Politique
« Démasquons nos privilèges », le débat : Hors de la lutte des classes, point de salut ?
07.08.2019
Des avantages invisibles
Il soulève principalement deux points : « Les inégalités sociales, une discrimination comme les autres ? » et « Les limites de l’action individuelle ».
Dit comme cela, je pourrais le suivre : les inégalités sociales ne sont pas des « discriminations comme les autres », par leur poids dans la vie des gens, mais aussi parce que, aussi rigides qu’elles soient, elles ne sont pas forcément immuables. Même si le fameux « ascenseur social » connaît de sérieuses pannes (surtout pour la montée…), il continue à briller à l’horizon et certain.es parviennent même à le faire fonctionner (et je ne fais pas ici l’éloge du « mérite », ça peut être simplement de la chance). Pour s’échapper des discriminations de sexe, de couleur de peau ou d’orientation sexuelle, il n’existe même pas une échelle de corde…
Les inégalités sociales ont une autre caractéristique, c’est d’être plus visibles : tout le monde admettra que, comme on dit, il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et malade. Par contre, ce qui caractérise ces autres « privilèges » que le test nous invite à démasquer, c’est leur invisibilité : tout le monde ne voit pas les avantages que l’on possède, sans avoir dû lever le petit doigt, à être homme, blanc, hétéro et/ou valide. Avoir plus de chances d’obtenir un emploi ou une promotion ; ne pas devoir élaborer des stratégies quant à son comportement, sa façon de s’habiller, les lieux qu’on fréquente, pour minimiser les risques de subir insultes et agressions ; ne pas devoir réfléchir à l’accessibilité des lieux où l’on souhaite se rendre… voilà autant de « privilèges » dont la plupart des heureux bénéficiaires ne se rendent pas compte. Quand Grégory Mauzé ironise sur le fait que « une personne pauvre ne subissant pas de discriminations liées au genre, à la race, à l’identité religieuse ou sexuelle ou aux dispositions physiques se verrait qualifiée de »globalement plus privilégiée que la moyenne »’ », on peut lui répondre qu’un homme blanc hétéro valide aura tout de même plus de ressources que (allons-y franchement) une lesbienne noire handicapée dans la même situation économique que lui.
En pointant les « privilèges », le but n’est pas de culpabiliser leurs bénéficiaires, de leur faire la morale ni de les pousser à renoncer à ces privilèges (au risque d’en faire bénéficier d’autres privilégié·es, moins scrupuleux·ses…) : il s’agit de ne pas oublier les besoins qui ne sont pas les leurs dans les revendications et les luttes collectives, ce qui est encore trop souvent le cas, hélas.
De l’individuel au collectif (ou pas)
L’autre point concerne les « limites de l’action individuelle ». Gregory Mauzé reproche au test ses conclusions, avec cet exemple : « Aux répondants les moins privilégiés, elles se limitent à citer UNIA (Centre interfédéral pour l’égalité des chances et de lutte contre le racisme) comme organisation généraliste susceptible de les aiguiller. Une approche plus globale aurait conduit à les renvoyer, par exemple, vers les syndicats et associations mobilisées contre les politiques et le système qui produisent et entretiennent les dominations, ce qui aurait permis de signifier qu’agir collectivement peut être au moins aussi important que de se plaindre individuellement ».
A quoi on pourrait répondre que la plainte individuelle n’empêche en rien l’action collective. Lorsqu’une femme était confrontée à une grossesse non désirée alors que l’avortement était interdit en Belgique, les féministes commençaient par l’accueillir et l’accompagner pour trouver une solution, à l’étranger ou dans des lieux alternatifs, sans exiger qu’elle devienne d’abord une militante des droits reproductifs. Certaines ont franchi le pas de l’engagement, d’autres non, mais elles ont d’abord trouvé une solution individuelle à leur problème ; après, c’est le mouvement des femmes et ses allié·es qui ont obtenu une réponse plus générale avec la dépénalisation (partielle) de l’avortement.
Lorsqu’une personne est victime de violence ou de discrimination, il faut d’abord trouver une réponse à sa problématique immédiate, d’où le recours à Unia, ou à l’IEFH, ou au Mrax ; ensuite elle rejoindra ou non les mobilisations collectives.
Je note d’ailleurs qu’aujourd’hui, si les syndicats prospèrent en Belgique, c’est davantage grâce aux services individuels qu’ils offrent qu’aux luttes collectives qu’ils mènent…
Un « essentiel » peut en cacher un autre
Mais ce qui m’a sans doute le plus dérangée est la fin du texte : comme si l’auteur trahissait enfin le fond de sa pensée.
Certes il reconnaît, du bout des lèvres, « une certaine tendance de la gauche à négliger les oppressions qui ne relèvent pas directement de la lutte des classes. » Mais, met-il aussitôt en garde, encore faut-il « ne pas perdre de vue l’essentiel ». « L’essentiel » étant ces actions collectives qu’il ne faudrait pas éluder « au profit d’actions isolées d’individus ».
On peut répondre que, comme dans l’exemple de l’avortement, les actions individuelles peuvent mener à l’engagement collectif ; je pense même que cet engagement nécessite un minimum d’implication personnelle – une histoire, un vécu, une rencontre, un incident de parcours… – même si on n’en a pas toujours conscience.
Il me semble que Grégory Mauzé, tout en reconnaissant les autres oppressions, ne peut s’empêcher de les regarder avec des lunettes « lutte des classes » : tous ensemble et le marxisme sera bien gardé. Son insistance sur les questions sociales, un quasi monopole des dominations attribué au néolibéralisme, ou même l’exemple de la « personne pauvre » qui ne souffre d’aucune autre source de discrimination me font penser que cette « mobilisation collective » devrait se faire, pour lui, autour des luttes sociales. Le fait de relever les rapports de pouvoir, ou les « privilèges », à l’intérieur même des classes dominées, ne pouvant que « diviser » et donc nuire à la lutte.
Ce qui me fait furieusement penser aux « fronts secondaires » de ma jeunesse, où toutes les questions « ne relevant pas directement de la lutte des classes » étaient priées de s’aligner comme un seul homme (blanc, hétéro et valide) derrière le seul combat qui vaille, celui de la classe ouvrière (masculine).
Allez, un exemple de cette façon de construire des revendications sur un modèle soit-disant universel, qui efface bien d’autres réalités : le combat pour la journée de 8 heures. « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de sommeil ». Le slogan était clair et mobilisateur… sauf qu’il ne concernait que les 24 heures de la vie d’un homme, où l’on ne s’occupait ni des enfants, ni d’autres membres dépendant·es de la famille, ni du ménage, ni de la préparation des repas… tout ce travail de reproduction gratuit passait à la trappe. Oh bien sûr, une fois qu’on aurait obtenu les « 8 heures », on s’occuperait du reste. On voit ce qu’il en est…
Je me permets de terminer par une expérience personnelle. Lorsque j’étais déléguée d’entreprise, nous nous sommes battu·es (collectivement) pour améliorer la situation des magasiniers, en leur permettant d’accéder à des catégories de qualification (et donc des salaires) non prévues dans les conventions collectives du secteur. Un jour, un jeune intérimaire a été engagé dans leur équipe. Il était gay et ne s’en cachait pas. Très vite, il est devenu la cible de blagues homophobes, de harcèlement, de mise à l’écart… Par rapport à lui, les autres employés étaient, mais oui, des privilégiés : un contrat fixe et hétéros – et ils en profitaient largement ! Ni leur propre statut d’employés exploités et pour la plupart d’origine étrangère, régulièrement en butte au racisme, ni la « solidarité de classe » ne les ont empêchés de faire jouer leur très réelle « supériorité » ; face à eux, un intérimaire gay qui, vu son statut précaire et son appartenance à une minorité, était prié de la boucler. Aurait-il fallu en plus lui dire de cesser de se plaindre « individuellement » au nom de la lutte « collective » qu’il risquait d’affaiblir… ? Bien entendu, en tant que délégation nous sommes intervenu·es pour confronter nos camarades à ce qu’il faut bien appeler des « privilèges », et à leur façon d’en abuser.
Et croyez-le ou non : pour le jeune gars en question, l’ « essentiel » c’était bien le harcèlement (affaire individuelle), bien plus que le salaire, bien plus que son statut d’intérimaire (affaires collectives) : car il lui restait l’espoir de trouver plus tard un autre boulot, avec un meilleur statut, un meilleur salaire ; tandis que gay, il n’allait pas cesser de l’être, avec tous les risques de persécution que cela implique. Etre à ses côtés, à ce moment-là, même si c’était contre les camarades avec lesquels nous partagions des luttes sociales, pour nous aussi c’était là « l’essentiel ».
Un dernier mot pour le choix du festival Esperanzah : il s’agissait de profiter d’un événement festif pour sensibiliser son public à cette question de « privilèges » dont peu sont conscient·es. Pas de monter un mouvement révolutionnaire qui partirait de l’abbaye de Floreffe