Politique
Deux démocraties ?
01.09.2020
La Belgique comme la somme de deux démocraties. C’est une déclaration qui revient avec la régularité d’une horloge dans différentes variantes. On parle parfois de la Belgique comme un pays où deux courants, deux États, deux pays cohabitent. Avec une variante : la Belgique serait un pays à deux vitesses. Chaque fois, on pointe des différences entre la Flandre et la Wallonie, ou entre la Flandre et la Belgique francophone. Ces différences seraient devenues irréconciliables. Elles peuvent être de nature politique. Dans ce cas, on souligne qu’historiquement, dans le Sud, les gens votent majoritairement à gauche et dans le Nord à droite. Parfois, on cherche aussi – de manière plus essentialiste – à viser par la même occasion des différences culturelles qui nous conduisent rapidement à des clichés censés révéler des différences économiques. Les « sudistes » de gauche sont des Latinos qui ont une mentalité de laisser-faire, tandis que les « nordistes » de droite sont des Germains qui travaillent méticuleusement et dur. Les premiers sont alors présentés comme prodigues, les seconds comme frugaux. Il ne s’agit pas seulement de noter que l’existence de deux démocraties rendrait difficile, voire impossible le bon fonctionnement des choses ; l’approche est aussi normative : ce qui se passe de l’autre côté est indésirable et doit être évité. Cette représentation exprime non seulement une différence mais aussi une injustice : le Sud insouciant se contente de prendre et de consommer (et dans certains cas est aussi présenté comme corrompu) ; le Nord consciencieux produit et donne.
Dans ces cas et variantes, le stéréotype vient en soutien d’un plaidoyer en faveur d’une conclusion politique ad hoc : laissons les deux démocraties suivre chacune leur chemin, parce que « la Belgique ne fonctionne pas ». C’est ce que dit par exemple le président de la N-VA Bart De Wever.
Ceux qui affirment que la Belgique est constituée de deux démocraties sont généralement en faveur d’une plus grande autonomie pour la Flandre, soit sous la forme d’un confédéralisme, soit sous la variante séparatiste, soit par étapes de la première à la seconde. Récemment, nous avons pu enregistrer ces déclarations et d’autres similaires de la bouche de l’ancien vice-premier ministre Jan Jambon (N-VA) qui a indiqué en avril 2019 : « Je le dis depuis un certain temps déjà : la Belgique est la somme de deux démocraties qui s’éloignent de plus en plus l’une de l’autre. » Bien qu’ils aient tous deux tourné le dos à la N-VA, les députés Hendrik Vuye et Veerle Wouters sont au moins sur la même longueur d’onde à ce sujet. En juin 2017, ils ont écrit : « La Belgique n’est pas seulement un pays avec deux démocraties, mais aussi un pays à deux vitesses. » Au Vlaams Belang aussi, ils sont d’accord sur ce point. En mai 2019, le président Tom Van Grieken a déclaré : « Je partage toujours l’analyse selon laquelle nous sommes un pays avec deux démocraties et en fait la façon dont vote la Wallonie ne m’intéresse pas. Ils sont une démocratie à part entière, ils n’ont pas besoin de Flamands pour dire ce qu’est un bon ou un mauvais parti. » Jean-Marie De Decker, qui est aujourd’hui à nouveau associé électoralement à la N-VA, a écrit qu’après les élections municipales d’octobre 2018, nous nous étions réveillés dans un tweestromenland – un pays à deux fleuves – et a précisé : « L’Escaut coule à droite, la Meuse et la Senne à gauche. »
Au CD&V, on entend parfois des déclarations similaires. C’est par exemple le cas de Hendrik Bogaert qui a déclaré en janvier 2016 que le fossé entre la Wallonie politique et la Flandre politique n’avait jamais été aussi grand. « Plus que jamais, il y a deux démocraties en Belgique », a-t-il conclu.
C’est le président de la N-VA Bart De Wever qui, lors de la campagne électorale de 2014, a mis les choses au point en proposant au public flamand de choisir entre un « modèle PS » francophone et un « modèle N-VA » flamand. Dans ce modèle bipolaire, deux blocs ont été homogénéisés, ce qui donnait l’impression que la Belgique francophone n’aurait pas de partis de droite et que la Flandre n’aurait pas d’électeurs de gauche. Bien sûr, il s’agissait d’une stratégie politique – suivie aussi par le Parti socialiste – qui se concentrait sur la menace potentielle d’un adversaire de l’autre côté, donc utile, afin de réorganiser et de renforcer sa propre formation.
Aussi en Wallonie
Néanmoins, il serait erroné de conclure que ce stéréotype est de fabrication flamande et n’est utilisé que par des politiciens et des partis flamands de centre-droit, de droite et d’extrême droite. Le même stéréotype des deux démocraties mutuellement inconciliables a également vécu dans le mouvement wallon des débuts. En 1911, le député socialiste liégeois et wallingant Léon Troclet écrit que la Wallonie – qu’il considère plus sensible et plus progressiste que la Flandre – ne doit pas se laisser freiner dans son développement intellectuel, économique et social par la mentalité plus lente et plus lourde de la Flandre.
C’est donc avec l’idée de la « séparation administrative » – avancée pour la première fois en 1889 – que le mouvement wallon a été le premier à lancer une proposition visant à donner à chacune des prétendument deux démocraties l’espace et les pouvoirs nécessaires pour se développer selon ses propres conceptions et ses propres idées. En 1897, lorsque l’homme de lettres wallon Albert Mockel présente l’idée de la séparation administrative dans la revue française Mercure, il plaide en faveur d’un parlement flamand et wallon à côté d’une chambre paritaire. « L’union de deux petits États sous une chambre fédérale, écrivait Mockel, permettrait à la Flandre d’avoir un gouvernement ultraconservateur et catholique et à la Wallonie d’être alors libérale et socialiste sans être dérangée ».
Le stéréotype des deux démocraties est presque aussi vieux que la Belgique elle-même. Dès la naissance de l’État-nation, la construction identitaire belge a été traversée et en partie minée par la formation d’une identité régionale. À partir du milieu du XIXe siècle, un mouvement flamand embryonnaire s’est développé, exprimant le mécontentement d’une élite néerlandophone à l’égard de l’État belge de facto francophone et se sentant opprimé et défavorisé. À partir de la fin de ce siècle, un mouvement wallon émerge, qui se sent poussé à la défensive par les revendications flamingantes et craint que sa situation linguistique privilégiée ne soit remise en cause. Tout au long de l’histoire belge, deux sous-nations institutionnalisées se sont développées à partir de ces mouvements nationaux et le fait de s’opposer à « l’autre » a joué un rôle important dans la construction de l’identité de chacune.
La communautarisation de l’État-nation belge a poussé cette bipolarisation encore un cran plus loin. Cette division a eu pour conséquence que les partis politiques, désormais régionaux, ont commencé à colorer leurs programmes d’une manière plus régionaliste. Comme les circonscriptions électorales ne dépassent pas les frontières des Régions, les élus ont désormais surtout des comptes à rendre à leur propre groupe linguistique. La scission de la radio-télévision nationale en 1960 a contribué à faire progressivement disparaître un « espace belge ». La communautarisation de la Belgique a donc eu et continue d’avoir des effets centrifuges. Des plaidoyers occasionnels pour une refédéralisation de certaines compétences ou matières ou pour la réintroduction d’une circonscription fédérale tentent de briser cette dynamique centrifuge.
Néanmoins, la représentation bipolaire d’un Nord de droite et d’un Sud de gauche doit être nuancée et problématisée. L’homogénéisation balaie, dans chacune de ces entités présentées comme des « blocs », toute autre tendance politique. Les Flamands de gauche ou les Wallons de droite sont ainsi anormalisés.
Des axes verticaux
Le stéréotype des deux démocraties cherche à nous imposer une fatalité ahistorique : comme si la Wallonie était immunisée à droite ou la Flandre à gauche. Elle occulte également ce que ce pays a entretemps développé en commun matériellement (comme le système de sécurité sociale), mais aussi culturellement (comme le « renouveau » d’un sentiment d’appartenance belge mettant précisément l’accent sur la diversité). En outre, cette façon de présenter les choses exclut la Communauté germanophone, qui prospère discrètement en marge, et surtout ce qui se développe sui generis depuis plus d’un siècle, échappant de plus en plus aux représentations et revendications binaires flamandes et wallonnes : Bruxelles, où deux tiers de la population est d’origine étrangère (ancienne ou récente).
Il convient également de noter que l’évolution institutionnelle historique de la Belgique – avec une frontière que l’on peut s’imaginer comme horizontale – ne correspond pas entièrement au développement économique réel du pays, où l’on peut distinguer des axes régionaux verticaux qui traversent les frontières linguistiques et même nationales : l’axe Courtrai-Mouscron ; l’axe Anvers-Bruxelles ; l’axe Limbourg-Liège avec des ramifications vers les Pays-Bas et l’Allemagne. Il n’est pas exclu que ces développements socio-économiques – comme ceux des villes centrales – génèrent tôt ou tard eux aussi des plateformes ou des interprétations politiques plus fortes qui entreront en tension avec l’axe communautaire horizontal, comme cela a été de plus en plus le cas au niveau européen à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Mais ce sera là un sujet à traiter pour les futures générations d’historiens.
Traduction : Henri Goldman et Serge Govaert. Cet article a été publié en néerlandais, à la date du 20 mai 2019, sur le site de l’Université d’Anvers sous le titre « De topos van de twee democratieën ».