. Née d’un père belge et d’une mère indienne, tête de liste SP.A aux élections communales de 2018 à Anvers (NDLR).] a également déclaré, lors d’une interview commune avec Filip Dewinter, que le terme de racisme était employé à tort et à travers : elle faisait allusion au fait que le prédécesseur de Filip Dewinter avait été critiqué pour sa déclaration faite au Parlement – après avoir criminalisé l’immigration – selon laquelle « dans 10 ans le bourgmestre d’Anvers sera un Marocain, un Turc, ou un Nègre ».
Ce discours, combiné avec l’accueil de figures de la droite radicale, est devenu mainstream au cours des dernières décennies, avec les conséquences que l’on pouvait attendre sur le contenu des politiques menées. Selon la Ligue des droits humains, les partis gouvernementaux ont exécuté, au cours des 20 années écoulées, la plus grande partie des 70 points du programme contesté du VB. Le refus d’une participation formelle du Vlaams Belang à un gouvernement n’a pas entraîné le refus de son discours et de son programme, au contraire.
L’adoption du récent accord de gouvernement flamand nous montre clairement qu’il ne faut pas s’attendre à un changement de cap dans les prochaines années. Ainsi, après des décennies, le premier point du plan en 70 points se réalise : la Flandre ne financera plus Unia, le centre interfédéral pour l’égalité des chances. De même, l’arrêt du subventionnement d’associations ethnoculturelles – parce que, selon l’accord de gouvernement, elles collaborent à la « ségrégation » – avait également été revendiqué par le VB.
Autrefois dans la marge, aujourd’hui mainstream
Tout cela contraste fortement avec l’attitude adoptée dans les années 1990 à l’égard du Vlaams Blok (l’actuel Vlaams Belang). Ce parti était alors stigmatisé comme intolérant et raciste. Le plan en 70 points, présenté en 1992 par Filip Dewinter comme la solution au « problème des étrangers », y avait largement contribué. Ce plan contesté suscita une polémique politique nécessaire, parce qu’il était en contradiction avec la Convention européenne des droits de l’Homme. La condamnation du Vlaams Blok pour racisme par la cour d’appel de Gand en 2004 se traduisit par une condamnation sociale. S’en suivirent le changement de nom en Vlaams Belang pour ne pas perdre la dotation publique et, allant de pair, une image plus modérée[7.À propos du procès de Gand, voir l’entretien avec Luc Walleyn dans ce dossier.].
Une étude de C. De Landtsheer[8.C. De Landtsheer, “Political color of metaphor, with focus on black: the rise and fall of the Flemish extreme right Vlaams Blok and Vlaams Belang”, 2015, Politics, culture &
socialization, 6(1-2), p. 85-106.] fait néanmoins apparaître qu’en dépit de son image plus soft, le Vlaams Belang se caractérise surtout par les thématiques fascistes typiques dont le nationalisme, l’antipolitisme et l’immigration.
Qu’est-ce qui fait qu’un discours de droite radicale et populiste, autrefois dans la marge, est devenu aujourd’hui mainstream ? Cas Mudde, expert renommé en sciences politiques, estime dans son nouvel ouvrage The Far Right today[9.C. Mudde, The Far right today, 2019, Cambridge: Polity Press.] que le mainstream politique et journalistique est responsable de la normalisation d’un discours dangereux. Mudde analyse cette tendance selon laquelle les partis de droite radicale sont présentés comme des mouvements tout à fait normaux, dans le champ politique et dans les médias traditionnels. Les idées qui étaient repoussées autrefois contribuent maintenant au débat sociétal.
Lorsque Filip Dewinter du VB twitte sur « les migrants de la malaria, de la tuberculose et de la gale » ou encore sur un « safari de l’islam » à Molenbeek, il y a tout au plus une critique du langage utilisé, mais pas de réelle condamnation. Lorsque Theo Francken (N-VA) déclare « nous allons décider nous-mêmes qui peut entrer », on débat ensuite pendant des jours et des jours sur les refoulements et sur les accords avec la Turquie et l’Afrique du Nord pour repousser les réfugiés et les migrants par tous les moyens nécessaires.
G. Schoeters[10.G. Schoeters, “Waarom dat interview met stichter van Schild & Vrienden?”, DeMorgen. ] a également étudié la normalisation de la pensée extrémiste dans l’espace public par des groupes radicaux d’extrême droite comme Schild & Vrienden, une normalisation qui s’opère par l’accès qui leur est donné aux médias traditionnels et grâce auquel ils acquièrent une crédibilité. L’abandon du cordon sanitaire médiatique – contrairement aux médias francophones – est un choix clair qui est soutenu par les journalistes flamands. De plus, les politiciens de la droite radicale sont des maîtres en communication. Ils placent sur le Web des thèmes comme la sécurité, la terreur et la migration, qui amènent beaucoup de « clics » et de partages. Les médias traditionnels, mais aussi le discours de la droite, répercutent ces thèmes. C’est ainsi que la migration a pu être désignée comme l’enjeu central des élections de 2019.
Cas Mudde estime que l’influence du discours des partis populistes de droite radicale va persister dans les dix années à venir, mais que, selon lui, elle diminuera par la suite. Le seul espoir résiderait dans la diversité croissante qui deviendra la nouvelle norme. Celui qui ne s’y retrouvera pas retournerait dans la marge.
Traduction : Jean-Paul Gailly.