Politique
Droit au logement : au carrefour du social, du politique et de l’économique
12.09.2006
Difficile de régler la crise actuelle du logement sans tenir compte de ces trois réalités. D’un côté, le marché, dont les propriétaires sont les principaux acteurs et dont la règle cardinale de rentabilité n’avantage pas les petits revenus. De l’autre, les locataires à petits revenus, qui n’ont plus les moyens financiers de vivre dans un logement décent. Entre les deux, les pouvoirs publics, qui peuvent jouer les arbitres. Mais ils semblent actuellement avoir d’autres chats à fouetter… Restent alors des solutions alternatives…
Un problème avec le logement ? Cela fait 20 ans qu’on sait qu’il existe ! Comment se fait-il que rien ne semble bouger ? Ou insuffisamment vite ? Ou avec insuffisamment d’effets ? Tandis que, jour après jour, s’accumule une masse inouïe de souffrances et de violences. Qu’est-ce donc qui explique l’impuissance des acteurs ? Une telle réalité laisse pantois. Faire sauter les verrous impose de comprendre pourquoi tout semble bloqué… sauf les hausses de loyers et des prix à l’acquisition. Même si des mesures politiques sont prises, et certaines d’entre elles très significatives, que l’on songe ne serait-ce qu’aux «Codes du logement», l’impression prévaut d’une absence d’impact. L’équation de base s’articule essentiellement autour de deux problèmes: — les difficultés d’accès au logement sont un cauchemar pour les personnes à faibles revenus : comment faciliter l’accès, que ce soit par des loyers «raisonnables» ou par l’acquisition d’une propriété adaptée? — il y a pénurie de logements «convenables» disponibles. Bien entendu, plus la pénurie est importante, plus les prix sont élevés, plus le logement est rendu difficile d’accès pour ceux qui ne savent pas mettre le prix. Certes, chacun des mots utilisés mérite d’être développé plus précisément. Au présent stade, et pour pouvoir avancer sur l’essentiel, on se contentera d’un certain «flou». L’essentiel est de mieux comprendre les «contraintes» que véhicule l’équation : la théorie économique pose les siennes ; le monde politique en a d’autres ; le fonctionnement du social ajoute des contraintes spécifiques. Passons en revue chacune de celles-ci. En sorte qu’on puisse dégager des clés pour «interroger» l’ensemble des travaux de la Semaine sociale 2006 du Mouvement ouvrier chrétien.
Économie : théorie de l’impuissance
L’économie classique tient des raisonnements qui débouchent sur des conclusions stupéfiantes. Elle procède par emboîtement de deux «cercles» simples. Posons que l’on veuille lutter contre les difficultés d’accès au logement. Décision politique : on bloque les loyers. Réaction des propriétaires : faute de revenus jugés suffisants, soit ils négligent l’entretien, soit ils renoncent à mettre en location. Une telle renonciation revient à aggraver la pénurie. Conclusion : pour qu’il y ait plus de logements disponibles, il faut faire la politique exactement inversée : provoquer une hausse généralisée des loyers ! Naturellement, la hausse des loyers n’a pas d’effet sur les revenus des personnes en difficulté ! C’est pourquoi, si on entre dans le raisonnement sans pour autant attendre un miracle des seules lois du marché, on va tirer comme conclusion additionnelle : il faut une aide au paiement des loyers. Nous voici dans l’espace de «l’allocation-loyer», qu’il nous est bien difficile d’admettre, puisqu’elle revient, sous prétexte de résoudre un problème social, à investir des moyens publics pour, en bout de chaîne, donner plus de revenus aux bailleurs. Le deal du système réside en un meilleur accès au logement. Malheureusement, le deal n’est que théorique, car l’augmentation rapide des revenus des bailleurs n’augmente pas pour autant rapidement le nombre de logements disponibles ! Le facteur «pénurie» n’est pas atteint. Même si cela peut donner des idées de nouveaux investissements en sorte que, plus tard, il y ait un parc de logements plus important, ici et maintenant, cela ne change rien ! Dans le jargon de l’économie, on dira que «l’offre est inélastique» : une variation, même forte, du prix n’a pas d’impact significatif rapide sur l’offre. De manière générale donc, le raisonnement économique débouche sur un diagnostic d’inefficacité des politiques, qu’elles soient de blocage des revenus des bailleurs, autant que de l’amélioration de leurs revenus : quoi qu’on fasse, cela ne sert à rien. Nous sommes donc face à une terrifiante théorie de l’impuissance.
Budgets publics bloqués
Le descriptif de l’impuissance est évidemment trop «carré» car il subsiste malgré tout des marges pour des politiques. Exemples. — Si on subventionne les bailleurs, au moins peut-on le faire par «ciblage» de catégories de locataires. C’est la thèse affinée des défenseurs de l’allocation-loyer : on le lira plus loin, il est possible de construire une «version de gauche» d’une telle mesure. — On peut diminuer la pression de la demande de location sur le marché privé, soit en favorisant l’accès à la propriété de son logement, soit en créant de nouveaux logements sociaux. — On peut remettre en piste des logements inoccupés. Pas si simple cependant : en 1993, la «loi contenant un programme d’urgence pour une société plus solidaire» a créé un droit de réquisition par les communes. Entre le projet et son vote par le Parlement, tellement de conditions ont été mises à l’application du droit qu’il est devenu tout simplement inappliqué, à part dans deux commune Ainsi ne peut-on réquisitionner qu’après que la commune ait fait la démonstration que tous ses bâtiments publics sont occupés. Il faut admettre que, de ce point de vue, les gestions municipales ne sont pas toujours à l’abri de reproches !… L’introduction de toutes ces restrictions permet au moins de mesurer le degré de puissance du lobby des propriétaires relativement au lobby des personnes en difficulté de logement ! Quant à l’achat de logements insalubres par les pouvoirs publics, il peut représenter un encouragement à la mauvaise gestion Soyons nuancés : c’est vrai pour une certaine catégorie de propriétaires, pas forcément pour tous : certains n’entretiennent pas, parce qu’ils n’en ont tout simplement pas les moyens. Cette brève identification non exhaustive montre ceci : nombre de mesures ne sont applicables que moyennant la mobilisation directe ou indirecte (aides fiscales) de budgets publics. Or on sait que leur extension n’est pas vraiment à l’ordre du jour ! Augmenter les moyens dévolus au logement dans une enveloppe étriquée ne se fera pas sans arbitrages douloureux. Et quand bien même il y aurait brusquement un paquet d’argent frais pour construire du logement social, le moment de l’inauguration serait encore éloigné ! Le constat ne doit pourtant pas interdire d’avancer : il existe en effet des mesures qui peuvent avoir de l’efficacité sans pour autant mobiliser de lourdes enveloppes budgétaires. — Sans aucun doute, le système des Agences immobilières sociales (AIS) peut être rangé dans cette catégorie. Encore faut-il que les volontés existent en suffisance pour organiser cette médiation entre bailleurs et locataires pour que des logements inoccupés puissent être remis sur le marché. — À défaut de blocage des loyers, est-il concevable de mettre au point un système d’objectivation desdits loyers (ou des biens du marché d’acquisition), en sorte qu’il y ait un plus «juste prix» ? On verra, et ce sera sans doute une surprise pour de nombreux lecteurs, que la Belgique est entourée de voisins qui pratiquent des formules diverses d’objectivation des loyers. — Quelle régulation par la fiscalité immobilière ? Pour tout dire, cette fiscalité ne correspond à plus rien de sérieux : elle est constituée aujourd’hui d’un précompte immobilier calculé à partir d’un revenu cadastral. Celui-ci est lui-même une évaluation théorique de ce que le bien est réputé procurer comme bénéfice à son propriétaire : le problème est que la dernière péréquation remonte au début des années quatre-vingts. Un quart de siècle plus tard, ce que les uns et les autres payent au titre de la fiscalité immobilière n’a plus aucun rapport avec une quelconque objectivité (ni donc une quelconque justice). Outre le fait que nombreux sont ceux qui n’ont de toute façon aucun intérêt à cette péréquation, se pose le problème de la régionalisation du pays : pour faire la péréquation aujourd’hui, c’est l’État fédéral qui doit consacrer des moyens ; pour tirer des revenus des précomptes réévalués, ce sont les Régions qui montent en scène. Dès lors que les dépenses sont pour l’un et les recettes pour l’autre, il y a une probabilité de blocage pour toujours ! En «real politic», on tirera comme conséquence qu’il vaut mieux ne plus trop s’énerver sur cette péréquation, pour investiguer d’autres voies. Par ailleurs, il convient de mettre en garde : on ne peut faire l’impasse sur les effets pervers de bonnes intentions. Ainsi, déclarer des bâtiments insalubres revient souvent à créer de nouveaux problèmes de logement pour des populations particulièrement fragiles. Inversement, ne pas déclarer l’insalubrité pour permettre à ces personnes de garder un abri peut déboucher sur des drames qui nous remplissent d’effroi Que l’on songe aux incendies de squats ou de bâtiments surpeuplés, souvent avec morts d’hommes.
La société telle qu’elle fonctionne
Le logement, c’est compliqué. Tous les propriétaires ne sont pas des truands. Tous les locataires ne sont pas des anges de vertu. Malgré les apparences, la ligne de fracture ne passe pas précisément là où on distingue les bailleurs des locataires. Il conviendrait de nuancer l’image, en identifiant mieux où passe cette ligne. Et puis, il y a tous ces problèmes connexes : si on construit du neuf, il faut aussi que cela s’inscrive dans des politiques correctes d’aménagement du territoire, de mobilité, de protection de l’environnement et de qualité de vie. De ces points de vue, tout ce qui a été fait en matière de logement social n’est pas systématiquement très heureux. On en est à devoir investir des budgets pour détruire les logements les plus sinistres. Terminons par une autre question bien «Moc». Il y a aujourd’hui dans une commune difficile de la Région bruxelloise un nouveau projet de construction de logements sociaux. Du logement social dans une telle commune est on ne peut plus justifié. Le projet s’inscrit dans une politique d’aménagement du territoire qui contribue à renforcer la mixité de la zone dans laquelle il s’inscrit, ladite zone étant une de celles relativement plus favorisées de la commune. Un comité de citoyens s’est créé, qui s’oppose au projet, fait signer des pétitions, organise du ramdam. Le bourgmestre n’est pas vraiment du genre à se lancer dans une consultation populaire de type «référendum», on échappera donc à ce problème. Mais il ne faut pas exclure que, s’il y avait «référendum», le projet serait rejeté par les votants. À supposer que la commune fasse fi des résultats et construise quand même, que ferions-nous ? Applaudir des deux mains parce qu’il faut du logement ? Ou stigmatiser un pouvoir qui ne suit pas les orientations majoritaires exprimées par les citoyens ? D’accord, la question nous éloigne du sujet ; elle ouvre un autre dossier, celui de la participation citoyenne. On profitera de ce constat pour éviter de trop s’étendre ici. Mais cela aussi, il nous faudra reprendre. À l’image des travaux de la Semaine sociale, les textes qui suivent sont rythmés en quatre moments. D’abord, les approches générales. À Marie-Laurence De Keersmaecker, professeur en géographie et chercheuse en urbanisme à l’université catholique de Louvain, on a demandé de présenter le logement dans ses liens avec les autres réalités et les autres politiques. Les problèmes de logement sont en lien évident avec les innombrables migrations. Qu’elles soient choisies ou imposées, les faits sont là : dans notre pays, comme dans les autres, on déménage tout le temps ! Avec des impacts sur bien d’autres domaines : l’aménagement du territoire, la mobilité, l’environnement, la qualité de vie… Baudouin Massart, journaliste et chercheur à l’Agence Alter, nous décrit précisément qui intervient, et avec quelles compétences, du Fédéral, des Régions, des Provinces et des Communes : ainsi offre-t-il un voyage au cœur de la complexité institutionnelle. Il s’agit d’un point de passage obligé pour la définition efficace de propositions. Complémentairement, sa contribution décrit une série d’enjeux, en particulier celui de la lutte contre la pauvreté. Deuxième moment, l’approche par domaines, soit l’étude approfondie de quelques questions stratégiques, dans toutes leurs complexités. Christian Valenduc, conseiller général au service d’études du Service public fédéral des Finances, professeur aux Fucam et à l’UCL (Fopes), initie le lecteur aux arcanes de la fiscalité immobilière, avant d’étayer quelques précieuses suggestions, non sans nous faire quelques mises en garde à propos du rôle précis que peut jouer la fiscalité : il ne sert en effet à rien de lui demander ce qu’elle ne saura de toute façon jamais donner. Daniel Fastenakel est secrétaire du Moc de Bruxelles et président du Conseil consultatif du logement de la Région de Bruxelles-Capitale. Il nous introduit aux débats menés en de nombreux milieux autour des notions de «contrôle» des loyers, «d’objectivation» voire de «blocage» de ceux-ci. Chaque notion veut dire quelque chose d’autre que ce que dit sa voisine. À cet égard, le lecteur le constatera qu’examiner ce qui se fait chez nos voisins est particulièrement éclairant. Fabrice Eeklaer et Etienne Struyf, secrétaires du MOC, respectivement de Charleroi-Thuin et du Brabant wallon, mais également impliqués activement dans la gestion de la société de logements sociaux «Notre Maison», présentent une situation du logement social. À cette occasion, ils offrent un regard croisé sur les différences ville/campagne, ainsi qu’un commentaire sur le logement social dans les zones sinistrées et les zones d’exclusion. Quant à Pascale Rézette, du Centre d’information et d’éducation populaire de Liège-Huy-Waremme, elle présente les atouts (et aussi quelques faiblesses) d’un précieux dispositif, qui mériterait une plus large implantation : l’Agence immobilière sociale. Troisième grand moment, l’approche par l’accessibilité. Que veut dire au quotidien la difficulté d’accès au logement ? Josette Neunez, militante à la Centrale nationale des employés et présidente de la coordination des aînés du Moc, témoigne de la difficulté des aînés à accéder à un logement convenable et adapté. Paul Trigalet, de l’association «Solidarités nouvelles», a une très longue expérience du militantisme auprès des personnes les plus en difficulté à se loger : sa première insertion dans un comité de logement remonte à 1968. Il explique ce que sont les situations les plus radicales : celles vécues par les sans-abri, les personnes victimes d’expulsion, les résidents permanents en camping. Sans oublier de détailler quelques idées de mesures très concrètes. Quatrième et dernier moment, l’approche par le mouvement social et les politiques. Nicolas Bernard, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis, expose les différentes possibilités de politiques, qu’il s’agisse d’aides à la brique ou d’aides à la personne. Il prend nettement parti en faveur de l’aide à la personne. En particulier, il défend de façon très argumentée qu’il est possible de créer une allocation-loyer, et de cadrer celle-ci de manière telle qu’elle soit au cœur d’une politique de gauche. Luc Carton, chargé de mission à la Direction générale culture du ministère de la Communauté française, développe une réflexion sur la gauche face au droit au logement. Notamment, il nous emmène dans un parcours à travers trois siècles de production philosophique : la démarche est très éclairante pour comprendre l’aujourd’hui de la gauche. Et puis, en quelques mots de clôture, Thierry Jacques, président du Moc, fait la synthèse des quelques éléments opérationnels à retenir, et à propos desquels son organisation assurera des suivis.