Politique
De quelle gauche le socialisme est-il l’héritage ?
18.06.2017
Entretien réalisé par Hamza BELAKBIR.
Quel est l’objet de votre ouvrage ? Est-ce un manifeste pour un type de socialisme que vous aspirez à défendre politiquement ? S’agit-il d’un portrait historique que vous avez décidé de dresser ?
Kévin Boucaud-Victoire : C’est la deuxième option. Dans mon livre, on ne trouvera aucune piste politique, même si le lecteur avisé perçoit probablement ma fibre socialiste. En réalité je veux surtout que les lecteurs y voient un peu plus clair sur les divisions actuelles à gauche, qu’ils comprennent les complexités de ce camp et qu’il ne possède pas d’identité éternelle. La gauche, c’est un héritage politique, celui des Lumières, mais en rien une doctrine précise avec des contours immuables. Et pire, le clivage gauche-droite n’est peut-être plus aujourd’hui le clivage le plus intéressant pour penser notre monde.
Vous dressez une nuance sémantique entre « la gauche » et « le socialisme », deux concepts qu’on a tendance à confondre. Comment les différenciez-vous ?
Kévin Boucaud-Victoire : Le socialisme n’est pour moi que l’une des familles qui composent la gauche. Cette dernière prend naissance le 28 août 1789, lors du vote sur le véto royal de l’Assemblée constituante. Ceux qui étaient opposés à cette mesure laissant trop de pouvoir au roi se sont placés à gauche et les monarchistes se sont mis à droite. Au final, la gauche est le camp des idéaux des Lumières, hostile au cléricalisme et au monarchisme, qui se compose de plusieurs familles. J’en dénombre trois : la gauche libérale, la gauche jacobine et les socialistes. Ces derniers, nés un peu plus tard dans les années 1820 se forment en opposition à la droite, mais également au capitalisme naissant. En 1834 le révolutionnaire Pierre Leroux définit le socialisme comme « la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous ». Le socialisme est très divers en réalité. Il a comme fil conducteur l’opposition à la société industrielle, la défense des opprimés et l’émancipation humaine, même s’il peut être parfois autoritaire.
Vous affirmez que le patrimoine de la gauche se décline aujourd’hui à l’extérieur des partis comme on a pu le voir après que la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) ait donné la branche communiste et la branche socialiste, pour prendre forme dans des mouvements, que vous énumérez, de Nuit Debout, jusqu’au mouvement d’En Marche en passant par le Printemps Républicain. Au-delà des étiquettes et des revendications symboliques, où voyez-vous des bribes d’héritage de gauche au sein du Printemps Républicain et des Républicains en Marche ?
Kévin Boucaud-Victoire : Les Républicains en Marche sont les plus bels héritiers de la gauche libérale, qui est au départ l’avocate du libéralisme politique. Parfaitement individualiste, elle se repose sur la séparation des pouvoirs et la « neutralité axiologique de l’État » – à savoir une puissance publique qui refuse toute conception du Bien et de la morale. Modérément républicaine et peu intéressée par les questions sociales, cette gauche, qui adhère au « doux commerce » de Montesquieu, représentée par Jules Ferry ou Benjamin Constant, croit au Progrès et à la régulation de la société par le droit. Comme l’explique Michéa, pour elle « libre d’adopter le style de vie qu’il juge le plus approprié à sa conception du devoir (s’il en a une) ou du bonheur ; sous la seule et unique réserve, naturellement, que ses choix soient compatibles avec la liberté correspondante des autres ». La différence entre cette gauche et la droite libérale ou orléaniste se fait sur les questions « sociétales » : alors que la première appartient au camp libéral, la seconde reste modérément conservatrice.
Alors qu’elle décline à partir de 1899 et du Bloc des gauches, au point de quasiment disparaître du champ politique, elle revient en force en 1983 au moment du « tournant de la rigueur », quand Mitterrand ouvre sa fameuse « parenthèse libérale », que le PS ne refermera jamais. L’antiracisme et l’antifascisme permettront au parti de Solferino de rester de gauche tout en adhérent à l’économie de marché. Macron, qui se veut l’enfant du progressisme n’a fait qu’aller au bout de cette logique, en assumant pleinement le virage idéologique.
Pour le PR, les choses me semblent plus évidentes. La laïcité et l’amour de la République une et indivisible, qui nie toutes les communautés, appartient pleinement à l’ADN de la gauche depuis le début, notamment chez la gauche jacobine. D’ailleurs au sein du PR, si Laurent Bouvet a soutenu Macron, d’autres n’ont pas hésité à voter pour Mélenchon, qui représente une synthèse entre ce que j’appelle la gauche alternative, héritière du socialisme, et la nouvelle gauche jacobine.
Une vraie métamorphose du paysage intellectuel de la gauche est en train de s’opérer, l’annexion de la dimension libérale en termes de doctrines économiques qu’a connue le Parti socialiste depuis l’époque mitterrandienne notamment par « le tournant de la rigueur » fut corrélée avec une approche d’ouverture libérale sur les questions des libertés individuelles. Certaines franges de la gauche n’adhérant pas à ce virage économique émirent des critiques en affirmant que l’inflation des droits individuels ne peut être qu’intrinsèque à l’approche libérale de l’action économique. Ne pensez-vous pas qu’il s’agit ici d’une confusion intellectuelle ?
Kévin Boucaud-Victoire : Pour ces gens, auxquels j’appartiens, l’inflation des droits individuels est inséparable du projet libéral. Sur cette question, je me situe dans les pas du philosophe socialiste Jean-Claude Michéa qui tente de démontrer l’unité du libéralisme. Dans La double pensée (Climats, 2008), il écrit : « La philosophie libérale s’est toujours présentée d’une pensée double, ou, si l’on préfère, d’un tableau à double entrée : d’une part un libéralisme politique et culturel (celui, par exemple, d’un Benjamin Constant, ou d’un John Stuart Mill) et, de l’autre, un libéralisme économique (celui, par exemple, d’un Adam Smith ou d’un Frédéric Bastiat). Ces deux libéralismes constituent, en réalité, les deux versions parallèles et (ce qui est le plus important) complémentaires d’une même logique intellectuel et historique ». Le libéralisme politique se fonde sur l’idée que chacun devrait pouvoir vivre ”comme il l’entend” sous la seule réserve qu’il ne ”nuise pas à autrui”. De ce point de vue, il est déjà inséparable du libéralisme culturel, puisque chacun doit être entièrement libre de choisir le mode d’existence qui lui convient. Cette logique conduit donc inévitablement à la « désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » et « l’atomisation du monde » selon les mots d’Engels, qui par définition sont incompatibles avec les exigences d’une vie réellement collective.
Les défenseurs de ce libéralisme se retrouvent donc confrontés à l’obligation philosophique de chercher ailleurs que dans la sphère du droit abstrait un principe d’entente minimale qui, seul, pourra éviter aux individus, que le libéralisme culturel ne conduise mécaniquement à isoler les uns des autres et débouche au retour, sous une forme inédite, de la vieille “guerre de tous contre tous” par la judiciarisation des rapports humains. Au final, l’échange marchand (le « doux commerce » de Montesquieu) apparaît comme le seul fondement anthropologique possible d’une société qui, au départ, se proposait seulement de protéger les libertés individuelles et la paix civile. Le libéralisme représente alors « l’idéologie moderne par excellence » (L’Empire du moindre, Climats, 2007) et propose de réguler la société par le Droit – avec le discours des droits de l’Homme, que Marx qualifiait de bourgeois et dont il dénonçait le juridisme et l’inflation des droits individuels et le marché, qui doit s’étendre à tous les domaines de la vie. Mais en réalité, les deux faces du libéralisme ont souvent été disjointes. Ce n’est que depuis l’avènement du néolibéralisme que cette logique fonctionne parfaitement.