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Décoder l’Arizona : l’accélération d’un néolibéralisme aux accents autoritaires

Montage © Politique
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« Alea iacta est » : c’est par cette courte locution que Bart De Wever annonce le 31 janvier 2025 la conclusion d’un accord entre les présidents des cinq partis engagés depuis 237 jours dans la formation d’une nouvelle majorité fédérale : la N-VA, le MR, Les Engagés, Vooruit et le CD&V. L’accord de gouvernement qui a suivi est un document fondamental dans le fonctionnement de l’appareil politico-administratif belge1. En raison de son importance stratégique, il nous a semblé crucial d’en proposer dès à présent une première analyse théorique.

Le gouvernement De Wever, composé de quinze ministres (dont seulement quatre femmes), a prêté serment devant le Roi le lundi 3 février 2025. Depuis lors, l’ensemble des médias du pays multiplient les tentatives de description, de synthèse et d’analyse de l’accord de gouvernement2. Dans le même temps, une longue liste d’acteur·ices issu·es de la sphère politique, mais aussi du monde académique et de la société civile expriment, de manière souvent tranchée, leur soutien ou leur opposition à l’action de la nouvelle coalition, telle que présentée dans ce compromis détaillé, long de plus de deux cents pages.

L’accord gouvernemental constitue une base pertinente pour une première analyse de l’orientation que se donne l’exécutif fédéral fraîchement mis en place.

Négocié entre des présidents de partis, soutenus par une poignée de collaborateurs et collaboratrices direct·es, l’accord de gouvernement constitue la feuille de route d’une coalition fédérale intrinsèquement hétérogène. Elle est en effet tenue de dépasser un double clivage : non seulement linguistique – le gouvernement de Wever se compose de trois partis flamands et deux partis francophones -, mais aussi socio-économique. Avec ses 13 sièges sur les 80 que compte la coalition à la Chambre des Représentant·es, Vooruit est le seul parti de centre-gauche et le quatrième parti par ordre d’importance d’une coalition largement dominée par les partis de droite – la N-VA (23 sièges) et le MR (19 sièges) – et du centre – Les Engagés (14 sièges) et le CD&V (11 sièges)3.

Quel projet politique derrière la « bible gouvernementale » de l’Arizona ?

L’accord de gouvernement est parfois qualifié de « bible gouvernementale », en raison à la fois de sa longueur et de sa fonction de contrat moral entre les partis de gouvernement. Il constitue donc une base pertinente pour une première analyse de l’orientation que se donne l’exécutif fédéral fraîchement mis en place, en vue de répondre à la question suivante : quel est le projet politique qui unit les cinq partis de la coalition dite « Arizona » ?

Pour répondre à cette question, nous avons demandé à une équipe d’une vingtaine de chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales (science politique, sociologie, droit, économie, santé publique, criminologie et histoire), issu·es de cinq institutions différentes (ULiège, UCLouvain, ULB, ICHEC et CRISP) de résumer, dans leur domaine d’expertise, les principales réformes envisagées par le gouvernement de Wever. Il en résulte une couverture quasiment exhaustive de l’accord de gouvernement, dont dix-huit des vingt chapitres sont examinés dans les sections qui suivent4.

Cette contribution analyse l’influence possible de la coalition de Wever sur la trajectoire néolibérale empruntée par la Belgique.

Pour garantir la cohérence de l’analyse, nous avons regroupé les différentes sections en quatre parties : la politique macroéconomique, la sécurité sociale, l’autorité et les angles morts. Chacune de ces parties se conclut par un court résumé, qui relie et relit l’ensemble des sections à la lumière d’une grille d’analyse conceptuelle inscrite dans la sociologie du néolibéralisme, dont nous avons récemment proposé une application inédite à la Belgique5. Dans le prolongement de cette analyse, la présente contribution analyse l’influence possible de la coalition De Wever sur la trajectoire néolibérale empruntée par la Belgique.

Une de nos hypothèses est que les réformes de ce nouvel accord gouvernemental annoncent une accélération de la trajectoire de néolibéralisation de l’État belge.

Plus précisément, nous proposons deux hypothèses de travail complémentaires. D’une part, dans le domaine socio-économique, les réformes inscrites dans l’accord de gouvernement annoncent une accélération de la trajectoire de néolibéralisation de l’État belge, déjà entamée de longue date dans de nombreux domaines : marché du travail, budget, fiscalité, pensions, économie, etc. D’autre part, dans des secteurs tels que l’autorité, la justice, la défense ou encore l’asile et la migration, le versant économique du projet néolibéral se double de manière de plus en plus affirmée d’une composante autoritaire, qui rapproche la Belgique du chemin suivi par de nombreux États à travers le monde. Le restant de cette introduction précise notre définition et opérationnalisation du concept de « néolibéralisme autoritaire »6, tout en synthétisant les principaux résultats de notre analyse collective – développés plus extensivement dans chacune des quatre parties.

L’accélération de la trajectoire de néolibéralisation en Belgique

C’est un lieu commun qu’il demeure utile de rappeler : le néolibéralisme ne s’apparente pas à un retrait pur et simple de l’État, mais bien à sa reconfiguration. En d’autres termes, ses partisans ne plaident pas en faveur de « moins d’État », mais bien d’un « autre État »7 : l’État néolibéral entend moins s’effacer face au marché qu’en soutenir activement le fonctionnement et l’expansion. Un processus de « néolibéralisation » se caractérise donc par un double accent sur la discipline de marché, mais aussi sur l’importante restructuration réglementaire requise pour atteindre cet objectif8. Le concept de néolibéralisation, issu de la géographie économique, permet aussi de différencier les idées portées par le mouvement néolibéral des transformations institutionnelles effectives. Si ces deux dynamiques s’entrecroisent, elles ne se superposent toutefois pas intégralement car les changements observés sur un territoire donné dépendent de facteurs contingents (dynamiques politiques, héritages institutionnels, résistances sociales, etc.). La néolibéralisation d’un espace est dès lors une dynamique progressive et inégale, qui repose sur des vagues successives et parfois contradictoires, nécessitant d’être analysée dans le temps long.

Les partisans du néolibéralisme ne plaident pas en faveur de « moins d’État », mais bien d’un « autre État ».

La trajectoire belge de néolibéralisation se distingue ainsi des trajectoires anglo-saxonnes – auxquelles le néolibéralisme est, à tort, souvent réduit – par son caractère négocié, inscrit dans les dynamiques socio-politiques propres au pays (société divisée et pilarisée, gouvernements de coalition, etc.). Elle n’est en outre pas exclusivement le fait de partis libéraux, mais implique au contraire le centre et une partie de la gauche de l’échiquier politique. Ainsi, bon nombre de réformes prévues par la coalition « Arizona » s’inscrivent dans une transformation cumulative du modèle socio-économique belge, dont l’histoire commence à être de mieux en mieux documentée9. Celle-ci connaît un premier tournant majeur sous le gouvernement social-chrétien-libéral Martens-Gol (1981-1985) qui entend restaurer la compétitivité et la profitabilité des entreprises par une combinaison de mesures fiscales (réduction de l’impôt des sociétés et promotion du capital à risque) et salariales (gel des salaires, sauts d’indexation et premières lois sur la compétitivité). Loin d’être remise en cause, cette politique de l’offre est consolidée par les coalitions « rouge-romaine » qui se succèdent entre 1988-1999 et priorisent l’assainissement des finances publiques (qui motive notamment la privatisation, totale ou partielle, de nombreuses entreprises publiques) et la poursuite de la modération salariale.

La trajectoire belge de néolibéralisation, contrairement aux trajectoires anglo-saxonnes, n’est pas exclusivement le fait de partis libéraux, mais implique le centre et une partie de la gauche.

Les gouvernements Verhofstadt (1999-2008) substituent à la rigueur budgétaire le renforcement de l’attractivité fiscale, tout en étendant la reconfiguration néolibérale de l’État belge à de nouveaux pans de l’action publique, comme l’illustrent les politiques d’ « activation » des chômeur.ses menées au nom de « l’État social actif »10 ou encore l’importation des principes néo-managériaux au sein de l’administration fédérale via la réforme Copernic (1999). Dans le sillage de la crise financière de 2007 et de sa mutation en crise de la zone euro, l’exécutif Di Rupo (2011-2014) place la consolidation budgétaire au cœur de son action et opère d’importantes réductions des dépenses de personnel, mais aussi de soins de santé et d’investissements. Il entend également stimuler le taux d’emploi à travers une série de mesures qui seront ensuite accentuées par le Gouvernement Michel Ier (2014-2018) : réduction des cotisations sociales, dégressivité des allocations de chômage, limitation dans le temps des allocations d’insertion, réforme des retraites, etc.

Cette nouvelle « vague » de néolibéralisation ne fait que se superposer aux précédentes.

Ce bref aperçu historique met en lumière une forme de continuité de l’action socio-économique du gouvernement De Wever, qui (ré)active des leviers similaires à ses prédécesseurs en vue de renforcer la compétitivité de l’économie belge : austérité budgétaire, réforme fiscale, réformes des pensions et du marché du travail, etc. Notre analyse tend à démontrer que cette continuité apparente dissimule toutefois une accélération de la trajectoire belge de néolibéralisation, en raison d’un double phénomène : d’une part, cette nouvelle « vague » de néolibéralisation se superpose aux précédentes, dont elle vient renforcer les effets ; d’autre part, des seuils importants sont franchis dans certains secteurs, à l’instar de la limitation dans le temps des allocations de chômage11 ou encore de la généralisation annoncée de l’emploi contractuel au sein de la fonction publique fédérale12.

Cette accélération se double également d’une seconde dimension structurante, qui fait l’objet de la section suivante : l’affirmation du versant autoritaire du modèle néolibéral belge.

L’affirmation d’un néolibéralisme autoritaire

Dans son ouvrage La société ingouvernable, Grégoire Chamayou situe les origines du néolibéralisme autoritaire dès la fin des années 1960, dans la réaction des élites économiques et politiques face à ce qu’elles interprètent comme une « crise de gouvernabilité » des démocraties. Alors que ce modèle de gouvernement repose sur la promesse de concilier autonomie individuelle et autorégulation sociale par le marché, le philosophe français affirme que cette promesse est trompeuse : loin d’aboutir à la représentation idyllique d’un libéralisme « quasiment libertaire » qui est parfois mise en avant, il se traduit au contraire par un autoritarisme structurel vis-à-vis des classes sociales dominées.

Loin de la représentation idyllique d’un libéralisme « quasiment libertaire », le néolibéralisme se traduit au contraire par un autoritarisme structurel vis-à-vis des classes sociales dominées.

Pour Chamayou, le caractère autoritaire du néolibéralisme n’est pas tant à chercher dans une transformation des institutions politiques (par l’instauration d’une dictature ou d’un régime d’exception) que dans une redéfinition de la source de l’autorité politique. Dans cette acception, « est autoritaire un pouvoir qui s’affirme comme étant le seul véritable auteur de la volonté politique » et contribue de la sorte à un processus « d’insularisation et de verticalisation de la décision souveraine »13. Or, cette prise de distance vis-à-vis de la société ne peut se faire sans restreindre le champ d’expression et d’action des groupes que l’État prétend ne pas représenter, au nom de la défense d’une conception appauvrie de l’intérêt général14. Ainsi, le néolibéralisme conduit tantôt à réduire certains pans de l’action de l’État, tels que sa capacité d’intervention directe dans la redistribution des richesses économiques, tantôt à en renforcer d’autres, notamment ceux liés au contrôle social et à la discipline économique. Tel est, selon Chamayou, le sens profond du rejet néolibéral de l’interventionnisme public – qui vise, en bout de course, à préserver l’autonomie de gouvernement de l’entreprise privée. 

Plusieurs éléments de l’accord gouvernemental illustrent l’asymétrie constitutive d’une néolibéralisme « fort avec les faibles » et « faible avec les forts ».

Cette approche théorique s’avère féconde pour relire à nouveaux frais l’accord de gouvernement De Wever. Plusieurs éléments illustrent l’asymétrie constitutive d’un néolibéralisme « fort avec les faibles » (les chômeurs et chômeuses, les malades de longue durée, les personnes migrantes, les délinquant·es juvéniles, les détenu·es, les associations de défense des droits des femmes et des minorités, etc.) et « faible avec les forts »15 (la police, l’armée, l’OTAN, les entreprises et les capitaux privés vers lesquels est principalement dirigée la politique économique et fiscale du gouvernement). Cette asymétrie de traitement se manifeste clairement dans les choix budgétaires de la coalition Arizona : la politique budgétaire sert de levier de disciplinarisation économique, par la réalisation d’importantes économies dans les politiques redistributives (sécurité sociale, fonctionnement de l’appareil d’État, transition écologique, etc.), au profit d’un recentrage sur la compétitivité économique (tax cut, financiarisation des politiques d’investissement et de retraite, etc.) et les départements d’autorité. La sécurité et surtout la défense figurent ainsi parmi les rares postes budgétaires structurellement renforcés.

Plusieurs réformes annoncées par l’exécutif De Wever portent également la marque d’un gouvernement qui tend à se (re)présenter comme le seul représentant légitime de la volonté publique. Cette mainmise s’opère au détriment d’une série de contre-pouvoirs, qu’ils soient issus de l’administration (l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Unia, voire les « fonctionnaires », dont le statut est démantelé)16 ou des corps intermédiaires – historiquement puissants au sein de l’État belge17. Cette dynamique transversale se donne par exemple à voir dans l’ascendant du gouvernement vis-à-vis des partenaires sociaux au nom de la « modernisation » de la concertation sociale18, dans l’intention de garantir le droit de grève, « tout en respectant les droits et libertés des autres ainsi que l’ordre public »19 ou encore dans la soumission des mutualités à une « responsabilisation financière » accrue et l’obligation de « s’abstenir de toute propagande partisane dans leurs supports de communication »20.

L’enjeu de la mise en œuvre et, en parallèle, de la résistance

En définitive, les réformes contenues dans l’accord de gouvernement De Wever s’inscrivent à la fois dans la continuité d’un processus de néolibéralisation déjà ancien et dans son accélération, désormais assortie d’une dimension autoritaire de plus en plus assumée. Cette analyse est livrée à chaud, alors que de nombreux paramètres restent indéterminés ou n’ont pas (encore) été rendus publics. Plus important encore : son implémentation sera nécessairement inégale, soumise à des rapports de force, tant au sein du gouvernement qu’en dehors. Autrement dit, la mise en œuvre de ces réformes dépendra également de l’adhésion qu’elles susciteront ou, à l’inverse, des résistances et des dynamiques de contestation sociale et politique qui pourraient se structurer en réponse. Analyser cet accord à l’aune de la sociologie du néolibéralisme permet néanmoins de mettre en lumière la cohérence des transformations profondes qu’il implique dans le rapport entre État, marché et société, et partant d’en souligner les profondes implications socio-politiques.

Les auteurs souhaitent remercier l’ensemble des personnes qui ont contribué à ce travail collectif, ainsi que Catherine Fallon et Mathieu Strale pour leur enthousiasme et leurs commentaires constructifs sur des versions antérieures de ce projet.