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Crise de la démocratie : faut-il se méfier de la méfiance citoyenne (2/2) ?

Milan Sonigra. Unsplash
Milan Sonigra. Unsplash

La « défiance », disions-nous, n’est rien d’autre qu’une attitude saine, généralement adossée à une conception idéalisée de la démocratie, face à la dévitalisation drastique de l’imaginaire et de la pratique démocratiques portée par un néolibéralisme crépusculaire.

Cependant, s’il est vrai que la crise de l’hégémonie néolibérale nous place dans une typique configuration d’interrègne telle que la décrivait Gramsci, cela implique aussi que de ce clair-obscur puissent surgir des monstres. Les tentatives de réponse à la démission politique néolibérale ne sont pas toutes marquées au sceau du désir démocratique, loin s’en faut.

Contre la démission politique néolibérale : nativisme et populisme

Les démocraties néolibérales sont fondées sur deux grands paradoxes. Le premier est l’organisation de l’impuissance politique, via le retrait de l’État de la régulation des biens communs ou, mieux, la mise de l’État au service des marchés (Crouch, 2004).

Le deuxième est la défense, à travers les institutions démocratiques, d’un processus de dé-démocratisation (Brown, 2018). C’est-à-dire ? La dénaturation des catégories démocratiques (comme le peuple, le commun, la liberté, la République, l’émancipation, la responsabilité, etc.) par leur retraduction dans des catégories économiques.

Rien n’est plus pensable et concevable politiquement en dehors des catégories de la compétitivité, de la concurrence, de l’efficacité et de la productivité. Or, les électeurs ne sont pas dupes : ils et elles l’ont compris, malgré la tendance des idéologues néolibéraux à emprunter des mots enchanteurs à la gauche, comme la « révolution », titre du livre de campagne d’Emmanuel Macron, ou l’« émancipation », leitmotiv de sa stratégie de communication en 2018 (Tarragoni, 2021).

Voici donc le sens profond qu’exprime la défiance citoyenne contemporaine : derrière ce qu’on appelle aussi le « dégagisme », derrière l’opposition du peuple aux élites, on souhaite tout simplement restaurer l’autonomie de la politique face à tout ce qui l’entrave, la contraint, la limite irraisonnablement. En montrant les ravages de la marchandisation néolibérale de la santé, la pandémie du Covid 19 a généralisé cette expérience de sens commun, et accéléré considérablement la crise du néolibéralisme.

Cette critique des démocraties néolibérales se joue sur deux lignes de front. La première, que je n’évoquerai pas ici faute de temps, est celle qui oppose à la destruction néolibérale de la planète une nouvelle volonté de régulation politique de la nature : à une démocratie sans la nature est opposée une démocratie à partir de la nature (Cossart, 2023).

La seconde est celle qui oppose à l’impuissance politique promue par le néolibéralisme – la soumission du politique à l’économie – une nouvelle volonté de puissance, d’autonomie, de souveraineté face aux marchés. Cependant, derrière cette volonté d’opposer à une démocratie néolibérale sans le peuple une démocratie à partir du peuple, se donnent à voir deux alternatives aux antipodes l’une de l’autre.

Le nativisme, une voie sans issue

La première alternative, de type ultraconservateur et nativiste, souhaite restaurer une démocratie nationale fondée sur le principe du « on est chez nous ». Une démocratie de Français ayant « des noms de Français », pour reprendre les termes du candidat présidentiel Éric Zemmour, une démocratie de Français blancs et hétérosexuels contre le mélange impur des civilisations produit par une politique impuissante.

Cette position, partagée avec des variantes par tous les partis d’extrême droite européenne, défend, sous prétexte de réconcilier la démocratie avec l’ethnos oublié, une politique anti-démocratique : du moins à considérer que la démocratie repose sur le principe d’égalisation progressive des droits (Colliot-Thélène, 2011).

Le nativisme remet plus particulièrement en cause deux principes des démocraties occidentales d’après-guerre : 1) la pluralité, valeur fondatrice des démocraties libérales, que la droite nativiste souhaite restreindre en promouvant une définition ethno-nationale, hétéronormée et blanche de la citoyenneté ; 2) la « citoyenneté sociale » (Marshall, 1950), que la droite nativiste s’emploie soit à dégrader, en continuant le travail poursuivi par les politiques néolibérales, soit à réserver aux citoyens de souche.

La gauche populiste, un autre chemin 

La deuxième offensive contre-hégémonique à l’encontre du néolibéralisme est celle de la gauche populiste qui a canalisé les mouvements sociaux post-subprimes : ces partis qui ont remplacé la « classe » par le « peuple », le clivage capital-travail par l’opposition peuple-élite. Les exemples sont nombreux : La France insoumise, Podemos, Syriza, le socialisme démocratique états-unien porté par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio Cortez, ou encore le Mouvement cinq étoiles en Italie. Ici on défend la refondation des démocraties sur des bases politiquement plus égalitaires, socialement plus justes et écologiquement plus viables ; on retrouve les leitmotivs des « mouvements des places » sur lesquels ces partis se sont politiquement appuyés (Occupy Wall Street, le 15-M espagnol, le mouvement anti-austérité grec Aganaktismenoi, les Vaffa-Days en Italie, Nuit debout et les Gilets jaunes en France).

Cette position politique remet en cause l’écart progressif entre les promesses égalitaires et de justice sociale des démocraties, et la réalité des démocraties néolibérales aliénées aux marchés. Ici, le peuple n’est pas le « chez nous » de la droite nativiste, et l’élite n’est pas la traîtresse cosmopolite alliée des migrants. Le peuple est entendu comme l’acteur qui doit démocratiser la démocratie, en élargissant les droits et l’égalité, et l’élite est la force qui s’oppose à ce processus d’élargissement. 

D’un côté, on nous propose donc de sortir de la crise des démocraties néolibérales par un renforcement de l’inégalité, jugé démocratiquement légitime au nom de l’ethnos oublié ; de l’autre, on nous propose d’en sortir par une radicalisation de l’égalité et de la justice sociale, suivant la voie utopique d’une « démocratie rédemptrice » (Oakeshott, 1996).

Deux conceptions que presque tout oppose 

Ces deux positions, qui se retrouvent dans les électorats des partis nativistes et populistes1, constituent l’un des principaux fronts de bataille politiques contemporains. Elles sont issues de la même crise démocratique fondamentale – la crise de l’hégémonie néolibérale – mais en proposent deux lectures totalement divergentes : elles ne peuvent en aucun cas être amalgamées, comme le préconise l’usage dominant du concept de populisme. 

Dans un contexte historique différent, l’Italie des années 1920, l’amalgame promu par l’usage contemporain du concept de populisme reviendrait à dire que les fascistes et les communistes faisaient le même jeu en s’opposant à la même démocratie oligarchique en crise. En ce sens, parler d’un populisme « de droite » et d’un populisme « de gauche », c’est se condamner à ne pas comprendre notre actualité et son rapport à l’histoire.

D’un côté, les sources d’inspiration proviennent des idéologies ultra-conservatrices et racistes qui irriguent les droites fascistes européennes et mondiales entre les années 1920 et 1970. De l’autre, ce sont au contraire les expériences fondatrices du populisme en Russie, aux États-Unis et en Amérique latine entre la fin du XIXe siècle et les années 1960, qui constituent les précédents historiques comparables (Tarragoni, 2019).

Dans la mesure où les concepts découpent et façonnent le réel, il faudrait donc distinguer rigoureusement une droite nativiste ou post-fasciste2, avec son passé et son actualité, et une gauche populiste, avec son passé et son actualité. Ces deux alternatives contre-hégémoniques vont toutefois – et c’est leur seul caractère commun au fond – dans le sens d’une lecture « majoritaire » de la démocratie, où la source première de légitimité démocratique n’est pas le droit ou la Constitution, mais la voix de la majorité oubliée incarnée par le leader charismatique3.

Une démocratie néolibérale en crise profonde

Voici donc ce que pointe la « défiance citoyenne » contemporaine : une démocratie néolibérale en crise profonde, confrontée à son impuissance à produire le consentement des masses ; une démocratie néolibérale de plus en plus guettée par ce que Claude Lefort appelait la « certitude du pouvoir » : quoique vous fassiez, quoique vous votiez, les politiques menées seront en tout état de cause les mêmes. 

Or, la démocratie se caractérise par un état d’« indétermination », disait Lefort : aucune rationalité politique ne peut la totaliser durablement, quitte à sortir de la condition démocratique elle-même. Faute d’obtenir le consentement des masses, nos démocraties néolibérales deviennent dès lors de plus en plus autoritaires, que ce soit dans les politiques étatiques de répression des mouvements contestataires ou dans l’équilibre, de plus en plus fragile, des pouvoirs libéraux (le fameux check and balances) lorsqu’on prend l’habitude de gouverner par décret. Le macronisme en France est emblématique d’une évolution et de l’autre. 

C’est à l’action politique, et aux rapports de force qu’elle parviendra à installer dans les années à venir, qu’il appartiendra de faire évoluer nos démocraties en crise dans un sens nativiste ou populiste ; à moins que le néolibéralisme ne parvienne à renaître de ses cendres, à la manière de l’adage du Guépard de Tomasi di Lampedusa : en faisant semblant de tout changer pour que rien ne change (« Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout »).