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Démasquons nos privilèges… Et ensuite ?

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Pour son édition 2019, le festival Esperanzah! propose à ses participants de « tester leurs privilèges ». Si l’exercice permet de prendre conscience des différentes formes de domination, il montre néanmoins ses limites dès lors qu’il s’agit d’envisager des pistes pour les combattre.

 

La notion de privilège renvoie à l’ensemble des avantages conscients et inconscients dont bénéficient ceux qui se situent du bon côté des barrières sociales que constituent le genre, le niveau socio-économique ou encore la couleur de peau. Elle est étroitement liée à l’approche intersectionnelle, issue de la mouvance afroféministe[1], qui analyse l’enchevêtrement des oppressions multiples dont font l’objet les groupes marginalisés. Longtemps cantonnés au monde anglo-saxon, ces concepts ont progressivement fait leur apparition chez nous. Devenus incontournables à gauche pour penser la « convergence des luttes », ils débordent peu à peu des cénacles militants, au point d’inspirer certaines politiques publiques[2].

Rien d’étonnant à ce que ce vent nouveau qui souffle sur les consciences soit parvenu jusqu’à l’Abbaye de Floreffe, qui accueille du 2 au 4 août le festival engagé Esperanzah!. Dans leur souci persistant de marier réjouissances musicales et contribution à la réflexion citoyenne, ses organisateurs ont ainsi axé leur campagne annuelle autour de la lutte contre les privilèges. Au programme : des stands mettant en valeur les mobilisations contre les discriminations, des débats sur les multiples formes de domination et les moyens de les combattre de manière articulée, et un test en ligne destiné à déceler sa position relative sur les différentes pyramides d’oppression.

On ne peut que saluer la démarche consistant à faire mieux connaître les discriminations globales et spécifiques auxquelles sont soumises les catégories marginalisées. Toutefois, et sans préjuger de la qualité des autres aspects de la campagne, force est de constater que la façon dont ce test est conçu pose question à au moins deux égards, considérant son objectif affiché de « tendre vers plus d’égalité et la fin des dominations ».

Les inégalités sociales, des discriminations comme les autres ?

En cohérence avec l’approche intersectionnelle, le test se refuse à hiérarchiser les types de dominations, et donc à pondérer les affirmations auxquelles il est demandé au lecteur de répondre par vrai ou faux.  On peut néanmoins s’interroger sur la faible place accordée aux thématiques sociales. Ainsi, sur 32 questions, seules cinq portent directement sur les dimensions socio-économiques, dont une seule explicitement dédiée à la situation actuelle du répondant (« Je ne travaille ni à temps partiel, ni en CDD. »). Dans cette configuration, une personne pauvre ne subissant pas de discriminations liées au genre, à la race, à l’identité religieuse ou sexuelle ou aux dispositions physiques se verrait qualifiée de « globalement plus privilégiée que la moyenne ». Il n’est pas dit que le même individu, dont le questionnaire n’interroge ni le niveau de revenus, ni la capacité à partir en vacances, ni la faculté à se soigner correctement, comprenne l’injonction qui lui est faite de « remettre en question les privilèges dont il jouit ».

Le test propose aux répondants classés dans la catégorie des moins privilégiés de s’adresser à une série d’organisations spécialisées. Curieusement, il cite celles qui sont susceptibles d’orienter les personnes victimes du sexisme, du racisme, de la transphobie, ou de discrimination liée à un handicap, mais pas celles qui subissent particulièrement la domination de classe.

Plus fondamentalement, on peut s’interroger sur l’opportunité de penser cette dernière comme une discrimination comme les autres. Car si verbaliser sa désapprobation à l’égard de comportements sexistes, homophobes ou racistes peut contribuer à lutter contre ces formes de dominations, il en va tout autrement pour celles qui ont trait aux inégalités socio-économiques, qui concernent, in fine, la répartition des richesses. Y mettre fin ne dépend dès lors pas de mentalités qu’il convient de changer, mais d’une mécanique d’exploitation qu’il est nécessaire de briser.

Les limites de l’action individuelle

« Il est important de noter que le privilège social n’est pas le fait d’un.e individu.e en particulier, mais est un effet systémique et structurel», affirme très justement l’introduction au test. Les pistes de solution proposées aux répondants laissent pourtant l’impression que la seule remise en cause par les dominants de leurs privilèges pourrait mettre fin aux dominations. Or, aussi importante soit-elle, cette approche individualisante se révèle limitée si l’objectif est de s’en prendre aux raisons structurelles des inégalités, lesquelles nécessitent de questionner leurs origines au niveau macro et de se mobiliser pour les mettre à bas[3].

Les attaques frontales de la coalition gouvernementale libérale-conservatrice-nationaliste sortante contre les segments les plus marginalisés de la société ont offert maints exemples des façons dont ces dernières pouvaient être frappées de manière conjointe. Relèvement de l’âge de la pension, chasse aux sans-papiers, saillies racistes à répétition, coupes dans les salaires, réformes des soins de santé affectant principalement les femmes…  Autant d’offensives déclenchées tous azimuts par le rouleau compresseur néolibéral, qui inciteraient dès lors, a minima, à envisager une réponse groupée pour le stopper…

Ce n’est pas la voie sur laquelle nous engagent les conclusions du test. Aux répondants les moins privilégiés, elles se limitent à citer UNIA (Centre interfédéral pour l’égalité des chances et de lutte contre le racisme) comme organisation généraliste susceptible de les aiguiller. Une approche plus globale aurait conduit à les renvoyer, par exemple, vers les syndicats et associations mobilisées contre les politiques et le système qui produisent et entretiennent les dominations, ce qui aurait permis de signifier qu’agir collectivement peut être au moins aussi important que de se plaindre individuellement.

« Colibris » ou luttes collectives ?

L’analyse de l’imbrication des différentes formes de domination et des avantages et pénalités qui en découlent a permis de mettre le doigt sur une certaine tendance de la gauche à négliger les oppressions qui ne relèvent pas directement de la lutte des classes. Elle répond également au désir croissant d’autonomie des groupes marginalisés qui, des organisations de femmes à celles de victimes du racisme, n’entendent plus laisser à d’autres qu’à elles-mêmes le soin de définir leur agenda. À ce titre, elle a parfaitement sa place dans le mouvement séculaire pour l’émancipation.

Encore faut-il qu’elle ne conduise pas à perdre de vue l’essentiel, en éludant la nécessité des mobilisations collectives au profit d’actions isolées d’individus qui, tels les « colibris » chers à Pierre Rabhi, s’agitent d’autant plus vainement que les structures de domination restent intactes.

 

[1] Lire notamment Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, Unwin Hyman, Boston,  1990

[2]  Ainsi du  nouveau gouvernement bruxellois, dont la déclaration de politique générale précise que  « il entend notamment développer une logique intersectionnelle dans l’analyse et le traitement des discriminations, certains publics subissant en effet le croisement ou l’accumulation de facteurs discriminatoires ».

[3]  Dans le numéro du Monde diplomatique d’août 2019, Rick Fantasia analyse la tentation de limiter la remise en cause des dominations à l’échelon individuel tend à prévaloir sur les campus américains.